Chiny, septième jour

Ce jeudi, seul dans l'obscurité, je m'apprête à monter jusqu'à ce palier qui me sert de chambre lorsqu'un bruit de cloche retentit dans le salon. J'ai besoin de quelques longues secondes pour comprendre qu'il s'agit de la sonnette de la porte d'entrée. Je rallume toutes les lampes et regarde la pendule de la salle à manger : quatre heures du matin. Une question glaciale me traverse l'esprit : « Qui chevauche si tard dans la nuit et le vent ? », mais je sais pertinemment que la phrase n'est pas de moi — je suis incapable d'inventer de si belles formules.

Je me dirige vers le corridor.
« Qui est là ? crié-je en me rapprochant prudemment de l'huis fermé à clé.
— Laissez-moi entrer ! se lamente une voix rauque de l'autre côté de la porte en bois.
— Qui est là ? lancé-je à nouveau un ton plus bas.
— Je suis le dernier survivant. La tempête... les a tous emportés.
— Qui... commencé-je, puis je m'arrête : à quoi bon ? Je suis las de toutes ces sottises.
S'il vous plaît... Il fait froid... »
Un visage battu par la pluie, aux traits fatigués, apparaît finalement sur le rebord de la petite fenêtre à droite de la porte d'entrée. Même dans le noir relatif de la nuit, je reconnais ses cheveux blancs et le haut de son costume cistercien : c'est l'homme qui nous a « accueillis » sur le pont Saint-Nicolas dimanche dernier, celui qui nous a remis la photographie de la chapelle Notre-Dame... « Frère Xavier », selon Monsieur Cailloutard. Il semble profondément découragé. Il se met à genoux. Va-t-il prier ? Non : il ne tient plus sur ses jambes, tout simplement.
« Aidez-moi !
 », pleure-t-il en se remettant lentement debout. Il souffle ses mots plus qu'il ne les prononce, mais je comprends distinctement chaque syllabe.
Je me dirige vers la fenêtre et tire consciencieusement les deux rideaux. Je m'assure avec calme que la porte est bel et bien fermée à double tour. J'entends l'homme se lamenter, à l'extérieur de la maison : « Car j'ai eu faim, et vous m'avez donné À MANGER ! J'ai eu soif, et vous m'avez donné À BOIRE ! J'étais un étranger, et vous m'avez ACCUEILLI ! »
Silence, hoquets, à nouveau silence... Puis il reprend sa litanie :
« J'essaie de retrouver le chemin de la maison... Je suis désolé... Je suis le capitaine d'un navire en plein naufrage... Ne m'abandonnez pas ! »
J'éteins la lumière et monte me coucher. Sur le court trajet vers mon lit, je me contente de murmurer, pour mon propre plaisir, un sourire sadique aux lèvres : « Bon matin, "capitaine" ! »

* * *

Je dors comme un bébé et me réveille aux alentours de midi. Quand je débarque dans le salon du gîte, Léandra et Andrew sont déjà levés, évidemment. C'est Andrew qui m'apprend la nouvelle du jour : « La ville est sens dessus dessous depuis ce matin. Tu te souviens de la photographie d'hier soir ? Celle que t'a tendue la serveuse et que tu as refusé de prendre ?
— Oui.
— Celle qui représentait une vieille grange désaffectée couverte de lierre, avec la petite statue de saint Martin dans une niche...
— Oui, je m'en souviens très bien.
— Cette grange existe vraiment. Ce matin, quelqu'un y a été retrouvé pendu, juste devant la porte à deux battants.
— Ce sont des choses qui arrivent.
— Tu ne devineras jamais qui...
— Frère Xavier, le moine cistercien. 
— Euh... En effet.
— Hamilton ? Ça va ? Tu as l'air bizarre, me demande Léandra.
— Léandra, mon amie, te souviens-tu de ce que j'ai écrit sur Tolstoï ? Sur le concept de non-résistance au mal qu'il a tiré de sa lecture très personnelle des évangiles, après avoir traversé une grave crise existentielle ?
— Euh... Oui... Enfin, vaguement.
— J'ai découvert l'exact inverse... Et cela s'appelle également — quelle ironie ! — la non-résistance au mal. Mais il faut prendre l'idée dans un sens différent : je ne résiste pas au mal, je me laisse gagner par lui. »

* * *

Nous nous promenons le long de la Semois avant d'explorer un sentier boueux et pentu serpentant à travers bois. Nous sommes à la recherche du barrage de la Vierre. En fin de compte, peu importe que nous le trouvions, ce barrage : seule importe en ce moment la présence de ces roches millénaires inextirpables ; de ces arbres allongeant toujours plus haut leurs branches à la recherche du rare soleil blanc de janvier ; de ce petit ruisseau dévalant les roches sans discontinuer, comme s'il avait l'éternité devant lui. — « C'est tout de même quelque chose de se dire que l'eau continue de couler pendant que nous dormons ! », avait constaté Léandra samedi dernier, lors de notre premier jour à Chiny.

Mais c'est un leurre que de croire que le petit ruisseau a l'éternité devant lui : un jour, il cessera de couler lui aussi. Et ces arbres presque enlacés sur le chemin du barrage : l'amour semble éternel mais ne durera jamais qu'un moment (un simple point dans l'infini), même pour ces paisibles troncs au rythme tellement ralenti ! Et cette roche gaumaise d'apparence immuable, qu'est-elle donc à côté de l'effacement de ces milliards de soleils dans le firmament ?  — Lever, zénith, coucher : ainsi va le monde. La mort avant l'heure : ainsi va ma vie.
Jour de colère que ce jour-là
Qui verra les siècles réduits en cendres

La roche s'effrite lorsque je la franchis.
Le ruisseau frémit lorsque je le toise.
Les arbres tremblent lorsque je les caresse de mes mains.
Les eaux de la Vierre se soulèveront-elles à mon arrivée au barrage ?
Je suis la mort tranquille qui comprend la vie mais sème la déroute.

