Nombril béant

Rêve de nombril ouvert. — Je touche mon nombril (un tic que j'ai insidieusement acquis, hors de tout rêve, depuis ma cholécystectomie par incision ombilicale) et mon doigt s'enfonce dans la chair, sans retenue. Je regarde mon ventre et me rends compte que cet ombilic qui devrait être un simple creux est curieusement devenu un trou béant donnant sur l'intérieur de mon corps. J'y aperçois un organe grisâtre et vivant. Je ne saigne pas. Je ne suis pris d'aucune panique mais je pense tout de même que cette « ouverture directe vers ma mécanique intérieure » n'est pas normale et qu'il faudrait que je contacte au plus vite un chirurgien... — Et le réveil sonne ! Bien sûr, même si je sais pertinemment que ce n'était qu'un rêve, je vérifie tout de même l'état de mon nombril.

Intérieur des corps. — On pourrait développer toute une théorie farfelue sur la symbolique de ce nombril béant rêvé (sur l'« ego sacrifié », le « néant du moi », voire même une pensée aux contours plus sexuels ?), mais il faudrait plutôt chercher du côté de cet aphorisme de Nietzsche que j'ai lu hier en début de soirée (Le Gai savoir, §59) qui traite, du moins dans sa première partie, de « l'être humain sous la peau », plus précisément de cette abomination qui consiste à considérer un être aimé (une femme aimée) comme autre chose qu'une simple âme/forme, comme un corps lui aussi esclave des nécessités de la nature. (Je comprends très bien cette idée pour l'avoir moi-même déjà pensée à de nombreuses reprises sous d'autres formes : pourquoi cette peau est-elle si lisse et si belle alors que l'intérieur du corps ne semble pas soumis à pareille esthétique ? Mais c'est retourner le problème : la peau humaine ne nous paraît-elle pas agréable à la vue et au toucher simplement parce que nous la voyons et la touchons tout le temps — parce que nous y sommes habitués —, alors que nous observons beaucoup plus rarement, voire jamais, des viscères grouillantes ?)

Antiphilosophie. — Lu d'une traite : L'antiphilosophie de Wittgenstein, un éclairant traité signé Alain Badiou. En premier lieu, j'y ai appris le concept même d'« antiphilosophie », terme que Badiou emprunte à Lacan et qui désigne une pratique reconnaissable aux trois grandes opérations qui la constituent : 1) la destitution pure et simple de la philosophie en tant que discours de la vérité ; 2) l'affirmation que l'essence de la philosophie ne réside pas dans la théorie (considérée comme toujours fallacieuse) mais dans l'acte lui-même ; 3) le disqualification de la « maladie philosophique » à l'aide d'un acte d'un genre nouveau, de nature a-, anti- ou supra-philosophique, qui veut se situer en dehors de la philosophie. Parmi les antiphilosophes modernes, on retrouve notamment Kierkegaard, Nietzsche, Wittgenstein, Lacan... — Dans son texte, Badiou explicite puis critique certains points centraux de la doctrine du Tractatus logico-philosophicus, montrant en quoi la démarche alors « définitive » de Wittgenstein relève de l'antiphilosophie. Il ne fait par contre qu'effleurer l'œuvre du « second Wittgenstein », celui des Investigations philosophiques et autres textes jamais publiés de son vivant. Ce Wittgenstein-là, qui troque le ton péremptoire de son premier chef-d'œuvre (le Tractatus) contre une philosophie tourbillonnante faite de questionnements toujours fuyants, Badiou avoue ne pas l'aimer. — (Ce petit livre m'a permis de beaucoup mieux saisir certains passages du Tractatus et aussi, dans le même élan de compréhension, d'en cerner les limites. J'ai pris des notes, mais je remets à plus tard l'éventuel compte rendu.)

Et l'humain dans tout ça ? Beaucoup de lectures et de pensées multiples ces derniers jours, mais très peu d'humains en chair et en os ! Certes, l'humain est fort absent de mon journal ces jours-ci, mais je ne vais pas inventer des rencontres pour le simple plaisir de combler mes propres vides relationnels. 

