Trois paragraphes sinon rien - II

« L’esprit quitte l’eau du corps lorsque se lève la première lune, dit Stilgar. Ainsi est-il dit. Lorsque se lèvera la première lune, cette nuit, qui appellera-t-elle ? » (Frank Herbert, Dune.)

Funérailles « à la fremen ». — Loin, tellement loin de ces funérailles récemment observées : l'adieu à Jamis dans le roman Dune de Frank Herbert. Les Fremen, habitants du désert, récupèrent l'eau de la dépouille de Jamis avant de procéder à la cérémonie funèbre proprement dite : ils forment un cercle autour d'un amas d'accessoires appartenant au défunt. À tour de rôle, un ami marche vers le centre, s'empare d'un objet et prononce un très court discours, comme celui-ci : « J’étais un ami de Jamis. Lorsque notre eau vint à manquer au siège des Deux Oiseaux, Jamis sut partager. » — Quelle belle façon de rendre un dernier hommage ! Je la verrais bien se dérouler de cette manière, ma propre cérémonie funèbre (puisque apparemment il en faut absolument une) : quelques amis et quelques parents disposés en cercle dans le cadre intimiste d'une grotte, chacun marchant vers le centre de la réunion pour récupérer un de mes rares objets personnels : ma vieille lunette astronomique ; Chronic Town, le premier vinyle « à la gargouille pensive » de R.E.M., et Spiderland de Slint ; Au carrefour des étoiles de Simak et L'Incal de Mœbius et Jodo ; une raquette de badminton et cette toute nouvelle boule de bowling ; des ouvrages d'histoire et des livres de ou sur Wittgenstein... « J'étais un ami d'Hamilton », diraient-ils, mais quelle raison avanceraient-ils ?

Cigarettes. — Petite librairie de la gare des Guillemins. La jeune dame devant moi demande un paquet de « Camel beiges ». Le libraire barbu et bourru s'exclame, pince-sans-rire : « Des Camel beiges ? Des Camel jaunes, vous voulez dire ? » Il semble réellement surpris. La dame partie, il m'explique, en me montrant le paquet : « Elle voulait des Camel beiges. Vous trouvez ça beige, vous ? Enfin bon ! Je n'allais pas la contredire plus que de raison... » Puis il continue sur sa lancée : « C'est la galère avec Camel en ce moment. Pour leur centième anniversaire, ils ont sorti cinq paquets de couleur différente. Mais les gens veulent seulement les paquets habituels, les jaunes... Quand je leur dis que c'est exactement la même chose, que ce sont simplement des éditions "collector", ils ne veulent rien entendre... » Gros silence, puis il fait demi-tour et regarde, les mains posées sur la taille, la publicité proposée par la marque pour l'occasion : « "Fait avec de l'eau, du tabac et du soleil"... Pfff, c'est pas possible ! Ils ne savent vraiment plus quoi inventer ! »

La routine s'installe dans les deux sens. — Lire ce blog aux aurores devant une bonne tasse de café, comme on lirait un journal en papier : aurais-je créé malgré moi une habitude, voire une addiction ? — Prochaine étape : lancer une gamme de tee-shirts « Hamilton's Diary » pour les aficionados ? (L'idée est de Doëlle.)

Trois paragraphes sinon rien - I

Erratum. — Écrire ma vie « à rebrousse-temps » est source d'erreurs. Relisant « l'épisode des cigarettes Camel beiges » (écrit en date de... demain), je tique : « Lundi... Lundi 14 janvier... N'étais-je pas en congé ce jour-là ? » Eh bien si ! Il faudra par conséquent que l'on m'explique comment j'ai pu observer une scène se déroulant à l'intérieur de la petite librairie de la gare des Guillemins, à Liège, alors que je n'ai pas quitté Bruxelles de la journée... La réponse est toute simple : j'ai transposé cet épisode un jour dans le passé. La scène a donc eu lieu mardi soir et non lundi. (Ce lundi-là, je l'ai passé à flâner chez Filigranes puis à « travailler » à la Maison du Peuple en compagnie de Léandra.)