Ce pêcheur et son petit-fils au crépuscule savent-ils seulement qui je suis ?
Ont-ils la moindre idée de l'habit noir qui soudain me ceint de toute part ?
Comme ils sont lents et pénibles !
Ils ne comprennent rien à rien !
Cesseront-ils réellement d'exister si je les tue ?

* * *

De retour en ville, au Foyer IX, mangeant une pièce de bœuf grillée. C'est le dernier repas à Chiny avant le retour — leur retour. Léandra et Andrew parlent, parlent, parlent... Ils me jettent de temps à autre de furtifs regards inquiets. Je sais qu'ils sont troublés par mon comportement neuf et hardi. Qu'importent leurs jugements ! J'ai des projets pour eux aussi.

Avant le repas, le papa de Poulain Perspicace passe en coup de vent. Il s'assied à notre table. Nous lui offrons un verre de vin rouge : « Une piquette ! », peste-t-il en le goûtant. Avant de partir, il émet cette ultime invitation : « Et si demain, avant de reprendre votre train vers Bruxelles, vous veniez goûter le café en notre nouvelle demeure ? » — Léandra et Andrew acceptent. Je ne dis rien mais je sais d'ores et déjà que je ne viendrai pas. 

Demain, je fête mon avènement.

Chiny, sixième jour

Ce jeudi, vers trois heures du matin. Léandra et Andrew sont depuis longtemps partis se coucher. De mon côté, comme d'habitude, je veille. Comment dormir de toute façon ? Il y a dix heures à peine, nous avons vu nos noms gravés sur trois pierres tombales dans un des coins du cimetière. — C'est vrai que la plupart des tombes chiniennes sont occupées par les mêmes familles, à l'exception notable de cette « zone réservée » comprenant vingt-quatre pierres tombales grossièrement taillées... Sur les trois dernières pierres de la quatrième rangée de cet étrange parterre, se trouvent nos noms ainsi que nos présumés lieux et dates de naissance et de mort. Alors que les vingt-et-une premières tombes sont aujourd'hui scellées, les trois dernières sont béantes, attendant encore un occupant.

« N'y a-t-il pas un épisode plus ou moins similaire dans Les Cigares du Pharaon, sauf qu'il s'agit de sarcophages ? » avait demandé Andrew, en voyant pour la première fois les tombes vides.

« Ce qui est amusant, avait constaté Léandra peu après, c'est que sur ces vingt-quatre pierres tombales, il est à chaque fois inscrit "Bruxelles" comme lieu de naissance.
— Amusant ?
— Oui, c'est amusant ! D'après ces pierres, nous sommes tous Bruxellois de naissance ! »

« Hé ? Vous avez vu ? "Hamilton L. Evenvel. Bruxelles, 10 janvier 1980-Chiny, 1er janvier 2013". Ils connaissent ma date de naissance ; par contre, ils se sont gourés non seulement sur mon lieu de naissance mais aussi sur ma date de mort !
— Espérons qu'ils se soient également trompés pour Andrew et moi. Notre décès est prévu pour après-demain, le 4 janvier 2013 ! »

 * * *

Vers trois heures du matin donc, seul, dans la salle à manger du gîte. Sur la table, sont étalées les trois photographies et la lettre anonyme ; sur mon ordinateur, les clichés pris aujourd'hui par Léandra au cimetière. À partir des indices dont je dispose, j'essaie de placer chaque élément dans de jolis petits tiroirs mentaux bien compartimentés. — Nous avons subi ces péripéties depuis le début ; cette nuit, je veux devenir maître des événements, trouver une logique à tout cela, reconstruire une partie du puzzle.

Je récapitule. — Mercredi 26 décembre 2012, soit trois jours avant notre départ pour Chiny, Andrew reçoit le premier indice. Y sont mentionnés un lieu précis (l'hôtel des Comtes de Chiny) et une menace (« Vos jours seront comptés »). C'est un paradoxe : d'un côté, la photo nous attire mais de l'autre, le message nous repousse ; autrement dit : l'expéditeur désire que nous venions à Chiny mais nous met dès le début en garde contre les dangers qui nous attendent.

Cet indice nous conduit de manière évidente à l'hôtel des Comtes de Chiny, où nous recevons la deuxième photo, celle du pont Saint-Nicolas. La nuit suivante, sur ce dernier, au niveau de la stèle, un "agent" (un homme en habit de moine cistercien) nous attend et donne à Andrew une troisième photographie représentant la chapelle Notre-Dame, non sans avoir auparavant fait référence à de mystérieux « Omonoks ». Trois conclusions s'imposent : 1) plusieurs individus sont impliqués dans la distribution des indices-photographies (au moins ce « moine » et le serveur de l'hôtel) ; 2) ils ne semblent pas malintentionnés ; 3) ils ont le sens de la mise en scène (pourquoi cet épisode du pont si ce n'est pour nous impressionner ?).

Peut-être aurions-nous dû directement enquêter sur le site de la chapelle Notre-Dame, comme le suggérait la troisième photographie, mais nous avions alors d'autres chats à fouetter (ou plutôt : ils avaient une biche à préparer) et avons donc laissé cet indice de côté.

Dans la nuit du Nouvel An, Monsieur Cailloutard mentionne à nouveau ce bâtiment ecclésial autour duquel toute l'intrigue semble graviter. Et comme tous les habitants cette nuit-là, notre propriétaire paraît complètement paniqué à l'idée qu'une lumière puisse ne fût-ce que voler au-dessus de la chapelle Notre-Dame. Le lendemain, il nous rend visite pour s'expliquer. Durant la petite discussion qui s'ensuit, nous apprenons qu'il est au courant des indices que nous avons reçus et que nous ne sommes pas les premiers Bruxellois à recevoir ces photographies (le cimetière lui donnera raison). Pour finir, il nous propose d'oublier cette affaire et nous donne quelques idées de promenades. Est-ce une coïncidence si, le même jour, un « moine noir » essaie de me précipiter dans le vide, du haut de ce rocher du Hat que Monsieur Cailloutard nous avait hautement conseillé ?

