Saut fatal

Chihiro. — Le Voyage de Chihiro de Miyazaki contient tellement de degrés de lecture différents qu'il peut être apprécié tant par des enfants jouant à se faire peur (par exemple Gaëlle aujourd'hui) que par des adultes (par exemple moi) qui, selon leur humeur, verront dans ce film d'animation ou bien un simple chef-d'œuvre de poésie mélancolique, ou bien une virulente critique sociale déguisée, ou bien mille autres choses encore ! — La petite Chihiro incarne à elle seule, sans vraiment le savoir, le courage et la non-résignation face à un monde fantastique tiraillé par les mêmes injustices que notre monde à nous : ouvriers aux conditions proches de l'esclavage, hiérarchie patronale sans scrupules (la sorcière Yubaba et ses subordonnés : des cadres, dirait-on peut-être de notre côté du miroir), prise en compte de l'individu sur base de l'épaisseur de son porte-monnaie... — Le Sans-visage milliardaire, qui dévore sans envie des montagnes de nourriture, offre à plusieurs reprises un monticule d'or à Chihiro, mais celle-ci refuse catégoriquement d'en prendre la moindre pépite : « Quoi que vous fassiez, jamais vous n'exaucerez mon souhait », lui répond-t-elle. Ce Sans-visage peut donc tout s'offrir avec sa fortune, sauf ce qui compte le plus pour lui : la considération et l'amour d'une petite fille, seule capable de vaincre sa terrible solitude de spectre. (L'or produit par ce monstre s'avérera par la suite n'être qu'un vulgaire artifice composé de terre : à nouveau tout un symbole !)

« Qui décide ? » — Même cinéma que la semaine dernière : Gaëlle déclare mieux se plaire à mon appartement (synonyme de jeux et de liberté) que chez sa maman (synonyme d'école et de devoirs). Elle pleure à chaudes larmes. Je la console : « Quand tu seras plus grande et plus autonome, tu pourras choisir chez qui vivre. En attendant, je ne peux pas te garder la semaine. Ce n'est pas moi qui décide...
— Si ce n'est pas toi qui décides, alors qui décide ?
(Bonne question !)
— À vrai dire, personne. »

Mort absurde, I : Franz Reichelt. — David Darriulat (que l'on peut écouter dans l'émission radiophonique Les inconnus de l'histoire sur France Culture) lui a consacré un livre joliment intitulé Un tailleur pour dames au temps des aéroplanes (Edilivre, 2010). Franz Reichelt, tailleur français d'origine autrichienne (encore un Autrichien !) est connu pour avoir testé, le matin du 4 février 1912, un vêtement-parachute de son invention, en se lançant du haut du premier étage de la Tour Eiffel et... en s'écrasant directement 57,63 mètres plus bas (un peu plus encore, en fait, car il était surélevé par rapport au plancher). L'événement fut entièrement filmé et enregistré sur un film Pathé (!) : on y observe d'abord un Reichelt tournant sur lui-même face à la caméra pour présenter son invention sous toutes les coutures ; on le voit ensuite hésiter pendant de très, très (trop, trop) longues secondes, debout sur une chaise installée au premier étage de la tour, avant de finalement sauter ; on le regarde enfin tristement tomber en chute libre (avec cette pensée qui traverse l'esprit : « Ha bon, il y avait deux caméras ! »). Mais sans doute la pire séquence est-elle celle qui suit, montrant des hommes emportant le cadavre pendant qu'un monsieur mesure froidement le trou formé par le malheureux lorsqu'il a percuté le sol. — Le positivisme était encore à la mode, à cette époque !

Tranches - III

Andrew, encore un peu malade, me téléphone en début d'après-midi : cette nuit, malgré le vent, le froid et les intempéries hivernales, il s'apprête, en compagnie de Pietro, de Zapata et de deux Russes, à traverser une forêt des Hautes Fagnes à l'occasion d'une... marche scoute !... Une sorte de joyeuse randonnée masochiste à la lumière des lampes frontales (mais en moins extrême qu'il y a cinquante ans, dixit les organisateurs).