Archéologie virtuelle. — Je me promène allègrement dans le monde d'Azeroth transformé par les deux dernières extensions de World of Warcraft. Plus aucune arrière-pensée conquérante n'occupe mon esprit : je me contrefiche pas mal d'avoir le tout dernier set d'armure qui fait mouche dans les instances de haut niveau (et c'est tant mieux). À l'instar d'Andrew qui jadis s'asseyait, à des fins de contemplation et de méditation, au bord d'une corniche isolée des Montagnes d'Alterac surplombant le lac Lordamere et les ruines de la ville déchue de Lordaeron, j'essaie d'évoluer tranquillement sur le chemin de l'inutilité la plus totale, loin, très loin du regard des « rageux ». — J'ai trouvé récemment un passe-temps en or, un nouvel artisanat secondaire que les concepteurs ont intégré pendant mon absence du jeu et qui semble de prime abord particulièrement inutile : l'archéologie. Ce nouveau métier consiste à se rendre sur quelques sites de fouille disséminés un peu partout dans l'univers de jeu et d'effectuer une triangulation simplifiée à l'aide d'une lunette de visée, et ce afin de découvrir des reliques d'anciennes civilisations (Nains, Elfes de la Nuit, Trolls, etc.). — Ha ! Voilà qui me rappellera ce cours universitaire consacré aux « techniques de fouille », à la fin duquel nous devions être capables, entre autres joyeusetés, d'utiliser une boussole et de planter des piquets dans le sol (tout un programme).

Le summum de l'indépendance d'esprit. — Ce serait de n'adhérer à rien d'autre qu'à ce que j'ai moi-même pensé en propre, sans aucune influence extérieure. — Une douce chimère : ce que je pense, je le pense toujours parce que quelqu'un l'a pensé (et fait savoir) avant moi. — Alors il ne me reste plus qu'à lire les bons textes : à défaut d'être original, à tout le moins ne serai-je pas complètement inintéressant. (Et un jour, après des années de « remplissage » mal géré, peut-être aurai-je moi aussi une véritable pensée propre ? — Chimère, chimère !)

En ces temps de retrouvailles...

L'Épouvantail, toujours à la recherche d'un cerveau malgré sa très grande présence d'esprit, a sans doute oublié jusqu'à la date de cette réunion annuelle ; le Bucheron en fer blanc, toujours en quête d'un cœur, s'est probablement égaré en chemin ; quant au Lion peureux, il n'a certainement pas eu le courage de se déplacer sous la neige et dans le froid glacial de l'hiver... D'un autre côté, comment ces trois anciens compagnons de route auraient-ils pu venir à mon anniversaire puisqu'ils n'y étaient pas invités ? — Certes, la rencontre était improbable mais pas totalement impossible.
Amis, vous étiez très nombreux à cette soirée à la Porte Noire. S'il y a bien une chose qui ne change pas dans mes rapports avec l'espèce humaine, c'est bien ce rendez-vous-. Vous avez bravé le froid et la distance pour venir boire un verre à ma santé, comme chaque année depuis... très longtemps. Je vous en remercie du fond du cœur (même si, paraît-il, je n'en ai pas ou si peu !). Cette fête fait office de marqueur pour moi : un cycle d'un an qui me donne l'occasion de faire le bilan sur ce qui a changé et ce qui est resté identique. Cette année, deux disparitions sont à signaler et quelques nouvelles têtes sont apparues, mais si peu ! — Ha ! Il est loin ce temps héroïque de l'université où les nouvelles amitiés fulgurantes constituaient la norme !
Vous qui n'avez pas pu vous libérer, vous aviez — j'en suis sûr — une très bonne raison de ne pas venir (maladie, progéniture[s] à garder, autre anniversaire, pièce de théâtre, chats à nourrir/lancer, attaque de Zéta-Réticuliens, adhésion à une secte d'adorateurs d'Asmodée, voire tout simplement quelque chose d'autre chose à foutre que de passer votre samedi soir en ma compagnie) et je ne vous en veux pas. — Quant à vous, camarades de la jeune génération (je parle désormais comme un vieux croûton), qui êtes venus alors que je ne vous avais pas invités, je ne vous en veux pas non plus (et merci pour les bières !).

Enfin, au cas où vous en douteriez encore, l'idée de m'offrir une boule de bowling comme cadeau collectif (avec qui plus est l'aval de Guy le Démolisseur) est merveilleuse. Elle m'oblige à prendre contact avec ce milieu et — qui sait ? — à peut-être enfin m'inscrire à des cours dignes de ce nom. Si la décision avait dû germer, seule, dans mon cerveau froussard et récalcitrant à tout changement, pendant combien de temps encore aurais-je postposé le rendez-vous ?