Je suis convaincu qu'il y a au moins deux forces en présence dans cette ville — deux clans antagonistes : d'un côté celui à l'origine des photographies et des indices, qui semble avoir besoin de nous ; de l'autre, celui des mystérieux Omonoks, qui sont sans aucun doute à l'origine de la tentative d'assassinat du rocher du Hat et qui, selon toute vraisemblance, occupent la chapelle Notre-Dame. Est-ce l'entrée de leur repère que nous avons découverte hier soir derrière la Pietà ?

* * *

Aujourd'hui, aux alentours de midi, mes parents, ma grand-mère et ma petite cousine Chelsea débarquent à Chiny pour une courte journée en notre compagnie. Pour le dîner, nous mangeons des pipes gaumaises et un délicieux pâté provenant de la boucherie Quintin, accompagnés de fromage et de salade. Début d'après-midi, nous nous rendons au bar de l'hôtel des Comtes de Chiny. Là, le groupe se sépare : ma grand-mère et moi restons au bar tandis que tous les autres partent en balade le long de la Semois.

Le serveur se trouve dans une autre pièce du grand bâtiment hôtelier. Nous sommes les seuls clients. Je profite de la présence de ma vieille grand-mère pour lui poser une question qui me trotte dans la tête :
« Bobonne, as-tu déjà entendu parler des Omonoks ?
— Les Omonoks ? Tu veux parler des moines noirs ?
— Oui ! Tu les connais ?
— Pardon ?
— Tu connais les Omonoks ?
— Les Omonoks... Les moines noirs... Oui, oui, bien sûr.
— Ha ben ça...
— Feu ton grand-père a eu affaire à eux, dans le temps, à la carrière d'Aisemont.
— Hein ?
— Je t'ai déjà raconté l'épisode où ton grand-père a failli mourir broyé par un concasseur, lorsqu'il travaillait à la carrière à chaux d'Aisemont ? Qu'il a eu la vie sauve uniquement parce ce qu'il s'est cramponné à l'une des chaînes de la machine ?
— Oui, je connais cette histoire.
— Et celle où un camion lui a foncé dessus, lui écrabouillant une partie de la trachée ?
— Oui, je la connais aussi. À chaque fois, il a eu une sacrée chance de rester en vie !
— C'est à chaque fois un Omonok qui a fait le coup. 
— Quoi ?
— Pardon ?
— Tu viens de dire que "c'est à chaque fois un Omonok qui a fait le coup".
— Oui, les Omonoks ont essayé de tuer à plusieurs reprises ton grand-père.
Mais Bobonne, c'est quoi, un Omonok ? »
Plutôt que de répondre directement à la question, elle continue son histoire :
« Ton grand-père avait eu la très mauvaise idée de vouloir se mêler de leurs affaires, tu vois. Alors, comme toujours dans un cas pareil, ils essaient de te tuer, hein, mais sans qu'on puisse remonter jusqu'à eux. Ils te foncent dessus en voiture ou bien te poussent dans un concasseur ou dans un ravin...
— Mais...
— Hamilton, mon petit-fils préféré, jure-moi que jamais tu ne te mettras en travers du chemin d'un Omonok !
— Euh, d'accord !
— Juré ?
— Juré ! »

Au coucher du soleil, le bar se remplit de Flamands revenant de leur randonnée journalière. Ma grand-mère reprend alors une conversation beaucoup plus routinière : « Il paraît qu'en Gaume, le microclimat est très favorable par rapport au reste du pays... » Notre groupe de promeneurs revient au bar après une balade d'une heure environ et c'en est définitivement fini de la discussion sur les Omonoks...

* * *

Le soir, Léandra, Andrew et moi sommes de retour à l'hôtel des Comtes de Chiny, cette fois-ci pour un repas dans le restaurant gastronomique : nous optons tous les trois pour le délicieux « Menu du Marché » : crème de panais en amuse-bouche, quiche au Cantal ou terrine de chevreuil en entrée, civet de marcassin en plat principal, le tout arrosé par un très bon Minervois rouge. Ensuite, ils mangent un dessert pendant que je déguste un plat de fromages.

Je prends un café puis nous payons l'addition. Nous nous apprêtons à prendre le chemin du gîte lorsque la serveuse nous intercepte : « Excusez-moi... L'un de vous s'appelle-t-il Hamilton ?
— Oui, c'est moi.
— L'un de vos amis m'a demandé de vous remettre ceci. »
Elle me tend une photographie.
« Ha non ! »
Je repousse sa main d'un geste brusque.
Hamilton, mon petit-fils préféré...
« Il a insisté pour que vous la preniez, Monsieur... »
... jure-moi que jamais tu ne te mettras...
« Qu'il aille se faire voir ! »
... en travers du chemin d'un Omonok !
« Mais... »
Juré ? Juré !
« Laissez-nous tranquilles, merde ! »

Je la bouscule et sors de l'hôtel, énervé, suivi par mes deux amis.
« Pourquoi n'as-tu pas pris la photo ? me lance Andrew, intrigué.
— Parce que je n'ai pas envie de finir écrabouillé.
La statue en haut de la grange, sur cette photo jaunie que tu n'as pas prise, c'était saint Martin, non ? »