Pour tempérer le propos précédent... Hier, un coup de fil de Léandra, une belle discussion avec Mary à l'appartement, quelques bières et même trois cigarettes. « Ça va, Hamil ? Tu as rencontré quelqu'un ? », me demande-t-elle alors que je souris sans raison, debout, cigarette en bouche, devant la fenêtre ouverte de la salle à manger. — Non, non, absolument personne, mais il y a quelque chose de propre à l'instant qui me rend heureux : la cigarette, l'air froid qui s'engouffre dans l'appartement et qui effleure mes joues, le panorama sur la nuit bruxelloise, les habitations, les cheminées, ce genre de choses...

Alerte !

Retour sur le §II. — ... Ou peut-être que l'Univers ne disparaît pas malgré l'absence de tout observateur ? — Quand bien même, à quoi bon tisser cette fausse histoire du futur ? Pas besoin d'aller aussi loin : je meurs et l'Univers disparaît soudain ! (Vu de cette façon, l'Univers est une sacrée dépense d'énergie pour une et une seule personne.) — ALERTE ! ALERTE ! Alerte au solipsisme !
Exterminateurs. — Je devrais installer des exterminateurs à chaque recoin de mon cerveau : contre le solipsisme, contre le pessimisme et, avant tout, contre le romantisme ! — C'est qu'il revient au galop, ce cheval corrompu : j'observe un champ de blé et il y installe des corbeaux et des nuages sombres ; je regarde une mer paisible et il transforme la scène en un pénible naufrage ! (Il y a certes quelque chose de beau et d'attirant à considérer la nature comme un tourment ; à contempler un ciel d'orage et se dire : « Voilà : l'apothéose de la vie se trouve dans les éclairs et la destruction ! »)
Duels permanents. — Enfant, même si je ne le savais pas, j'étais d'un classicisme et d'un optimisme patentés : sûr de moi, sourire en coin, confiant dans l'ordre du monde (un esprit très sain, à n'en pas douter). Et puis voilà qu'arrivent l'adolescence et sa succession de défaites émotionnelles et de replis en tout genre... Que faire si ce n'est continuer à lire et à apprendre (et à jouer aussi) ? Que faire si ce n'est me fondre dans la science-fiction et dans les étoiles ? — Aujourd'hui encore, ce sont ces deux êtres-là qui se partagent une part substantielle de ma conscience : d'un côté, ce petit gamin très éveillé, très mature et très confiant qui avait été choqué que son institutrice de deuxième primaire lui reproche de ne pas avoir bien tracé un cercle à la craie au tableau (pourquoi ce souvenir remonte-t-il à la surface aujourd'hui ? Mystère !) ; de l'autre, cet adolescent dont l'image n'était plus que l'ombre de l'image du premier, mais qui continuait à réfléchir de la même manière malgré tout. — Aujourd'hui donc, face à chaque événement, l'enfant en moi me dit d'être optimiste et analytique quand l'adolescent en moi me crie d'être pessimiste... et tout autant analytique. — Et l'adulte en moi ? Il n'a jamais existé, ce cuistre sans intérêt ! L'adulte, c'est purement et simplement la résignation de l'idéal et du rêve ! (ALERTE ! Au romantisme cette fois ?)

Venus.
— Profil altier, cheveux blonds (comme la Venus de Botticelli), et puis ces yeux bleus singuliers en amande et ce terrible sourire évasif, entre l'amusement et le mystère... Il est possible que les trois paragraphes précédents soient intimement liés à cette furtive apparition dans ce tram que j'ai pris au retour du travail. — Une apparition qui arrête pour un temps le flux des pensées pour se focaliser sur un seul constat persistant : Dieu que les femmes sont belles !