Merci, merci, merci !
Je vous aime ! (Mais gardez vos distances tout de même.)
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« C'est le devoir d'un gentleman ! »

De tous les jeux de type « console » auxquels j'ai joué ces dix dernières années (mais il n'y en a pas eu tellement, tout compte fait), la saga sur Nintendo DS des « Professeur Layton » — du nom de ce héros gentleman, professeur d'archéologie et grand résolveur d'énigmes — est tranquillement en passe de rafler la toute première place. Je m'étais procuré le premier titre de la série (Professeur Layton et l'Étrange Village, 2008 pour la version française) fin décembre et avais directement accroché. De retour de mes vacances mouvementées à Chiny, samedi dernier, j'avais profité d'une petite escale à Namur pour m'acheter le cinquième et (à ce jour) dernier numéro de la série (Professeur Layton et le Masque des miracles, 2012), le premier à tourner sur 3DS.
Mazette, quel jeu prenant ! Avant tout, il s'agit de résoudre des énigmes en tous genres : puzzles, casse-têtes (ce qui ne m'a pas énormément aidé hier avec la bouteille d'Orval, soit dit en passant), problèmes d'arithmétique, suites logiques (du genre « tests de QI » mais en mieux), labyrinthes, perception dans l'espace, etc. À titre d'exemple, on trouvera ci-dessous deux des 150 énigmes qui ponctuent l'aventure. Dans la première, il s'agit de signaler quels quartiers doivent être coloriés en bleu ; et dans la seconde (beaucoup plus horrible qu'elle n'y paraît de prime abord), de reconstituer le caneton à partir de dalles colorées de trois blocs sur trois.

Mais il ne s'agit pas que de simples devinettes : les concepteurs du jeu (la société japonaise LEVEL-5) sont de sacrés perfectionnistes soucieux de chaque détail. Ainsi les énigmes du maître Akira Tago prennent-elles place dans une histoire rocambolesque entre aventure d'Indiana Jones et mystère à la Conan Doyle, avec un soupçon de steampunk. Toute proportion gardée, l'univers rappelle un peu le dessin animé italo-japonais Sherlock Holmes qui a bercé, du moins je suppose, l'enfance de la plupart des actuels trentenaires européens.
Dans ce cinquième numéro, je découvre avec intérêt l'histoire complètement alambiquée — le but n'est semble-t-il pas ici de créer un monde réaliste — de Dorémont, une ville champignon qui s'est développée dans une cuvette en plein milieu du désert, en une dizaine d'années seulement. On retourne également dans la jeunesse du Professeur Layton, alors que celui-ci ne s'intéressait ni aux énigmes ni à l'archéologie, et s'est vu entraîné malgré lui par son richissime ami Randall dans la fouille d'un site archéologique appartenant à une civilisation disparue, les Aslantes. Et aujourd'hui, Hershel Layton, accompagné de Luke Triton et d'Emma Atlava, ses deux fidèles assistants, doit comme d'habitude dénouer les fils de nombreux mystères : comment Dorémont a-t-elle été bâtie si rapidement ? Qui est donc ce Maître du Masque qui sème la panique sur la ville en effectuant des prodiges ? Comment celui-ci réalise-t-il ses impressionnants numéros ? Quel est le secret des Aslantes ? Etc.

Ai-je déjà mentionné que ce jeu me passionnait ? Comment ? Pardon ? « Ça se voit », c'est ça ? Comment ça, je « retombe en enfance » ? Mais pas du tout, pas du tout ! D'ailleurs, ce jeu, je l'ai acheté uniquement pour ma fille Gaëlle... Mais oui, par-fai-te-ment !