Chiny, cinquième jour

« On se croirait vraiment dans un album de Bob et Bobette ! » s'exclame tout à coup Léandra. Nous sommes tous les trois confortablement installés dans le salon du gîte. Eux sont assis dans leur fauteuil habituel pendant que je suis affalé sur mon canapé fétiche (un horrible divan en fin de vie, mais que j'aime quand même).
« Quoi "un album de Bob et Bobette" ?
— Ce qui nous arrive... Ce qui t'est arrivé hier soir au rocher du Hat, Hamilton... Toutes nos péripéties...
— Je ne trouve pas ça drôle, dis-je en me remettant en position assise.
— Hamil ! Réfléchis ! Ça n'a aucun sens !
— Qu'est-ce qui n'a aucun sens ?
Tout ! Toute cette histoire ! On se croirait dans une bande dessinée. Moi-même, je me trouve bizarre : je ne suis absolument pas préoccupée par ces événements insolites qui se succèdent à grande vitesse... Et toi, ne trouves-tu pas ton comportement étrange en ce moment ? Quelqu'un a essayé de te pousser dans le vide hier, tu as passé une partie de la soirée au commissariat de Florenville et tu parles de manière décontractée, alors que tu devrais au contraire être en état de choc ! Nous sommes dans un album de Bob et Bobette !
— Ouais, eh bien j'emmerde Bob et Bobette ! À la tombée de la nuit, j'irai enquêter à la chapelle Notre-Dame !
— Tu vois ? Tu recommences !
— Quoi "je recommence" ?
— Tu ne te comportes pas comme d'habitude, Hamil. Tu parles de mener l'enquête dans une chapelle une fois la nuit tombée !
— Léandra, on a essayé de m'assassiner ! Et la photographie, tu t'en souviens ? "Jésus sur sa butte observe" euh...
— "Le Rédempteur sur son surplomb observe la messe noire, mais c'est de ses yeux de poupon que renaîtra l'espoir", rectifie Andrew.
Voilà ! Tout converge vers la chapelle Notre-Dame. Avec ou sans vous, je m'y rendrai ce soir. »
* * *
L'après-midi, nous sommes repartis pour une balade bucolique : celle de la roche du Corbeau et des Neuf Hêtres. Sur le chemin boisé, de temps en temps, Léandra grommèle : « Aucun sens, tout cela n'a absolument aucun sens... Nous sommes à nouveau en train de nous promener alors que quelqu'un a essayé de tuer Hamilton hier... » ; plus tard, elle conteste une nouvelle fois la réalité de notre condition actuelle : « Si nous étions des personnages de roman, personne ne croirait une seule seconde à ce qui nous arrive. »
La roche du Corbeau domine la boucle de la Semois au milieu de laquelle la ville de Chiny est partiellement enclavée. Il s'agit d'un promontoire rocheux formant une brèche dans la forêt et débouchant sur une vue panoramique assez saisissante comprenant le centre de Chiny ainsi que « la Noue », plaine alluviale située en bas de la ville et presque entièrement encerclée par la rivière. Selon une légende, le rocher du Corbeau est ainsi nommé parce qu'au Moyen Âge, les corvidés s'y réunissaient pour y faire une dernière halte avant de s'envoler en direction du cimetière... Les vieilles légendes valent ce qu'elles valent (tout comme les albums de Bob et Bobette).

Les Neuf Hêtres, quant à eux, sont une curiosité naturelle locale : neuf hêtres qui croissent à partir d'une grosse souche commune... Ou plutôt « croissaient » : aujourd'hui, seuls cinq hêtres sont encore en vie. Léandra soupire : « Et c'est maintenant que nous allons trouver une photographie à l'intérieur de cet arbre ! » Mais elle se trompe : nous ne trouvons aucun indice à l'intérieur des Neuf-Hêtres-qui-ne-sont-plus-que-cinq, ni sur le reste du parcours d'ailleurs. Le prochain indice — j'en suis intimement convaincu — se cache dans la chapelle Notre-Dame.

* * *

Au crépuscule, de retour de notre promenade, Andrew accepte de m'accompagner jusqu'à la fameuse chapelle pendant que Léandra visite le cimetière voisin pour prendre quelques photos. La chapelle Notre-Dame a été édifiée sur un versant tellement abrupt qu'elle est composée de deux étages : la « vraie » chapelle, bien entretenue et richement illuminée, est surélevée de huit marches tandis qu'une statue de Pietà de mauvaise facture habite la petite alcôve de l'étage inférieur.

Je me tourne vers Andrew, exalté : « Les "yeux de poupon" du poème !
— Oui, quoi ?
— "C'est de ses yeux de poupon que viendra l'espoir" !
— Que renaîtra l'espoir, oui et alors ?
— Ce sont les yeux de Jésus dans les bras de sa mère, ici, dans l'alcôve !
— Pourquoi donc ? Ça ne tient pas la route. Jésus est forcément adulte dans le thème de la Pietà...
— Peut-être notre mystérieux poète voulait-il absolument trouver une rime avec "surplomb" ? Ou peut-être s'est-il trompé, tout simplement ? Ou peut-être encore est-ce une métaphore ? Quoi qu'il en soit, je suis certain qu'il faut faire quelque chose, matériellement, avec les yeux du Christ mort dans les bras de la Vierge du rez-de-chaussée !
— Comme avec la statue dans Vol 714 pour Sydney ? »
Devant la Pietà, Andrew et moi trouvons la solution : en enfonçant un pouce dans l'œil droit du Christ, la statue se détache du mur et s'ouvre pour donner accès à un escalier plongeant dans le sol. Une forte odeur de cave se dégage de l'ouverture. Andrew allume la lampe de son smartphone et descend de quelques marches. « C'est curieux, me dit-il, j'ai l'impression qu'après environ un mètre de pente, ça donne sur une longue galerie... » Au même moment, j'entends un bruit de pas rapides derrière moi et me retourne, apeuré. Ce n'est que Léandra qui arrive vers nous en courant. « Qu'est-ce que vous faites ? Vous avez trouvé une porte ? nous demande-t-elle, essoufflée.
— Un véritable passage secret, oui !
— Ha bon. Quoi qu'il en soit, vous feriez mieux de venir au cimetière !
— Ça ne peut pas attendre ?
Non.
— Pourquoi ? Tu as trouvé des tombes exceptionnelles ?
— Oui : les nôtres. »