Forage de boule

Forage de boule, prologue. — « Comment est-ce possible ? », me demande Lodewijk, interloqué, « Comment est-il possible que toi, qui déclares n'avoir aucun problème à prendre la parole en public [j'ai réussi à faire gober cette énormité à tout le monde, y compris à moi-même], puisses être à ce point angoissé par la simple idée d'aller faire forer ta boule de bowling ?
— C'est que... Hem... C'est difficile à expliquer, lui réponds-je. J'ai peur d'être complètement ridicule, avec cette boule que je sais à peine tenir en main... J'imagine que ce professionnel va me poser plein de questions techniques auxquelles j'aurai le plus grand mal à répondre, ou bien qu'il va me demander de l'essayer sur la piste et qu'ils vont tous rire de moi... »
Je pense que je parais plus stressé devant mes collègues que je ne le suis réellement. Par contre, je cerne parfaitement le problème qui me tenaille : mon absence totale de maîtrise. J'angoisse dès que je perds la maîtrise, ou plus précisément : dès que je sais pertinemment que je n'ai strictement aucune maîtrise. (En fait, ce qui me donne cette nausée très particulière, c'est avant tout le fait de remettre mes propres capacités entre les mains d'autrui — d'apprendre autrement que confortablement installé dans le nid douillet de l'autodidaxie.)

Armstrong. — « Tsss... », se lamente mon libraire des Guillemins en lisant le journal, « Il va encore se faire du fric avec tout ça !
— Qui donc ?
— Lance Armstrong ! Il va encore toucher des droits, avec ce film qu'on tourne sur lui. Typiquement les Américains, ça... Ils sont comme ça... C’est comme pour la Lune !
— La Lune ?
— Oui, la Lune ! Moi, je n’y crois pas une seule seconde, à cette histoire de Lune : je ne crois pas qu'ils soient réellement allés sur la Lune. Je suis comme saint Thomas : je ne crois que ce que je vois.  »
(Va-t-il enchaîner sur l'utilisation de la trompette dans le jazz ? Non. Dommage...)

Forage de boule. — Je l'aime bien : il est du genre passionné, pince-sans-rire, circonspect et méticuleux. Il m'explique qu'il veut « renverser toutes les quilles », faire un strike dans le monde conservateur du bowling professionnel belge (il n'a pas utilisé de telles expressions, mais celles-ci n'ajoutent-elles pas un petit côté « épique » à sa parole ?) : la Fédération ne veut apparemment rien entendre des nouvelles techniques, mais ce gars continue tout de même de s'élancer sur des pistes originales et bien huilées, convaincu qu'il s'agit de la bonne façon de progresser ! Et un jour prochain, en Belgique, surgira une nouvelle génération de professionnels du bowling qui utiliseront cette technique-, apportée par un coach d'outre-Atlantique. Ses yeux brillent quand il en parle : « Le bowling, c'est toute ma vie ! » — Dans la boutique, des vétérans s'amusent à me faire peur : « Il va devoir te couper les doigts pour les faire entrer dans la boule ! » ; « Au début, tu vas souffrir : ton pouce va devenir calleux et ton majeur et ton annulaire vont grossir et se muscler ! » ; et la pire de toute : « Si tu commences à vraiment jouer au bowling, tu ne pourras plus jamais t'arrêter. Ce jeu, c'est une drogue ! » (Ça, je le savais déjà : il existe très peu de joies supérieures dans ce bête monde que celle de voir dix quilles se renverser dans une terrible explosion contrôlée.) — « Comment voulez-vous que je fore le pitch ? Normal ? Latéral ? », me demande-t-il. Face à ma totale incompréhension, il transforme sa question : « Voulez-vous jouer "comme ça de temps en temps" ou bien suivre un apprentissage ? » Réponse n° 2. « Alors, je vais directement vous faire les bons trous. Vous serez beaucoup moins vite limité dans votre progression ! » « Et vous connaissez un bon professeur pour les débutants ? » Toujours ce regard circonspect lorsqu'il me répond : « Oui. Moi. » 

Cambriolage. — Grand sourire : « Ha ha ! Je t'y prends ! Cette table est remplie de délicieux desserts ! » Je me défends : « Ha ! Mais ce n'est pas moi, non, non ! Sinon, ça va bien ?
— On fait aller ! Je viens d'être cambriolée...
— Ha bon ? Et tu étais absente à ce moment-là ?
— Non, c'était la nuit. On dormait. Mon copain m'a avertie que le chat miaulait dehors et c'est à ce moment qu'on s'en est rendu compte. »
(Trois informations à ingurgiter d'un coup : elle a vécu un cambriolage, elle a un chat et elle a un copain.)
Explosions soniques ? — Tram de retour. Je n'ai pas pris le temps de noter avec précision cette discussion toute proche sur le groupe Arcade Fire et ne me souviens hélas pas de tous les détails croustillants. Il était question de « nappes d'explosions soniques » et de « superbe développement des orgues ». Explosions soniques ? Comme à chaque fois, j'ai l'impression que ces gens n'ont pas écouté la même musique que moi