Histoires de bières et de talents

Subjectivité. — Lors du repas de midi, au bureau, ça recommence ! Nous buvons le Champagne que j'ai apporté à l'occasion de mon anniversaire lorsque Sylvette ouvre les hostilités... « Tu n'y as pas été avec le dos de la cuiller avant-hier, me dit-elle.
— Pardon ?
— Delphine nous apporte gentiment une grande bouteille de bière et la première chose que tu lâches après l'avoir goûtée, c'est : "Ce n'est vraiment pas bon !"
— Oui, et alors ? C'était la stricte vérité ! Elle n'était vraiment pas bonne, cette bière...
— Mais ça ne se dit pas ! C'est impoli ! Et puis, le goût, c'est subjectif. Tu aurais dû dire : "Je ne la trouve pas bonne !"
— C'était une très mauvaise bière. Ce n'est pas si subjectif que ça.
— Si, c'est une question de goût personnel !
— Non. Elle était mal brassée et trop sucrée. Elle ressemblait à un soda. Ce n'était pas de la bière mais de la limonade. Un amateur de bières reconnaîtrait ce fait à la toute première dégustation.
— Oui, elle avait un goût bizarre. Comme si elle n'avait pas fermenté, approuve Charlotte.
— Ha ! Vous voyez ?
— Moi, pourtant, je la trouvais bonne, dit Lodewijk.
— Mais ce n'est pas possible ! Attends... Tu prends une bière trappiste, disons une Westmalle triple, et tu la compares avec cette bière ignoble mal fermentée : forcément, la Westmalle sera cent fois meilleure !
— Il y a des gens qui n'aiment pas la Westmalle et qui préféreraient sans doute l'autre bière.
— Mais ça n'a rien à voir avec le fait d'aimer ou de ne pas aimer ! Par exemple, je n'aime pas la Rochefort mais je reconnais que c'est une très bonne bière, bien équilibrée.
Tu reconnais que c'est une bonne bière. C'est donc subjectif. »
La discussion s'éloigne du goût de la bière pour s'ouvrir, curieusement, sur la question du talent artistique. Le talent, est-ce une valeur totalement subjective ou peut-on arriver à un certain consensus objectif ? Là encore, c'est Charlotte et moi versus le reste de l'équipe.
Repas d'anniversaire. — Pour changer d'environnement, j'ai proposé à Léandra et Andrew de fêter mon anniversaire au Restobières, dans le quartier des Marolles à Bruxelles. Nous sommes accueillis par le sympathique patron qui nous propose, avec son accent brusseleir, quelques nouveautés qui ne sont pas reprises sur la carte : « Y a de l'escavèche en plus dans le menu, ici... C'est de la truite... » (Miam !) — C'est pas cher, c'est délicieux, c'est original : ce Restobières, je le rajoute à ma liste des endroits où l'on mange très bien à Bruxelles. Seule ombre au tableau : l'unique bouteille d'Orval du restaurant est piégée dans un casse-tête infernal que nos voisins de table ont essayé d'ouvrir pendant presque deux heures, sans succès. — Léandra, Andrew et Hamilton arriveront-ils à débloquer la bouteille, en fin de soirée ? Suspense... Non.

« Le génie, ça n'existe pas ! » — Je leur explique la discussion de ce midi sur le talent.
« Le talent, c'est quelque chose qui est reconnu par tous à une époque et dans un contexte donnés, tranche Léandra.
— Tu parles comme Schopenhauer : les gens talentueux s'adaptent parfaitement à leur temps...
— Mais le talent, surtout, c'est quelque chose que tout le monde reconnaît d'office, directement.
— Ha bon ?
— Oui, oui... Pour reconnaître quelqu'un de talentueux, pas besoin d'être initié, ni même cultivé.
— Il y a aussi l'autre question, celle du génie...
— Oh, je ne crois pas au génie, conclut Léandra, très péremptoire. Le génie, ça n'existe pas ! »
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Chiny, les secrets du tournage

Martyre. — Donc, je voulais absolument que notre tranquille séjour à Chiny prenne place dans un environnement fantasmagorique (dans ce journal à tout le moins), d'autant plus que l'atmosphère mystérieuse de la Gaume et de l'Ardenne s'y prêtait merveilleusement bien. Nous devions être, Léandra, Andrew et moi-même, les dignes héritiers de Robert Olmstead découvrant petit à petit l'effroyable secret d'Innsmouth dans l'œuvre de Lovecraft. (Tu ne t'étais pas trompé, mon vieux ! Et encore merci pour tes nombreuses marques de soutien, qui me furent d'une très grande aide !)
Comme d'habitude, je n'avais aucun plan préétabli, ce qui explique que l'histoire part dans tous les sens et possède ses nombreuses contradictions. De toute façon, en l'occurrence, je ne pouvais pas faire de plan car chaque journée devait prendre pour point de départ des événements réels.

De minuit à quatre heures du matin, à l'exception de la nuit du Nouvel An, je m'installais à la table de la salle à manger ou dans le salon du gîte pour écrire une journée. J'avais en tête les endroits que nous avions visités ainsi que les quelques recommandations de Léandra et d'Andrew, qui lisaient l'histoire au fur et à mesure. À chaque balade, je m'évertuais à intégrer la nouvelle découverte (le pont, la chapelle, le rocher du Hat, la roche du Corbeau, les Neuf Hêtres, le cimetière...) dans un schéma d'ensemble, avec plus ou moins de pertinence.