Chiny, quatrième jour

« À droite, à gauche, en amont, en aval, les roches s'étagent, s'escarpent, dressent de prodigieux escaliers, le rocher du Négé, le rocher de la Goffe Louis, le rocher de la Goffette, le rocher Pinco, les grands rochers du Hat, plus loin le Rebat et le rocher Fendu, énormes masses en surplomb, à pic, de guingois, dont les profils écornés et grimaçants évoquent l'horreur des animalités fabuleuses et qui se lustrent de merveilleuses chasubles d'or, de pourpre et de vermillon sous les mousses, les camomilles, les eupatoires, les digitales et les mille-pertuis moutonnant à l'infini comme une toison. » (Camille Lemonnier)

Fin de matinée, Monsieur Cailloutard, le propriétaire du gîte, nous rend visite. À peine lui avons-nous ouvert la porte qu'il s'engouffre dans le corridor. « Fermez donc cette porte et suivez-moi ! », nous ordonne-t-il, l'air inquiet. Il déboule dans la grande pièce du rez-de-chaussée, inspecte rapidement les lieux, ferme les tentures de la salle à manger, nous installe tous les trois dans le canapé croulant du salon et éteint toutes les lumières à l'exception de la petite lampe d'appoint. Il s'empare d'une chaise qu'il utilise pour s'asseoir à cinq centimètres de nos têtes. Il commence à parler très bas et très lentement, comme s'il s'apprêtait à nous confier ses pensées les plus secrètes...
« Je vous dois des explications pour cette nuit, commence-t-il.
— Oh, mais vous savez...
— Non. Je vous dois des explications. Si je vous ai renvoyés chez vous, c'était pour votre sécurité.
— Ha.
— Je vais être franc. Vous, les gens de la ville, vous ne comprenez strictement rien à notre vie au fil de la Semois. Vous débarquez ici sans rien connaître des choses qui se font et des choses qui ne se font pas à l'ombre des cuestas. À force de voir de la lumière à chaque coin de rue, même au plus profond de votre nuit de citadins, vous en êtes arrivés à l'idée complètement loufoque que toute chose se devait forcément d'être éclairée... Mais il y a un temps pour le jour et un temps pour la nuit, voyez-vous ? Et vous ne bouleverserez pas les coutumes de la région, qu'elles soient bonnes ou mauvaises...
Mais ce n'est pas du tout dans notre intention de...
— Combien de photographies avez-vous reçues jusqu'à présent ? Oh, laissez-moi deviner ! D'abord celle des Comtes de Chiny. Une fois là-bas, le serveur vous a remis la deuxième photo, celle de l'église Sainte-Walburge... Ou bien alors celle du pont Saint-Nicolas ? Puis, dans l'église ou sur le pont, frère Xavier vous a fait son grand numéro : "Les Omonoks ! Les Omonoks !" Et évidemment, il voudrait que vous enquêtiez sur ce qui se passe à la chapelle Notre-Dame... Je me trompe ?
— Comment savez-vous tout cela ?
— Vous n'êtes pas les premiers.
— Pardon ?
— Vous n'êtes pas les premiers Bruxellois à recevoir ces photographies.
— C'est une blague courante dans la région que de faire peur aux touristes ?
— Oh, ce n'est pas une blague. C'est du sérieux. Avez-vous déjà été visiter le cimetière ?
— Comme c'est curieux : vous êtes la deuxième personne à nous parler de ce cimetière. Il paraît que les trois mêmes familles s'y partagent la plupart des tombes.
— Ce n'est pas ces tombes-là qu'il faut regarder mais les quelques autres... Et ce n'est pas les noms qu'il faut y chercher mais plutôt les lieux de naissance.
— Que...
— Par pitié, restez en dehors de tout cela ! Ne suivez pas les indications des photographies, ne lancez pas de lumières dans la nuit, ne tournez pas autour de la chapelle... Bref, passez un séjour normal et tout se passera pour le mieux.
— Ma foi, d'accord, dis-je.
— Nous ne sommes pas à la recherche d'aventure, renchérit Léandra.
— Connaissez-vous de bons itinéraires de promenade ? demande Andrew.
— Des promenades ? En voilà une bonne idée ! Êtes-vous déjà allés jusqu'au rocher du Hat ? La vue sur la Semois y est magnifique, surtout au coucher du soleil ! Sinon, il y a d'autres randonnées, comme le chemin des Neuf Hêtres ou celui du barrage de la Vierre...
— Le rocher du Hat, les Neuf Hêtres, le barrage de la Vierre... C'est noté !
— Des promenades ! Ha ! En voilà une saine occupation... »
Sur ce, il se lève et nous laisse seuls avec nos interrogations.
* * *

C'est pourtant vrai que nous ne sommes pas fondamentalement intéressés par l'aventure. Nous sommes venus à Chiny pour nous reposer, pour passer une semaine tranquille au rythme de l'hiver gaumais. Ces énigmes et ces photographies nous ont été imposées. Qu'importe après tout si nous ne connaissons pas le fin mot de l'histoire ! Nous suivons donc avec plaisir les judicieuses recommandations de Monsieur Cailloutard et consacrons notre après-midi aux balades en forêt, laissant de côté la partie à laquelle certains voudraient que nous jouions.

Nous marchons à flanc de colline, longeant d'abord les méandres de la Semois avant de nous en écarter et de poursuivre notre route sur un chemin forestier sinueux. Le soleil est bas sur l'horizon lorsque nous sortons des bois à hauteur de la passerelle près de l'hôtel des Comtes de Chiny. L'heure est idéale pour monter jusqu'au rocher du Hat, qui se situe à peine à un kilomètre à vol d'oiseau.