Donna et Fred Jr doivent arriver chez moi avec leurs deux enfants vers quinze heures. Message de Fred : « Ça te va si on vient à 19h ? » Sans problème. Cependant, ils arrivent à seize heures tapantes : Fred a inversé le « 6 » et le « 9 », comme dans La Grande Vadrouille ! (Léandra doit arriver, elle aussi. Mais Léandra n'a pas la forme. Et puis, elle suit un régime. Et puis, tout compte fait, elle doit voir Jonas. Donc Léandra ne fera que croiser la famille au complet dans la rue, alors qu'ils retournent à leur voiture, vers neuf heures du soir.)

Au menu de ce soir : une soupe aux lentilles relevée au cumin, au curry, au paprika et à la coriandre, à laquelle j'ai ajouté — pour m'écarter de la recette diront les uns, pour faire le malin diront les autres — une touche fleurie de safran ; un gratin de rigatoni aux petits pois et dés de jambon ; et enfin des crêpes préparées par mes invités car « c'est la Chandeleur ».

Donna me fait implicitement comprendre, à plusieurs moments de la soirée, qu'elle me trouve presque dangereusement permissif avec Gaëlle : alors que sa propre fille ne peut regarder une console de jeux que pendant un quart d'heure à peine, je laisse la mienne s'amuser des heures entières devant son écran si elle en a envie. — Qu'est-ce qu'un jeu ? Comment le jeu nous éduque-t-il ? Quel est le rôle de la liberté dans l'éducation d'un enfant ? C'est parce qu'elle et moi avons des réponses complètement différentes — voire même diamétralement opposées (ceci dit sans aucun jugement) — à ces questions que nous ne serons sans doute jamais d'accord.

Léandra (enfin) arrivée, nous regardons Les Bronzés font du ski, un DVD que Fred m'a offert cet après-midi sans raison. Tous les « héros » de ce film — et c'est ça qui est particulièrement marrant — constituent des parodies de bourgeois profondément égoïstes, dont les marques d'amitié ne sont qu'une succession de masques plus ou moins grossiers... sauf peut-être en ce qui concerne le dénommé Gilbert, incarné par Bruno Moynot (l'acteur qui jouait Preskovic dans Le père Noël est une ordure)... Lui endosse au contraire le rôle du « brave gars » un peu paumé, assez décalé, un rien vicelard aussi, qui ne demande rien à personne mais qui se fait constamment marcher sur les pieds. — Quoique... Non... Laissons tomber ! Tout cela ne tient absolument pas la route. C'est seulement un film comique, et puis c'est tout !

Tranches - II

« (...) mais nous, nous voulons être les poètes de notre vie, et d'abord dans les choses les plus modestes et les plus quotidiennes. » (Nietzsche, Le Gai savoir, fin du §299.) — Et nous, nous avons encore du pain sur la planche pour y arriver, n'est-ce pas ?

À peine la gamine est-elle sortie du bâtiment scolaire qu'elle court vers lui, souriante et confiante, ses petites godasses martelant en rythme le sol de la cour de récré. Elle l'appelle par son prénom (est-ce son beau-père ?), très enthousiaste : « Thierry ! Ouh ouh ! Thierry ! Je suis là ! » Pour seule réponse, le Thierry en question, de l'autre côté de la grille, lui gueule dessus, les sourcils froncés : « Putain, dépêche-toi ! Mais dépêche-toi ! On va être en retard, bordel ! » La fille obtempère tandis qu'il s'allume une cigarette et se retourne vers la femme qui l'accompagne : « Merde, c'est vrai quoi, on n'a pas que ça à foutre ! » — En vingt secondes, je l'ai déjà parfaitement cerné, cet éducateur indigne, ce bourreau des rêves d'enfant !