Un paragraphe et puis c'est tout ! - III

« Where's the emergency? » — Oui, je suis pour l'instant, à n'en pas douter, dans une phase « jeux vidéo », mais tout de même ! Tout de même, était-ce une bonne idée d'acheter StarCraft II ? Je m'étais arrêté au premier du nom, il y a de cela... ha ! ... tellement longtemps (du temps où l'on jouait encore en LAN dans les cybercafés)... Déjà à l'époque, gérant assez mal la décision en urgence et ayant besoin de beaucoup de calme pour réfléchir, je n'étais vraiment pas doué pour ce genre de jeu de stratégie en temps réel (STR) mettant les nerfs à rude épreuve. Et voilà que je retente pourtant le coup avec le second volet de la série ! — StarCraft II est l'un de ces jeux extrêmement bien balancés qui semblent très simples en apparence (construire une base, gérer au mieux les ressources [macrogestion] ; produire des armées et les amener au combat [microgestion]) mais qui s'avèrent particulièrement compliqués quand il s'agit d'y jouer contre autre chose que de simples et bêtes I.A., autrement dit contre d'autres êtres humains. Le jeu possède en effet, à l'instar d'une véritable discipline sportive, ses championnats et son armée de professionnels de haut niveau, ceux qui s'entraînent de nombreuses heures par jour depuis des années et pour qui la victoire est presque une affaire de microsecondes (voir la vidéo ci-dessous). La (très jolie) campagne contre l'ordinateur est donc une sinécure en comparaison de l'enfer de certaines confrontations sur Internet, où je ne me risquerai d'ailleurs certainement pas pour le moment avant d'avoir « bien » repris en main au moins l'une des factions. — Car la géniale particularité de StarCraft est de proposer trois factions, trois « races » ennemies qui ne sont pas de simples copier-coller des autres clans : les Terrans, ceux dont les unités ressemblent le plus à ce qu'une humanité future pourrait produire si elle suivait l'exemple des États-Unis en matière d'armement (en gros : des marines et des chars high-tech) ; les Zergs, aliens visqueux et grouillants dont les bâtiments et les unités sont organiques ; et enfin les Protoss, stéréotypes de la race extraterrestre humanoïde aux pouvoirs psychiques... — Je prends un sacré plaisir à (re)jouer mais bon sang que je suis nul ! C'est affligeant !

Des joueurs professionnels de StarCraft et Warcraft III expliquent
(et surtout montrent) ce que sont les APM (Actions per minute) :
la rapidité de leurs doigts rappelle cette cette fameuse scène 
dans le célèbre film d'animation japonais Ghost in the Shell.
(Je quitte mon boulot et je m'entraîne pendant dix ans ?) 