Nous arpentons le sentier qui mène au fameux rocher. Je suis tellement impatient d'apercevoir le panorama que, par moment, je cours de roche en roche. J'ai donc une petite longueur d'avance sur mes deux amis quand j'atteins le sommet. Mazette, quelle vue ! La Semois encercle de son méandre un des premiers contreforts ardennais tandis qu'à l'horizon, le soleil du soir joue à cache-cache avec de majestueux nuages. Je jette un rapide coup d'œil en contrebas : la falaise est à-pic ; une simple maladresse et c'en est fini des aventures d'Hamilton ! J'entends Léandra et Andrew se rapprocher et, tournant lentement la tête, je leur crie, enthousiaste : « Hé ! Venez donc voir cette falaise ! »
Mais ce n'est ni Léandra ni Andrew.

À leur place, j'observe horrifié une silhouette vêtue d'une longue robe noire de moine, la capuche rabattue sur le visage, me foncer dessus. Elle tente de me pousser dans le vide mais je me retourne et esquive sa trajectoire de justesse. Des morceaux du tissu noir de son vêtement me frôlent et une main tente rageusement d'agripper ma veste afin de me faire basculer. En vain. Mon agresseur perd l'équilibre. J'en profite pour courir vers le sol rassurant de la forêt toute proche et je me retourne juste à temps pour voir la silhouette plonger dans le vide et disparaître sous le rebord du rocher, sans un cri.

Lorsque Léandra et Andrew arrivent sur place, j'essaie de proférer le pire des jurons qui me passe par la tête mais aucun son — absolument aucun son — ne sort de ma bouche.

Chiny, troisième jour

La troisième photographie, celle qu'Andrew a reçue hier soir des mains du mystérieux moine cistercien, a rejoint ses deux consœurs sur la table de la salle à manger. Il s'agit d'une ancienne vue panoramique prise depuis le haut de la ville de Chiny : un édifice religieux bâti sur une butte occupe l'extrême droite du cliché ; au loin, en contrebas, le pont Saint-Nicolas et la Semois se détachent d'un vallon boisé. « La photo est vieille mais il s'agit à coup sûr de la chapelle Notre-Dame que nous avons croisée à plusieurs reprises en descendant vers la vallée », note Andrew. Je retourne pour la dixième fois au moins la photographie et lis à voix haute l'habituel petit poème inscrit sur son verso :
« Le Rédempteur sur son surplomb
Observe la messe noire,
Mais c'est de ses yeux de poupon
Que renaîtra l'espoir. »

« C'est de plus en plus bateau, déploré-je, un peu comme si l'auteur de ces lignes avait le plus grand mal à trouver l'inspiration...
— Quoi qu'il en soit, l'indice pointe indubitablement vers la chapelle Notre-Dame, constate Andrew.
— Est-il possible que ces gens, peu importe qui ils sont, veuillent que nous réalisions quelque chose pour eux ? propose Léandra. Peut-être veulent-ils nous mettre en garde contre un danger ? Peut-être sont-ils des amis ?
— Peut-être...
— Mais pourquoi s'adresser à nous ? Et pourquoi tout ce mystère ?
— Ha ça !
— De toute façon, coupe Andrew, nous n'aurons pas trop le temps aujourd'hui de pousser plus avant l'investigation... »
Andrew a parfaitement raison car ce lundi, nous devons absolument nous rendre à Florenville pour acheter les victuailles du réveillon de la Saint-Sylvestre. Seuls deux bus par jour circulent durant les vacances scolaires : nous sommes donc obligés de prendre celui de 14 heures 38 qui passe devant l'église de Chiny et de repartir de Florenville à bord de celui de 16 heures 43. Dans la « grande » ville, nous avons aisément le temps de faire les courses au supermarché du coin, d'acheter un gâteau-tiramisu aux « Chocolats d'Édouard » (établissement archi-réputé de la région) et même d'aller manger une tartine dans l'une des nombreuses brasseries de la place Albert Ier.

* * *
Après les zakouskis, après la bisque de homard, après le rôti de biche (spécialité de la boucherie Quintin à Chiny), après les chicons, après les pommes de terre, après le gâteau-tiramisu et après le champagne de minuit, nous sortons observer le petit feu d'artifice lancé depuis l'église toute proche. Nous participons aux festivités en lançant dans la rue, à deux pas de notre porte, la lanterne volante offerte à Léandra par Walter il y a... longtemps ! L'allumage dans le vent et sous la fine pluie s'avère difficile, mais la lanterne finit par se gonfler d'un coup et à prendre son envol. Elle s'accroche un instant à un fil électrique, mais s'en dégage facilement et gagne rapidement de la hauteur.

Et puis, c'est le drame — pour les habitants du moins.

Regagnant leur maison après le feu d'artifice, les gens s'immobilisent et observent notre lanterne s'envoler dans les airs en direction de la forêt. Des voitures s'arrêtent. Plusieurs personnes en sortent en jurant, claquant leur portière. J'aperçois même Monsieur Cailloutard, notre propriétaire. Lui aussi est immobile mais reprend rapidement ses esprits. Il se dirige alors à toute vitesse vers nous, les poings serrés, vociférant : « Non, mais vous êtes fous ? Et si les... Ils... Ha ! Vous êtes complètement malades de lancer ce machin lumineux dans les airs, ici, à Chiny !
— Mais nous... C'est-à-dire que... Mais... Il y a eu ce feu d'artifice il y a un instant !
Notre feu d'artifice ne risquait pas de survoler la chapelle Notre-Dame ! »
Ensuite il regarde en se rongeant les ongles la lanterne lumineuse suivre le vent et devenir un simple point rougeoyant dans la nuit nuageuse...
« Mon dieu, espérons qu'ils ne l'aient pas vue. Ils détestent les lumières dans le ciel...
— Qui ça, "ils" ?
— Bon sang, rentrez chez vous et ne posez pas de question ! Rentrez chez vous, rangez vos lanternes, fermez votre porte à double tour et ne ressortez pas avant l'aurore ! »
* * *

« Vous avez vu comme elle a merveilleusement bien décollé ? », annonce Léandra, fière, de retour au gîte. « À mon avis, ils sont jaloux, voilà ce qu'il y a ! »

Chiny, deuxième jour

Lamia, Lana (les deux cousines « à moitié » Réunionnaises de Léandra) et Lenzo (le compagnon de Lana) arrivent au gîte en tout début d'après-midi. Naïfs, nous pensions profiter de leur voiture pour visiter l'abbaye Notre-Dame d'Orval. Las ! Nous sommes six et aurions le plus grand mal à tous rentrer dans le petit véhicule de Lenzo. Adieu donc Orval, ses moines, sa bière et son fromage...