Sur le chemin de la gare, Gaëlle m'explique ses dons de prophète : « Je vois dans le passé et prévois le futur. Par exemple, je sais que quand je serai plus grande, je porterai des lunettes ! »

Arrêt à la brasserie « Le Flandre », devant la gare de Namur. Gaëlle retrouve sa Nintendo 3DS et n'en décolle plus. En face de nous, une petite fille un peu plus âgée attend seule sa maman. Elle commande un Ice Tea pêche à la serveuse, qu'elle semble connaître, et passe son temps en tapotant sur un téléphone portable... Aux tables alentour, des vieux et des estropiés ! Le serveur, qui n'est pourtant pas un novice, est particulièrement maladroit cet après-midi : il renverse un chocolat chaud sur son tablier, perd ses pièces de monnaie (ou plutôt croit les perdre) et finit par me lancer, dépité : « Ha ! J'aurais mieux fait de ne pas venir travailler aujourd'hui ! »

Ma fille me montre un dessin qu'elle a réalisé au stylet sur sa console : elle a peint tout l'écran tactile en vert puis en a gommé une partie, créant un labyrinthe de galeries : « Ce sont des trous de taupes ! » Ensuite, elle gomme l'ensemble : « Là, ce sont les taupes qui ont trop creusé ! »

Le train de retour vers Bruxelles ne se désemplit pas d'étudiants du cycle supérieur ou universitaire qui, selon toute vraisemblance, rentrent chez eux pour le week-end. La plupart des dialogues tournent autour de l'examen qu'ils auraient pu réussir in extremis mais qu'ils ont raté et de la nouvelle copine bizarre de l'autre, « mais c'est normal car lui aussi est bizarre en fait ». (C'est passionnant comme une aventure de l'Inspecteur Derrick.)

Tranches - I

Pause café du matin. Un monsieur frappe discrètement à la porte d'entrée de notre bureau. « Bonjour... Peut-être vous souvenez-vous de moi ? Je suis le frère de Louis-Antoine... Nous nous sommes croisés au crématorium... Je suis en train de débarrasser l'appartement de mon frère et j'ai pensé que certaines archives pourraient vous intéresser... » Il se confie : « Je dois vous avouer que notre famille en a appris beaucoup sur Louis-Antoine depuis qu'il est décédé... C'était quelqu'un de très secret... Ce que nous avons découvert dans son appartement... Hem... Enfin, que voulez-vous ? On est bien obligé de faire le ménage, c'est la vie ! » (Il en a assez dit pour susciter ma curiosité et beaucoup trop peu pour la rassasier.)

« Nous allons devoir nous rendre chez lui pour trier ses affaires, frissonne Sylvette.
— Oui, et alors ?
— Ben ça ne va pas être facile : c'est un peu comme violer son intimité. »
(Suis-je le seul malade à trouver une excursion de ce type particulièrement excitante ?)

« Drôle de sensation que de voir ce gars débouler dans le bureau, remarque Charlotte. Il ressemble tellement à son frère ! Pendant une seconde, j'ai vraiment cru que c'était Louis-Antoine qui revenait d'entre les morts ! »

À force de la remettre à plus tard, l'ouverture de cette ridicule bouteille de Porto s'est métamorphosée en fantasme dans ma petite caboche. Maintenant que l'alcool est versé et que je peux le boire, la dégustation n'a plus aucun intérêt : c'est du Porto, voilà tout !

Dans le train du retour, une dame au téléphone : « Oui, allo ! J'aurais besoin de ton aide pour terminer mes mots croisés... Alors, je te lis la définition, hein... Voilà : "Carré d'un damier" en quatre lettres, et ça se termine par "S-E". Comment ? "Gase" ? Ça ne veut rien dire, ça, "Gase" !... Ha, "Case" ! Bon, d'accord, si tu le dis... Merci... Et ici, en cinq lettres, "Trophée" — avec "É" et "E" au bout — "de l'Indien"... "Trophée de l'Indien", oui... Avec un "C" en deuxième position. J'avais pensé à "Totem" mais ça ne rentre pas à cause du "C" en deuxième position... Comment ? "Scalp", dis-tu ? Tu écris ça comment ? D'accord... » (Peut-être devrait-elle essayer le sudoku ?)