Je garde un excellent souvenir de ce séjour à Chiny, mais un beaucoup moins bon de cet exercice d'écriture dans l'urgence. Quel calvaire ! J'accumulais les mystères mais ne trouvais aucune manière de les résoudre ! Que faire ? En outre, je savais que de fidèles lecteurs attendaient la suite, croyant sans doute que l'histoire suivait une trame définie bien à l'avance... Mais cette trame n'existait tout simplement pas.
Tout devint plus clair et surtout beaucoup plus amusant pour moi lors de la rédaction des deux derniers jours, quand je me suis placé dans la peau d'un psychopathe sadique rejoignant la secte des Omonoks. Je me suis remis à écouter en boucle le Dies Iræ et le Rex Tremendæ du Requiem de Mozart et j'ai écrit très rapidement les deux derniers articles (le septième jour et l'épilogue). La séquence durant laquelle je discute avec le moine cistercien à travers la porte d'entrée est une référence appuyée à la chanson « Good Morning, Captain » de Slint. Quant à l'ultime question : « Est-ce que je poignarde Léandra à la fin, oui ou merde ? », eh bien, p'têt ben qu'oui, p'têt ben qu'non ! (Il m'arrive d'être Normand, moi aussi.)
La vérité sur les Omonoks. — D'où vient donc le terme « Omonoks » qui apparaît à de multiples reprises dans ce journal au cours de cette « romance de l'hiver » ? Réponse : d'une suggestion de restaurant, tout simplement ! L'après-midi du 30 décembre 2012, au Moulin Cambier, à Chiny, écrit à la craie sur un tableau noir, le dessert suivant : « Pithiviers aux amandes ». Cependant, la personne en charge du remplissage du tableau utilisait une bien curieuse graphie : ses « a » ressemblaient à des « o » et la hampe de son « d » était décollée de la lettre tout en touchant le « e » (voir reconstitution ci-dessous). « "Pithiviers aux omonoks" ? Mais qu'est-ce que c'est, des omonoks ? », s'était exclamé Andrew... Et le terme est resté !

« Mais enfin Dinah, ce n'est qu'un lapin avec une veste ! »

Piégé ! — Malgré le douloureux rythme d'écriture — presque un martyre ! — que je me suis imposé durant les vacances à Chiny (j'y reviendrai plus en détail demain), je suis en retard... Très en retard. Je n'ai même jamais été aussi en retard. Je suis une nouvelle fois piégé par cette stupide contrainte de publication quotidienne, à tel point que l'envie est grande de sauter pour la première fois quelques jours : « Quelle importance ? N'écris donc rien pendant cette courte semaine de creux et reprends l'histoire de ta vie à la date de samedi, comme si de rien n'était ! », souffle mon petit diablotin intérieur. — Mais la vertu et la discipline reprennent le dessus : hors de question de me plier à une telle injonction paresseuse ! Par contre, les prochains articles seront sans doute plus courts que d'habitude. Puissent Dieu, les saints et tous les anges me pardonner cet inqualifiable écart de conduite !
Confort inélégant. — « L'année prochaine », avais-je écrit, « c'est décidé, j'en trouverai une autre ! » Une autre quoi ? Une autre police de caractères, pardi ! Une belle police Web, une vraie, possédant sa propre fonte italique. Hélas ! Après avoir jeté un œil attentif à celles disponibles au sein de mon actuel système de publication (« Pourquoi n'utilises-tu pas WordPress au lieu de Blogger ? » « Parce que ! »), je me suis résigné à garder l'ancienne (Verdana) — de privilégier le confort de lecture à l'élégance, en quelque sorte...

Jokari. — « Je suis une balle de jokari : j'ai beau m'éloigner de mon centre de temps en temps, je finis toujours par y revenir, inexorablement. » (Citation de... moi-même, datant du mercredi 18 avril 2012.) Autrement dit : chassez le naturel, il revient au galop ! (Celle-ci n'est pas de moi.) — Ce mardi 8 janvier 2013, je suis donc à nouveau à la Maison du Peuple, seul, et je bois alors que je ne devrais plus boire. Les belles envolées de fin octobre se sont perdues dans le brouillard de la fin de l'année et les fêtes ont réussi à miner presque complètement mes bonnes résolutions antialcooliques... pour un temps du moins.