Sur la table de la salle à manger, sont étalées les deux énigmatiques photographies ainsi que la lettre anonyme et la non moins mystérieuse addition d'hier soir. Léandra se fait un plaisir d'expliquer la situation à nos invités : « Vous allez voir : c'est très étrange ! Nous recevons des photographies et des avertissements de la part d'inconnus... Hamilton est sur les nerfs mais moi, je trouve ça très amusant ! » Lana s'empare de la lettre anonyme et se met à lire tout haut : « "La Gaume est une frontière. La Gaume est un danger. Franchissez la lisière et vos jours seront comptés." Punaise, c'est dingue ce truc !
— Ces rimes sont très pauvres, déclaré-je, contrarié.
— Chaque photographie semble mener vers un endroit précis du village, explique Léandra. Et à l'arrière de la seconde photographie, celle du pont de pierre, un autre poème fait référence à une couronne et à des poissons...
— Une couronne ? Des poissons ?
"Là où la couronne dorée surmonte les poissons d'argent, attendez en paix car bientôt viendra notre agent", récite Andrew.
— Oui, voilà ! 
— Sans doute l'œuvre d'un gamin de six ans », soupiré-je. 

Orval étant inaccessible aujourd'hui, nous optons pour une petite promenade le long de la Semois : « Passez la passerelle en bas des "Comtes de Chiny" et prenez à droite jusqu'au moulin Cambier. Là vous pourrez traverser le pont Saint-Nicolas et revenir à la ville par la route », dixit la maman de Poulain Perspicace. Nous nous baladons donc jusqu'à la brasserie du moulin Cambier, ancien moulin à eau installé sur une dérivation de la Semois où nous faisons un arrêt revigorant (bières, chocolats chauds, crêpes...).

Avant de nous attaquer à la montée qui nous ramènera à notre point de départ, nous traversons un pont de pierre à cinq arches : « C'est à coup sûr le pont de la photographie », constaté-je. Sur le parapet, une stèle commémorative a été érigée et une plaque retrace brièvement l'histoire de l'ouvrage : « Pont Saint-Nicolas. Ancien pont construit en 1739. Architecte A. Piedchapt. A été détruit le 10 mai 1940. A été reconstruit en 1955-1956. Architecte V. Sarlet. Entrepreneur H. Marchand. Les communes de Assenois, Straimont, Chiny et Suxy. » Au-dessus de la plaque, sur la stèle même, trône la figure de saint Nicolas ainsi qu'un blason : trois poissons surmontés d'une couronne d'or. « Eh bien, les voilà nos poissons d'argent ! », s'exclame Andrew. Je lâche, railleur : « Ha ! Et que faut-il faire maintenant ? Attendre en paix que leur "agent" daigne se déplacer ? » Évidemment, nous n'attendons pas et rentrons nous reposer au gîte alors que le soir tombe. Lamia, Lana et Lenzo repartent après une petite heure de discussion au chaud dans les canapés du salon.
 
* * *

Il est presque neuf heures du soir lorsque nous constatons, un peu tard hélas, que le restaurant où nous avions prévu d'aller manger (le Foyer IX, à dix mètres de chez nous) est fermé. Sans repas disponible dans le gîte, Léandra, Andrew et moi sommes obligés de quitter le centre de Chiny à pied pour nous rendre à nouveau à la brasserie du moulin Cambier. Nous descendons la route noire et sinueuse qui nous amène au pont de pierre. En traversant ce dernier une nouvelle fois, dépassant la stèle au blason, je déclare à la cantonade : « Ah là là, il en prend du temps pour arriver, cet agent ! », mais ça ne fait rire personne.

Au Moulin Cambier, Léandra n'est pas dans son assiette et commande un simple croque-monsieur. Andrew et moi prenons une raclette au fromage savoyard. Nous quittons la brasserie peu après dix heures du soir.

Il fait vraiment très sombre sur la route du retour, mais Andrew a eu la bonne idée de télécharger sur son smartphone une puissante lampe de poche qu'il utilise pour éclairer notre chemin. Traversant à nouveau le pont de pierre, Andrew est le premier à se figer, suivi par Léandra qui étouffe un cri. Légèrement en retrait, je demande : « Que se passe-t-il ? » puis je vois ce qu'ils voient et me fige à mon tour... Dans la lumière de la lampe d'Andrew, au pied de la stèle, se tient un vieil homme élancé. Il porte la robe blanche et le scapulaire noir typiques des moines cisterciens. Ses yeux ronds, presque étonnés, sont fixés sur nous. Nous sommes toujours complètement statiques lorsqu'il crie : « Hamilton ? Andrew ? Léandra ? Est-ce vous ?
— Que... ? Comment connaissez-vous nos...
— Les Omonoks !
— Quoi ?
— Les Omonoks !

— Les hommes Onox ?
— Dieu, protégez-nous des Omonoks ! »

L'homme s'approche lentement de notre position. Je me crispe avant de me détendre : ce vieux moine n'a pas du tout l'air dangereux ; à vrai dire, il semble même beaucoup plus terrifié que nous ne le sommes. Il arrive devant Andrew et lui tend quelque chose — un papier ? avant de nous dépasser sans mot dire et disparaître dans la nuit.