Le soir, en compagnie de Carmela, Alizé et Pat, une conférence de Jacques Sojcher au théâtre Marni autour d'un aphorisme de Nietzsche (« Nous avons l'art pour ne pas mourir de la vérité »). « Comment en parler pendant une heure alors que le sujet en demanderait cinquante ? » : c'est approximativement de cette manière que le professeur de philosophie a introduit son exposé. (Effectivement, une heure, c'est très court : je n'ai pas appris grand-chose mais j'ai souvent acquiescé, mentalement du moins.)

« Je suis des cours de solfège avec un de tes potes... Un roux..., me lance Carmela.
— Un pote roux ?
— Oui, oui... Il est aussi dessinateur !
— Ha oui, Georges ! C'est amusant, ça ! »
(C'est Georges qui va être content : il apparaît dans ce blog, même quand je ne le rencontre pas en personne.)

« Donc, vous suivez tous les deux des cours de solfège dans l'ancienne école de ma fille !
— Ha bon ? Tu as une fille ?
— Eh bien ! Oui ! »
(Ah là là ! Si tout le monde lisait ce journal, ce genre de surprise ne pourrait plus exister.)
Ces gens qui prennent tout ce que je raconte au premier degré : je pourrais m'inventer une aventure au pôle Nord sans que ça ne les fasse tiquer !

« Ha-ha ! Vous avez vu Melancholia ! Et alors, comment l'avez-vous compris, ce film ? », leur demandé-je... Apparemment, ils ne l'ont pas du tout compris comme moi, alors je m'enflamme, heureux de pouvoir partager ma découverte : « La planète n'existe pas ! C'est simplement la dépression de Justine ! Et les chevaux qui s'arrêtent toujours avant de traverser le pont, qui ne peuvent sortir de cet univers clos... C'est limpide ! » Mais Alizé semble vexée : « Il n'y a pas qu'une seule vérité, tu sais, Hamilton ! » (Ça m'apprendra, tiens, à vouloir partager mes joyeuses prises de tête !)
De retour à l'appartement. Mary est là. Nous écoutons Grizzly Bear (« les plus belles harmonies pop depuis les Beatles ! ») ainsi que le sous-estimé Jason Lytle, ex-Grandaddy. Le dernier album solo de ce dernier, Dept. of Disappearance (octobre 2012), porte bien son nom : à peine est-il sorti qu'il a déjà disparu ! Peut-être, à l'instar de Mark Oliver Everett, Jason Lytle est-il l'homme d'une seule chanson, celle dans laquelle il explique merveilleusement bien qu'il n'est pas du tout à sa place dans ce monde ? — Encore un mélancolique !

Last Problem of the Alps by Jason Lytle on Grooveshark

Biotope

« Capitalisme fleuri » : une expression utilisée récemment par le philosophe français Alain Badiou pour désigner l'actuelle politique de François Hollande et qui irait tout aussi bien à celle de tout dirigeant estampillé « socialiste » actuellement en place sur le Vieux continent. — Il est strictement impossible d'exercer le pouvoir aujourd'hui sans être capitaliste : la social-démocratie est un capitalisme qui se cache.

Jules Guesde revient hanter les cénacles. — « Le Parti socialiste, parti de classe, ne saurait être ou devenir, sous peine de suicide, un parti ministériel. Il n'a pas à partager le pouvoir avec la bourgeoisie dans les mains de laquelle l'État ne peut être qu'un instrument de conservation et d'oppression sociales. Sa mission est de lui arracher, pour en faire l'instrument de la libération et de la révolution sociales. » — Tous ces suicidés lui ont bien démoli la gueule, au vieux Jules !