Un paragraphe et puis c'est tout ! - II

Voyageur des espaces morts. — Dans un très lointain futur, un voyageur doté de pouvoirs extraordinaires prend la parole devant un million de mondes (l'humanité sortie de son berceau). Très las, il déclare d'un ton calme et résigné : « J'ai exploré méticuleusement chaque bras spiral, visité des centaines de milliards de systèmes solaires, sauté d'amas en amas, déjeuné sur chaque bout de roche, respiré l'air vicié d'innombrables géantes gazeuses, scanné la croûte de billions de planètes telluriques, récolté la poussière des comètes, sondé les nébuleuses, parcouru le vide à l'intérieur du vide ; j'ai traqué la vie avec l'acharnement du plus dément des chercheurs d'or des temps anciens ! Hélas, hélas, HÉLAS ! Jamais je n'y ai trouvé la moindre parcelle de vie : pas même un fossile, pas même l'équivalent d'une algue ou d'une fougère, pas même le lointain cousin du regretté trilobite, pas même le début d'un commencement de structure organique ! Partout, la même mécanique d'horloger des soleils et des mondes, tournant sans finalité jusqu'à l'immobilité la plus complète... » Et le voyageur fatigué de terminer son discours sur ce terrible constat : « Nous sommes irrémédiablement seuls, nous sommes l'exception... Peut-être après tout ne sommes-nous qu'une erreur ? Peut-être les corps célestes eussent-ils dû tracer leur course dans le vide sans conscience pour les observer ? » — L'annonce engendre des milliards de morts au sein de l'humanité dispersée. Le modérateur tempère : « Haut les cœurs ! Voyageur, tu n'as parcouru que la seule Voie lactée ! Cette vie que nous chérissons tant, peut-être existe-t-elle au sein d'autres galaxies ? » Et pendant le million d'années suivant cette parole d'espoir, des milliards de voyageurs semblables au premier sont envoyés jusqu'aux confins de l'Univers. Mais tous reviennent bredouilles, sans avoir jamais débusqué un signe du vivant. Alors, un gigantesque désespoir touche l'humanité sur le million de mondes qu'elle a colonisés. Et à peine cent cinquante ans plus tard, sur la colonie industrielle d'Epsilon Eridani VII, meurt le dernier représentant de l'espèce humaine (un vieillard qui n'a même plus de larme pour pleurer), débarrassant l'Univers de sa seule et unique conscience. — Et comme plus personne n'est là pour le voir exister, en l'absence de tout bruit mais aussi de tout silence, l'Univers disparaît.

Un paragraphe et puis c'est tout ! - I

(Oui ! Un seul paragraphe parce que je suis en retard de publication et que j'en ai plus que marre, justement, d'être en retard de publication ! Considérons donc ce qui suit comme la substantifique moelle de ma journée de samedi. Et considérons sur la même lancée l'article de « demain » comme ce à quoi je réfléchis quand je suis seul chez moi et m'ennuie — un ennui nécessaire, comme dirait l'autre.) — Chez Donna & Fred Jr. — En cette fin d'après-midi, je suis invité chez Donna et Fred, à Écaussinnes, en compagnie de leurs deux enfants, la taciturne petite Mado et sa grande sœur, l'énergique et prolixe Anouchka (ma filleule) : « Tu t'es coupé les cheveux, Hamilton ? », « Gaëlle n'est pas là ? Elle est où ? Et sa maman, elle habite où ? Et Gaëlle, est-ce qu'elle a une chambre chez sa maman, aussi ? » — Digression : avais-je déjà mentionné dans ce journal que j'avais été jusqu'à tenir un cierge pascal et écrire mon nom au bas de son acte de baptême ? Par contre, le curé, un très vieil abbé un rien désabusé, avait expliqué à Fred (à mon grand soulagement d'ailleurs) qu'il n'était pas absolument nécessaire que je réponde « oui » à la question de mon engagement d'élever ma filleule dans la foi du Christ : il suffisait que... je ne dise rien (Amen !). Tout bien réfléchi, ce curé était tout de même assez débonnaire : « Laissez venir à moi les petits enfants », lut-il lors du sacrement, mais voyant que quelques « petits enfants » s'amusaient au fond de cette jolie chapelle de village, il soupira, du moins si mes souvenirs sont bons : « Oh, laissez les courir ! » (Mes souvenirs ne sont sans doute pas bons, auquel cas Fred me corrigera en temps voulu.) Fin de la digression. — Fred me montre fièrement sa dernière (?) acquisition vidéoludique, une Xbox 360 (re-?) et le jeu auquel il joue en ce moment, FIFA 2013 : « Tu veux essayer ? », me demande-t-il. « Euh... Non, non ! » (Fred et moi... hem... ne sommes pas exactement sur la même longueur d'onde en ce qui concerne les jeux — voir en date d'après-demain). Ensuite, je joue avec Anouchka à divers jeux de société, comme l'antique Qui est-ce ? ou encore Labyrinthe 3D, une version simplifiée du célèbre Labyrinthe du non moins célèbre éditeur de jeux Ravensburger (Le hamburger du corbeau ?). Anouchka n'aime pas perdre : fort heureusement, elle gagne deux fois à Qui est-ce ? Puis nous mangeons une (très bonne) raclette, tout ça parce que, dixit Donna, « Fred n'a pas eu le courage de cuisiner une lasagne. » Quant au chat de la maison, il se métamorphose à plusieurs reprises ; il passe d'un état à un autre : extérieur, frigorifié collé à la baie vitrée ; intérieur, dormant confortablement sur le chauffage. Et c'est moi qui le fais rentrer la première fois (mais où va le monde ?). Voilà : c'est fini, nous pouvons enfin respirer !