Liturgie

Crématorium de Robermont. Je suis debout contre un des murs du fond, en compagnie de mes six collègues de bureau. À l’extérieur, dans le couloir séparé de la salle de cérémonie par une grande baie vitrée, trois personnes attendent : ces laïques radicaux ne veulent apparemment pas participer, même de loin, au mini-culte chrétien qui s’annonce.

Le prêtre, aube blanche traversée d’une longue bande violette, fait son entrée et prend place derrière un pupitre situé à gauche du cercueil. Il prend un air contrit et répète sans cesse entre chaque phrase prononcée : « Béni sois-tu, Seigneur. Seigneur, écoute-nous. Seigneur, exauce-nous... » — Une litanie un peu niaise ? Non, un véritable trouble obsessionnel compulsif ! À force de répétition des mêmes gestes et des mêmes paroles, la liturgie chrétienne est devenue au fil des millénaires un gigantesque TOC collectif : il faut se laver, se laver, se laver du mal, toujours, toujours, en répétant, répétant, répétant encore et encore les mêmes mots salvateurs !

Comme si un mort ne suffisait pas, ce prêtre veut tous nous enterrer. « À l'heure de dire un ultime au revoir à Louis-Antoine, déclare-t-il d'une voix lente et mielleuse, plaise à Dieu de se souvenir de lui dans Son amour... Seigneur, accueille Louis-Antoine à la table des enfants de Dieu. C'est avec foi que nous croyons en Toi. C'est avec espérance que nous croyons en la vie éternelle... Certes, notre enveloppe corporelle est destinée à disparaître, mais notre enveloppe spirituelle, elle, se perpétuera après notre mort. Nous sommes confiants, Seigneur. C'est donc confiants que nous marchons vers la mort, c'est donc confiants que nous mettons notre vie entre Tes mains pour qu'un jour, nous retrouvions Louis-Antoine assis auprès de Toi. Béni sois-tu, Seigneur. Seigneur, écoute-nous. Seigneur, exauce-nous. » — Comme je la hais, cette philosophie de morts-vivants : « Ne vis pas. Attends la mort pour vivre ! », voilà ce que nous dit en substance le vieux prêtre. 
 
Il y a aussi cette curieuse sensation : ce décalage énorme entre l'image que j'ai de Louis-Antoine (un bon vivant de gauche radicale, qui semblait matérialiste jusqu'au bout des ongles) et cette cérémonie chrétienne très rigide en son honneur. Mais après tout, est-ce que je le connaissais vraiment, ce Louis-Antoine ? Il venait tous les jeudis à mon travail en tant que bénévole mais n'évoquait jamais ses convictions religieuses et très rarement sa vie personnelle. — Conclusion : toujours me méfier des boîtes dans lesquelles j'enferme malgré moi la vie et les pensées des autres.
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Chiny, l'album-souvenir

    La vieille photographie de l'hôtel des Comtes de Chiny
    reçue par Andrew le mercredi 26 décembre 2012. 
    On aperçoit à l'avant-plan l'ancien petit pont de bois
    enjambant la Semois, remplacé depuis par une 
    passerelle en métal. 

 Le même bâtiment aujourd'hui et la nouvelle passerelle.    
(Photo : Léandra Courbet.)    

    La photographie jaunie du pont Saint-Nicolas de
    nuit, reçue au tout début de notre périple.

La stèle sur le pont. En dessous du grand    
saint Nicolas, le blason de la ville de Chiny    
(d'azur à trois poissons d'argent posés en    
fasces et surmontés d'une couronne d'or).    
    Le troisième cliché reçu par Andrew des
    mains du moine cistercien. Au loin, on aperçoit le
    pont Saint-Nicolas sur la Semois. À droite, la
    chapelle Notre-Dame sur son surplomb.
La terrifiante chapelle Notre-Dame aujourd'hui.    
    La remarquable envolée de notre lanterne dans 
    le ciel chinien, durant la nuit du Nouvel An, 
    qui nous a causé tant d'ennuis.
    (Photo : Léandra Courbet.)
La vue plongeante depuis le rocher du Hat.    
Mieux vaut ne pas s'y trouver si une sombre    
confrérie souhaite (temporairement) votre mort.    

    La vue depuis la sinistre roche du Corbeau.