« Grouillons ! » — « Grouillons ! Grouillons à la surface de ce fruit mais jamais en profondeur ! Décidons de sa couleur, de ses bosses et de ses craquelures, mais ne nous attaquons jamais au noyau ! Vous rendez-vous seulement compte de ce que cela signifierait pour nous ? Que nous devrions trouver un fruit qui n'est pas mûr, peut-être même un fruit qui n'existe pas encore — à peine un bourgeon ! »

Biotope. — Ceux qui ne comprennent pas (ou font semblant de ne pas comprendre) le comportement de Lakshmi Mittal sont comme ces petites sardines inoffensives qui s'étonnent que la bouche du requin se referme soudainement sur elles. — Plutôt que de s'énerver contre le requin, mieux vaut s'intéresser à ceux qui garantissent et enrichissent son biotope.

Apiculture

Dîner d'équipe ce mardi, dans un restaurant à la fibre sociale. Le vin ne coule pas à flots mais presque. La serveuse est terriblement gauche mais on s'en fout. Je suis le seul homme entouré de huit femmes : le Grand Manitou est malade et Louis-Antoine est mort et incinéré.

Gare de Liège-Guillemins, le soir. Perdu dans mes pensées, je passe devant Amely sans la voir (« regards curieux et scrutateurs » mon cul !). Faut dire pour ma défense qu'elle a coupé ses cheveux. Je reprends le train avec cette ancienne navetteuse qui aujourd'hui se dit fatiguée parce qu'elle doit terminer son travail très rapidement avant de partir au Pérou pour élever des abeilles (c'est une obsession !).
Le souper organisé par Mary à l'appartement est annulé pour de ténébreuses raisons. Je me retrouve donc seul à la Maison du Peuple de Saint-Gilles, par défaut. « Pourquoi donc toujours à la Maison du Peuple ? », me demande-t-on parfois. Parce que, à l'exception des amateurs de chaises vides, la majorité des gens qui s'y trouvent me laissent en paix. (Est-il possible de comprendre cela ? Que j'ai beaucoup plus de facilités à me concentrer quand je suis isolé à la lisière de l'activité mondaine que lorsque je suis seul chez moi ?)
« On ne rapporte pas les chaises de l'extérieur ! », s'énerve un des serveurs devant des clients par trop enthousiastes.

C'est la soirée « Quiz » aujourd'hui... « Qui a écrit Les Voyages de Gulliver ? Je répète : qui a écrit Les Voyages de Gulliver ? »

Est-ce un rêve ? Non, ce n'est pas un rêve : je viens à nouveau de déverser une flaque de bière sur le clavier de mon nouvel ordinateur... Suis-je maudit ? Non, je suis seulement très maladroit.
Les deux jeunes femmes à ma gauche discutent de psychologie cognitive mais je ne note pas ce qu'elles racontent : je suis trop occupé à enlever vaillamment le liquide indésirable à l'aide d'un bout de tee-shirt. Je suis irrécupérable, à l'inverse d'ailleurs de mon clavier qui, du moins semble-t-il, n'a apparemment pas tellement souffert de cette maladresse !

« Oh, un piano ! »

Loupe pour les oreilles. — Seul à l'appartement. J'utilise pour la troisième fois en un mois le casque audio de Mary, un Beats By Dre™ qui coûte la peau des fesses et qu'elle voudrait utiliser dans un futur plus ou moins proche pour mixer de la musique (enfin, peut-être). La qualité cristalline du son qui en sort restitue minutieusement chaque petit détail enfoui dans les diverses strates mélodiques mais aussi, quelquefois, la mauvaise compression audio de certains morceaux. — Écouter de la musique en ligne avec un tel matériel peut facilement devenir un cauchemar ; écouter un vinyle par contre...