Trois paragraphes sinon rien - III

Inertie. — « Mais pourquoi ? Pourquoi t'obstines-tu à écrire à tout prix un article par jour ? », me demandait Judith hier soir. Pourquoi un tel rythme ? À chaque fois que je tente une explication, elle n'est satisfaisante ni pour moi, ni pour les autres. — Est-ce dans le cadre d'un simple exercice, d'un atelier d'écriture personnel « en temps réel » ? Non. Est-ce pour disposer à long terme d'un panorama complet de ma vie, à des fins de comparaison et de synthèse, comme je l'ai souvent soutenu ? Non plus (si c'était le cas, je m'en tiendrais à la plus stricte et à la plus plate des narrations). Est-ce pour être lu, exister par le regard des autres et par la critique ? Assurément pas. — Non, c'est vraisemblablement ma totale inertie qui est en jeu ici (je me satisfais de la situation dans laquelle je me trouve) : si je/on ne me lance pas, je ne bouge pas ; si je/on me lance (dans un projet, un sport, une activité...), je garde le même mouvement pendant très longtemps sans me poser de question. C'est désespérant.

Anecdote commerciale. — Une caisse de supermarché, à Forest, en début d'après-midi. C'est l'heure creuse et je suis le seul à faire la file (je suis une file à moi tout seul !). Pendant que j'installe mes quelques courses sur le tapis roulant, la jeune caissière discute avec un employé (un réassortisseur). Alors qu'elle passe mes achats sous le scanner, deux femmes traversent le couloir principal à l'entrée du magasin : « Salut Sylvie ! Salut Monique ! », lance la caissière, joyeuse, « Est-ce que je travaille demain après-midi, tout compte fait ? » Entretemps, l'employé s'est volatilisé avec un taux de furtivité digne d'un F-117 — c'est dire comme il fut à la fois rapide et silencieux ! La caissière me sourit : « Ha ha ! Vous avez vu ça ? Vous avez vu comme il s'est barré en courant, ce gros peureux ? La dame qui est passée, là, juste devant nous, c'était la chef de service... Alors mon collègue, du coup, hop ! Il se casse et fait semblant de travailler !... Tenez, le voilà qui revient déjà ! » — Chouette ambiance de vendredi après-midi !

Au bout du fil... — Lorsque tu me demandes comment je vais, je ne peux m'empêcher de penser que tu ne le fais que pour mieux rebondir sur tes propres malheurs, tes propres souffrances ; pour te servir de moi comme d'un entonnoir à problèmes. Tu te sens seul ? Ah, te dis-tu, mais pourquoi ne pas téléphoner à ce cher gentil Hamilton, un rien naïf, qui m'écoutera sans broncher ? J'en viens à me demander si tu es sincèrement capable de t'intéresser à autrui sans aucune arrière-pensée égoïste. — La semaine dernière, ton « Mais peu importe mes problèmes. Toi, comment vas-tu, mon grand ? » aurait sans doute été plus crédible si tu ne m'avais pas coupé après dix secondes par un cinglant : « Oh, tu sais, j'ai appris que dans l'adversité, il valait mieux ne pas écouter les petits problèmes des autres. » Et aujourd'hui, pour mettre fin abruptement à la conversation au moment où celle-ci déviait sur un tout autre sujet que toi, toi, toi, il aurait été préférable de trouver une excuse moins bidon que celle du quidam frappant à la porte de ton appartement. — Je ne te comprendrai jamais ; tu ne me comprendras jamais. Et la prochaine fois que le téléphone sonnera, je ne décrocherai pas. Acta fabula est.