 Les Neuf Hêtres photographiés depuis le cœur de l'arbre.    
    Le cimetière de Chiny, que nous n'aurions pas dû visiter.
La vieille grange, du haut de laquelle un moine s'est pendu.    
    Le lac du barrage de la Vierre. Photographie prise au tout début
    de mon délire de grandeurs. Les ténèbres qui enveloppaient
    le bassin étaient pareilles à mon état d'esprit du moment.

Chiny, épilogue

L'aurore ! — L'astre du jour darde ses premiers rayons sur le saint édifice. Quelle importance ? Ce n'est ni le ciel ni la hauteur que nous vénérons, mais bien la terre, la sombre profondeur de la roche jurassique !

Le Grand Marcassin ouvre la voie ; il enfonce son pouce dans l'œil droit du Christ et libère le passage vers les souterrains qui s'étendent en dessous de la chapelle Notre-Dame et au-delà. « À partir de maintenant, tu avanceras les yeux bandés jusqu'à la salle de préparation, où tu attendras qu'on vienne te chercher pour l'épreuve », m'annonce-t-il. Je ne suis pas surpris : je sais déjà tout cela car depuis hier, je suis le nouveau messie serpentant à travers le temps et l'espace. Ils ne m'ont rien dit mais je connais déjà la suite des événements, à l'exception d'un point précis : ce nœud dans les fils de l'avenir qui m'empêche de dénouer complètement la trame de mon futur le plus immédiat.

Je sais que bientôt, je tuerai le Grand Marcassin de mes propres mains. Je sais que je prendrai la tête de la Confrérie par la force. Je sais que j'étendrai rapidement mon pouvoir à travers le vaste réseau des Omonoks. Tout cela, je le sais. Mais ce nouveau don de prescience me lâche à un endroit précis du temps où j'en aurais pourtant le plus besoin : je ne sais pas en quoi consistera l'épreuve qui m'attend, si ce n'est que le sang devra couler.

* * *

Trois heures que j'attends entre ces quatre murs de roche transpirant l'humidité. Il fait très sombre mais mes yeux accoutumés à l'obscurité s'arrêtent sur chaque détail de la pierre ancestrale. Ce lieu a connu l'amour et la torture ; la fusion et la mort : cela aussi, je le sais. Je suis patient : je sais que le Grand Marcassin parcourt en ce moment même le dédale sous la ville pour venir me délivrer de ma cellule suintant l'heur et le malheur des hommes.

La porte s'ouvre. Impassible, le Grand Marcassin me déclare :
« Hamilton, es-tu prêt à abandonner ton ancienne vie pour devenir Courlis Cendré, le vingt-deuxième membre de notre confrérie ?
— Je le suis.
— Es-tu prêt à satisfaire aux conditions de l'Épreuve, qui décidera de ton futur statut : celui de vivant parmi les vivants ou de renégat parmi les morts ?
— Je le suis. »
Il me remet mon bandeau sur les yeux, s'empare de mon poignet et me guide vers l'extérieur où je suis pris en charge, à travers les couloirs, par deux acolytes.

On finit par m'enlever le bandeau. Je me trouve au centre d'une grande salle circulaire, entouré par vingt Omonoks noirs de la tête aux pieds. À un mètre de nous environ, une femme est couchée sur un autel en bois, son corps entièrement couvert d'un linceul et sa tête d'une cagoule. Devant moi, se tient le Grand Marcassin, le premier des Omonoks de Chiny. Je saisis le long couteau de boucher dans la boîte en fer qu'il me tend. Il me dit :
« Elle est attachée et profondément endormie. Par conséquent, elle ne pourra te faire aucun mal. Pour être admis parmi nous, tu devras exécuter un simple geste : lui planter ce couteau directement dans le cœur. Ce sera ton unique épreuve. »
Le voilà donc, ce fameux point noir, cette zone d'ombre dans le cours du temps...
« Je le ferai, dis-je, confiant.
— Nous verrons.
— Je le ferai. Je le ferai. »
Le Grand Marcassin se déplace jusqu'à l'autel... — Je la tuerai, cette paysanne ! Je ne la connais pas, je ne la connais pas, je ne la connais pas. — ... enlève lentement la cagoule... — Ça n'a pas d'importance, ça n'a pas d'importance. Elle ne souffrira pas. Je ne la connais pas ! — pour enfin dévoiler le visage de...

Estomaqué, le couteau tremblant dans la main droite, j'ai le plus grand mal à prononcer son prénom : « Léandra ? »