Déjà-disparu. — Une fugace impression de déjà-vu : comme si j'avais déjà écrit quelque chose concernant ces casques-là dans mon journal, exactement dans les mêmes circonstances et avec les mêmes pensées en arrière-plan... Le temps de rédiger ce petit paragraphe et la sensation a déjà disparu ! Déjà-vu, déjà-disparu !

Wonderful, Glorious. — Mark Oliver Everett, fils du physicien Hugh Everett et cerveau derrière le groupe Eels, n'a jamais fait, dans tous ses albums, que décliner la même chanson des centaines de fois : de la mélancolie, de l'ironie, beaucoup de dépression et un soupçon de pâquerettes ! — Il suit en cela, mais dans un domaine complètement différent, la même trajectoire que son défunt père : tout comme lui, il invente plusieurs mondes à partir d'un seul.

Morts absurdes. — Je m'intéresse pour l'instant aux morts inhabituelles et insolites, celles qui, à la lecture du compte rendu, laissent dans l'esprit un sentiment d'ironie, de perplexité et d'absurdité face à la vie. L'encyclopédie en ligne Wikipédia francophone en propose une liste, mais on privilégiera la version anglophone, plus complète et mieux renseignée : du vieux Milon de Crotone (qui selon la légende s'est fait dévorer par des loups en essayant de fendre un chêne à moitié abattu) à Richard Sumner (artiste schizophrène et dépressif qui s'est menotté à un arbre afin de se laisser mourir de faim... pour apparemment changer d'avis après coup sans pouvoir se libérer), en passant par l'acteur Vic Morrow (décapité par des pales d'hélicoptère lors du tournage de La Quatrième Dimension de John Landis), la liste regorge de morts profondément ridicules et nous rappelle, si besoin est, que le diméthylmercure n'est pas bénin, qu'un cure-dent est une arme mortelle ou encore qu'il ne faut surtout pas sauter depuis le premier étage de la Tour Eiffel avec un parachute de fortune.
Chester Brown et les prostituées.  — Chester Brown, le dessinateur de bandes dessinées canadien libertarien, auteur notamment du très documenté Louis Riel (lu dans l'avion au retour du Québec), raconte dans un assez long roman graphique sa décision d'abandonner toute forme d'amour « romantique » pour passer au sexe tarifé : Vingt-trois prostituées (Pay For It en anglais, 2011)... Un récit autobiographique transpirant l'honnêteté, dans lequel il décrit (et dessine) avec beaucoup de méticulosité l'avant, le pendant et l'après de ses relations avec des escort girls : les pensées, l'acte sexuel en tant que tel, les discussions... Qu'on soit ou non d'accord avec le gaillard, c'est un ouvrage à lire !

Au-delà de l'infini

Rien à faire ? — Gaëlle me raconte : « Lucas était puni ce vendredi. Il était dans le coin et ne pouvait pas bouger. Il m'a posé cette question : "Qu'est-ce qu'on peut faire quand il n'y a rien à faire ?" C'est une question intéressante, tu ne trouves pas, Papa ? "Qu'est-ce qu'on peut faire quand il n'y a rien à faire ?"
— Et qu'est-ce que tu lui as répondu ?
— Je lui ai répondu : "Rien du tout ! Quand il n'y a rien à faire, tu ne peux rien faire du tout !" Avec ma réponse, il va réfléchir jusqu'à l'infini, tu ne crois pas ? »

Adieux déchirants. — Une tragédie : « Je ne veux pas rentrer à la maison ! Je veux rester avec toi ! Demain, on se lèvera tôt et j'irai à l'école en train depuis Bruxelles !
— C'est la vie, Gaëlle. Tu dois rentrer chez ta maman.
— "C'est la vie" ? Non, je ne veux pas que ce soit ça, la vie ! »
Crise de larmes, bouderie, nouvelle crise de larmes, puis : « Je ne veux pas te quitter !
— Moi non plus, je ne veux pas te quitter, mais que veux-tu que je fasse ? »
Elle voit que je suis au bord des larmes et esquisse un petit sourire. Par tous les diables, est-il possible qu'elle se rende compte que son discours me touche et qu'elle a marqué un point ? Oui, c'est possible. (Ma fille possède une intelligence tactique. Je ne vais pas m'en plaindre outre mesure : ça lui servira.)