Allegretto

Tu sais à quel point la musique est importante — vitale même ! — pour moi. À l'heure de rédiger ce message programmé, dans le tendre creux de cette nuit enneigée, j'écoute sans raison (comme dirait l'autre) le second mouvement de la Symphonie no 7 de Beethoven : le fameux Allegretto. — Tu disais jeudi dernier que le talent se reconnaissait directement ; que n'importe qui pouvait lire, voir, écouter, sentir ce putain de talent lorsque celui-ci se manifestait dans sa plus stricte nudité, sans devoir passer par de complexes initiations ou par un long travail d'érudition. J'étais en quelque sorte d'accord sans être d'accord (je reste persuadé que l'accès à certaines subtilités, quel que soit le domaine, demande du temps et de l'investissement). — Mais peu importe après tout ! Voilà donc un mouvement qui peut être appréhendé par les profanes que nous sommes ! Le même motif musical (un ostinato, comme ils l'appellent) répété inlassablement, d'abord par les cordes, puis par les vents... C'est à la fois léger et solennel. C'est une œuvre non pas simplement talentueuse, mais tout bonnement géniale (je sais que tu n'y crois pas mais je m'en fous, tu le sais bien) : elle est atemporelle, elle traverse les âges. Elle a même été reprise par Johnny Hallyday, à ce qu'il paraît. (Est-ce la marque du génie ?)

Symphony No. 7 in A major, Op. 92: Allegretto by Beethoven on Grooveshark

Léandra, je te dédie ce mouvement. Réjouis-toi : j'aurais pu te réserver « Tata Yoyo » ou encore « Tirelipimpon sur le Chiwawa », ha-ha ! — Haut les cœurs : il te va très bien, cet Allegretto, ce « mouvement très vif » ; écoute-le, c'est toi ! Il marche d'un pas ferme et décidé mais il lui arrive d'être sombre en chemin, très sombre même, parfois !

Léandra, puissent tes trente-quatre bougies être soufflées par un vent nouveau ; puisses-tu arpenter des terres inconnues ; puisses-tu oublier les fantômes du passé ainsi que ceux — encore bien trop présents — qui te bousillent l'existence ! Puisses-tu abandonner ces irrespectueux en rafale et trouver autre chose dans ta vie que des spectres ! Je serais le plus heureux des hommes si je pouvais passer, l'année prochaine, à l'occasion de ton trente-cinquième anniversaire, de la n° 7 à la n° 6, autrement dit de la Septième à la Pastorale, de la divine lourdeur à l'allégresse ! — Évidemment, même les symphonies bucoliques contiennent leur dose d'orage, mais que serait la vie sans orage, sinon un ciel monotone, entre le bleu et le gris ?

En deux mots : bon anniversaire !

À rebrousse-temps

Archéologues malgré eux. — Je comble à rebrousse-temps (ce joli terme prend sa source à la traduction d'un titre de P.K. Dick) les cinq interstices localisés entre ta fête d'anniversaire et la mienne. Dans quelques jours, plus personne ne s'en apercevra mais pour le lecteur assidu, celui ou celle qui lit ce blog quotidiennement — et il semblerait que ce lecteur- existe bel et bien ! —, la lecture ressemblera à une descente dans les profondeurs de la page. — Pendant quelques jours, ce lecteur se transformera en archéologue malgré lui, lisant par strates successives les épisodes de ma vie... à moins qu'il n'utilise un agrégateur de contenus, auquel cas il ne goûtera nullement aux joies de la fouille.
Le plagiat en héritage. — Un titre opposé au reste du texte par un tiret cadratin pour structurer chaque paragraphe : Nietzsche utilisait le même procédé dans ses ouvrages aphoristiques (comme Humain, trop humain ou Le Gai savoir, que je viens de me procurer en ce lundi de congé). — Constat : j'employais cette technique avant de lire quoi que ce soit de Nietzsche, de la même manière d'ailleurs que j'abusais déjà du tiret cadratin avant de découvrir Wittgenstein. Cependant, je me considère comme bien trop bête pour avoir trouvé tout seul cette habile structuration. La question est donc avant tout de savoir qui j'ai bien pu copier en décidant de ponctuer mes paragraphes de la sorte : si ce n'est Nietzsche, aurais-je plagié à mon insu un plagiaire de Nietzsche ?