Die Fackel. — Soudain, je me suis dit : « Il faut que je lise Karl Kraus ! » (Quelques aphorismes, un extrait de Troisième nuit de Walpurgis et un mot de Jacques Bouveresse dans une de ses conférences en ligne m'ont définitivement convaincu.)
« Ça ne se voit pas extérieurement, c'est intérieur ! » — Compression sévère de mon cercle d'amis, solitude (volontaire souvent, subie quelquefois), pile de livres qui s'amoncellent dans mon appartement, regards curieux et scrutateurs, pensées qui s'entrechoquent, qui s'enchaînent et qu'il me faut saisir au vol de peur qu'elles ne s'échappent : je suis dans une phase d'éveil, peut-être la plus intense de ma vie depuis la lecture de Dune en début d'adolescence. Tout est limpide par instants (par flashes) et je rêve ardemment de dévorer des pans entiers de pensées étrangères ! (Ma capacité de lecture est hélas enfermée dans une petite cage... et le rapport de ce qui est à lire à ce qui est lu sera toujours à mon désavantage.)

Gwendoline & Nosferatu

Que se passe-t-il aujourd'hui ? Pas grand-chose... Je suis chez mes parents pour le week-end. Gaëlle, qui se remet lentement d'un état grippal, joue la chasseresse sur World of Warcraft pendant que j'avance dans cette nouvelle aventure du Professeur Layton. Je passe une heure chez ma grand-mère, je lis, je me repose, je mange... La routine... Une ombre au tableau : mes parents n'ont pas été réapprovisionnés en café et sont obligés de... rationner ! Heureusement, il reste les expressos préparés par mon père.

L'histoire du soir. — Racontée à Gaëlle : l'histoire d'une fée du nom de Gwendoline, amoureuse d'un vampire du nom de Nosferatu (pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple ?). Gwendoline, malgré l'interdiction formelle de sa mère, profite de la nuit pour s'envoler vers la Transylvanie, afin de retrouver son bien-aimé. Elle vole trois jours et trois nuits jusqu'au sinistre château de Nosferatu, mais lorsqu'elle frappe à la porte de ce dernier, elle tombe sur un majordome contrit : « Hélas ! Mademoiselle arrive trop tard : Nosferatu est mort hier ! Les villageois sont montés jusqu'ici avec des flambeaux et ont assassiné mon maître d'un coup de pieu dans le cœur. Ils ont enterré sa tête dans le jardin et brûlé son cadavre au hameau dans un grand feu de joie ! » Alors, la fée pleure sans discontinuer pendant deux jours et deux nuits, mais le troisième jour, elle prend une terrible décision !
« Elle rentre chez sa maman ? demande Gaëlle.
— Oh que non ! Elle décide de se transformer en fée noire et de se venger...
— Se venger ?
— Oui. Elle jette un sortilège sur tout le village, hommes, femmes, enfants, vieillards, sans aucune distinction... "Puisque que vous avez tué cruellement mon amoureux", ricane-t-elle, "soyez à votre tour des proies !" Et elle les transforme tous en vampires déchus, condamnés à être pourchassés par les habitants des autres villages alentour...
— Mais le vampire qu'ils ont tué... Nosf... Nosferatu... Il était gentil ou méchant ?
— Oh, "gentil" n'est peut-être pas le bon terme, mais en tout cas, c'était un vampire pacifique. Ça faisait très longtemps qu'il n'avait plus mordu un cou pour boire du sang...
— Donc ils l'ont tué pour rien ?
— Oui... Mais tu sais, les villageois n'aiment jamais les vampires, c'est bien connu...
— Moi, à la place de la fée, je les aurais transformés en crapauds ! »