Thaumaturgie informatique. — Le clavier et la souris de cet antique ordinateur ne répondent plus depuis des semaines, me préviennent Christiane et Sylvette. De bon matin, assis devant la machine récalcitrante que je viens seulement d'allumer, je constate que les deux périphériques fonctionnent pourtant parfaitement. Conclusion rationaliste : la panne était temporaire ; conclusion mystique : par ma seule présence, je commande aux machines ! — J'ai raté une belle occasion de lancer devant la vieille carte-mère paralysée : « Lève-toi, prends tes circuits électroniques et marche ! »

Le syndrome de l'imposteur. — Je leur dis : « Je donne l'image de quelqu'un qui maîtrise parfaitement toutes ces matières (la mise en page, le Web, les métadonnées et, plus personnellement en ce moment, des morceaux de philosophie) mais en réalité, je n'y connais que dalle. Mon entourage finit lui-même par croire que je m'y connais et pense sans doute : "Ha, voilà quelqu'un qui s'y connaît !", mais en fait, c'est faux : j'usurpe complètement ma condition. » C'est comme si j'avais constamment besoin de faire mes preuves, de montrer que je suis capable de cerner un problème de la manière la plus parfaite et professionnelle possible. (J'ai les mêmes hésitations avec ce blog : tout ce que j'y écris est en quelque sorte une usurpation de mon identité ; rien ne m'appartient en propre ; je ne suis pas capable de ça — et ne pas constater que je suis foncièrement malhonnête serait encore plus malhonnête.) Lorsque j'explique que j'ai constamment l'impression d'être un usurpateur dans tout ce que j'entreprends, mon chef Lodewijk ne comprend pas (« Si tout le monde reconnaît ton savoir dans une discipline, en quoi es-tu un usurpateur ? ») tandis que Charlotte s'exclame : « C'est le syndrome de l'imposteur ! ». Elle-même en « souffre » apparemment. Conclusion de mon chef : « Bon, sur le temps de midi, on vous couchera sur la table et vous nous expliquerez clairement votre problème. » — J'imagine déjà le tableau !

Cycles

Neige locale. — La neige est tombée sur Bruxelles. Ce matin, les transports en commun de la capitale (bus, trams, trains...) accusent de sérieux retards en raison des « conditions climatiques exceptionnelles ». Arrivé en gare des Guillemins, je m'aperçois avec stupéfaction que les flocons n'ont absolument pas gagné le bassin liégeois. Sur le chemin de l'arrêt de bus, je me justifie déjà en pensée auprès des collègues me voyant débarquer avec plus d'une heure de retard : « Mais puisque que je vous dis qu'à Bruxelles, il n'a pas arrêté de neiger ! » — Une vision ridicule car l'équipe en place sait très bien que je suis toujours en retard je fais tout mon possible pour arriver à l'heure.

Réseau itinérant. — Léandra a exceptionnellement fait le nécessaire pour disposer (enfin !) d'un accès Internet personnel dans son appartement. Comble de malchance, l'horrible — si j'étais porté sur la démesure, j'écrirais « horrible » avec au moins cinq « i » — service clientèle de Belgacom semble considérer ce simple acte technique avec le plus grand mépris. En conséquence, Léandra a annulé sa commande et n'a donc toujours pas accès au sacro-saint réseau chez elle. Se sentant obligée de répondre quotidiennement à certains courriers, elle se rend tout aussi quotidiennement à la Maison du Peuple de Saint-Gilles (qui bénéficie du Wi-Fi, on l'aura compris), où je la retrouve naturellement, étant donné que j'y suis très souvent moi aussi, mais pour d'autres raisons (la principale étant : afin que tous les gens qui y traînent me foutent une paix royale et ne me parlent surtout pas — chose impossible si je reste tout seul chez moi, on en conviendra). Je passe donc une partie de la soirée avec Léandra : elle devant son ordinateur et moi devant le mien, mais nous discutons tout de même un petit peu, faut pas déconner.

Cycles. — Seule l'écriture journalière à moyen terme permet ce petit miracle qui consiste à comparer le même événement distant de quelques mois, voire de quelques années : cet anniversaire-ci, cet anniversaire-là ; l'un ou l'autre Nouvel An ; tel sursaut de conscience, telle déchéance ; et puis ces pensées qui ne changent pas, ou si peu... Voilà donc que le présent journal accepte désormais une certaine lecture cyclique, qui se fortifiera au fil du temps — avec ma vie.