En secret

Layton 4. — Je l'ai en main, ce Professeur Layton et l'Appel du Spectre, quatrième épisode des aventures du célèbre archéologue et « énigmologue » sur Nintendo DS (voir ICI et ). À la longue, on pourrait presque imaginer qu'il s'agit d'une publicité déguisée de ma part (ce qui serait pour le moins exceptionnel et décevant dans ce journal), mais non ! Je suis simplement hanté par ce jeu : il faut que je trouve la solution de chaque énigme au plus vite avant de passer à autre chose. La société éditrice Level-5 a annoncé que le prochain numéro (le sixième de la lignée), intitulé Professeur Layton et l'Héritage de la Supercivilisation A, sera le dernier de la série : de quoi me plonger dans un horrible marasme...
Ruban isolant. — Qui aurait pu croire que la combinaison d'un rouleau de ruban isolant et d'une guitare électrique donnerait ce son- ? Avec l'album Shields de Grizzly Bear, An Awesome Wave d'Alt-J constitue à n'en pas douter l'une de mes plus belles découvertes musicales de l'année 2012.
 
En secret. — En ce moment, Gaëlle parle beaucoup de son cerveau comme d'un intermédiaire qui travaillerait pour elle mais dont les opérations se feraient partiellement en arrière-plan, sans qu'elle en ait conscience (comme tout le monde, oui, mais en l'occurrence, c'est surtout le fait de le constater de vive voix qui est amusant et curieux) : « Mon cerveau me dit que la réponse à cette énigme est "4", mais je ne sais pas expliquer pourquoi ! » ou « Ce n'est pas moi qui ai retenu ce numéro, c'est mon cerveau qui l'a fait tout seul ! » Son discours est à rapprocher de celui de cette vieille militante syndicale (voir ICI) qui affirmait que son cerveau « travaillait en secret » (une très belle expression).
En secret, II. — « Oh, tu peux être certaine que c'est de cette manière que ça s'est passé ! » Et voilà que nous nous mettions alors à reconstituer la façon dont une série d'événements et de prises de décision s'étaient sans doute déroulés, et ce, à partir de quelques éléments disparates, quelques indices considérés comme significatifs par d'inconnus processus cognitifs inconscients. Aucune preuve, aucune démonstration, juste un « c'est comme ça » difficile à expliquer. (Voilà une bonne manière de se tromper sur les autres, d'imaginer les histoires les plus folles, voire de sombrer dans la paranoïa... Mais quand il s'est avéré que nous avions raison, parfois, ah ! Quelle satisfaction !)

Dans le saloon de ma conscience. — Il me téléphone à plusieurs reprises. Fidèle à ma promesse, je ne décroche pas et néglige ses deux messages laissés sur le répondeur. Ensuite, je coupe tout bonnement mon téléphone pour le reste du week-end. Cette campagne de suppression peut paraître extrêmement sévère mais elle constitue néanmoins — j'en suis convaincu — le seul moyen de me débarrasser de cette amitié qui m'étouffe et ne m'apporte rien d'autre que l'observation rapprochée d'un narcissique compulsif. « Oh, comme il doit être malheureux ! Il ne mérite pas un tel mépris ! », se plaint cette part de ma conscience soucieuse du bien-être des autres, tandis que l'autre, celle qui depuis des décennies tente de dégommer tout ce qui n'est pas rigoureusement authentique, débarque et la descend d'un coup de fusil. « Le mérite n'a rien à voir avec ça », sort cette dernière, dédaigneuse, impitoyable même ! Elle a sans doute raison, pour une fois. — Une intuition : il a ensuite passé un coup de fil à Mary. S'il ne l'a pas fait, je bouffe ma casquette Yonex !