« Andrew ? Que t'a-t-il donné ?
— Une... Une nouvelle photographie. »

Chiny, premier jour

Dans le train vers Libramont (notre gare de correspondance), Léandra, Andrew et moi tentons plusieurs jeux de mots particulièrement pourris : « Ha, nous arrivons en gare de Ciney ! C'est bien ici qu'on peut aller à l'opéra ? À l'opéra de Ciney ? » ; « Vous imaginez ? On arriverait à Jemelle et on demanderait aux habitants où sont les tours... Les tours Jemelle, ha-ha ! » ; « Chiny est connue pour sa muraille : la Grande Muraille de Chiny ! » Ce petit jeu nous détend et nous permet surtout de mettre un tant soit peu en sourdine l'histoire de la lettre anonyme (lire en date d'hier).

Une bonne heure plus tard, nous arrivons en gare de Florenville par le train de 16h18. Le père de Poulain Perspicace nous accueille sur le quai, la clope au bec, couvert d'un chapeau : « Avez-vous fait bon voyage ? » Auparavant, nous explique-t-il, la motrice qui couvrait la liaison Libramont-Virton était une antique micheline de la SNCB, mais elle a été remplacée par la rame ultramoderne que nous venons d'emprunter. « Avez-vous aperçu l'ancien arrêt des Épioux perdu dans la forêt, à quelques kilomètres d'ici ? », nous demande-t-il ensuite... Non, nous l'avons loupé.

Dans le centre de la petite ville, en face de l'église, le papa nous montre fièrement son ancienne maison familiale (« Les générations futures auront pour mission de la racheter ! »), puis le propriétaire du gîte nous accueille et nous fait rapidement visiter les lieux. « Oui, je sais, ça sent le poisson pour l'instant », s'excuse-t-il. « Ce sont les précédents locataires qui en ont mangé à Noël et qui ont laissé traîner les restes dans la poubelle pendant des jours... J'ai aéré du mieux que je pouvais, mais ça sent toujours un peu ! »

En fin d'après-midi, la mère de Poulain Perspicace nous ramène une sangle oubliée dans leur voiture et en profite pour visiter les lieux : « Ha ! C'est donc à ça qu'il ressemble, leur gîte, aux Cailloutard ? », puis elle commente les liens familiaux qui existent entre les gens du coin. « Vous savez, ici, à Chiny, vous entendrez souvent parler des mêmes familles : Cailloutard, Quintin, Ribolin... Si vous en avez l'occasion, allez faire un tour au cimetière et regardez les noms sur les tombes. Vous risquez d'être surpris ! » — Curieuse remarque... Je me jure d'aller faire un tour dans ce cimetière un jour prochain.

Le soir tombe et Andrew propose que nous prenions l'apéro au bar de l'hôtel des Comtes de Chiny, au bord de la rivière. Nous dévalons à pied la route de l'embarcadère jusqu'à l'imposant bâtiment hôtelier. La salle du bar est composée de quelques tables. Dans un coin, des Flamands tapent la carte ; dans un autre, une télévision (heureusement muette) diffuse la rétrospective 2012 de 50mn Inside sur TF1. Un serveur bien habillé arrive et nous demande ce que nous désirons boire.

« Je vais prendre un Orval, répond Léandra. 
— Moi aussi, dis-je.
— Un Orval également, s'il vous plaît », lance Andrew.
Le serveur s'apprête à reprendre le chemin du bar mais je le retiens un instant :
« Pourrions-nous aussi avoir douze cubes de fromage ?
— Trois Orval et douze cubes de fromage ? demande-t-il en se figeant.
— Oui !
— Un instant. »

Il revient avec les trois Orval mais sans le fromage. Avant de repartir en silence vers le bar, il dépose sur la table une photographie jaunie, prise durant la nuit, d'un pont de pierre composé de plusieurs arches enjambant une rivière. « Curieux ! », constate Andrew en prenant la photographie dans les mains, « Elle semble être de la même facture que celle que j'ai reçue ce mercredi. Et il y a aussi un mot à l'arrière... » Il la retourne sur la table :
« Là où la couronne dorée
Surmonte les poissons d'argent,
Attendez en paix
Car bientôt viendra notre agent. »
« Peut-être s'agit-il d'un simple jeu de piste ? » propose Léandra, « Une sorte d'énigme créée par le syndicat d'initiative de Chiny pour favoriser le tourisme ? » Mais elle-même ne semble pas convaincue par son argumentation. Nous appelons à plusieurs reprises le serveur pour lui demander des explications, mais ce dernier feint de ne pas nous voir. Il finit par nous apporter l'addition sans dire un mot. C'est Andrew qui, le premier, remarquera le proverbe tout en bas de la note : « Qui s'occupe des affaires d'autrui s'expose à de graves ennuis. » Je me rends au bar et proteste auprès du serveur :
« Qu'est-ce donc que ça ? Une menace ?
— Oh non, Monsieur ! Ici, à Chiny, nous avons tout simplement la coutume de terminer nos additions par un proverbe du cru... Pour faire passer l'amertume de la bière en quelque sorte. »

Nous voilà bien avancés ! Léandra trouve cette affaire extrêmement amusante. Andrew ne dit rien. De mon côté, je suis énervé car je pense qu'un individu — voire un groupe organisé d'habitants du village ? — prend un malin plaisir à nous faire peur... Il faudra essayer coûte que coûte de tirer toute cette affaire au clair dans les jours à venir.

Lettre anonyme

Je rédige ces quelques lignes dans le calme de la nuit chinienne, le lundi 31 décembre 2012, aux alentours de trois heures du matin. Je suis installé à la table du salon du gîte que nous avons loué à l'occasion des fêtes de fin d'année. L'écran de mon ordinateur constitue l'unique source lumineuse de la pièce et seul le congélateur manifeste sa présence par un curieux ronronnement. Léandra et Andrew sont partis dormir. Pour l'instant, fort heureusement, tout le monde est en vie !

Fidèle à la règle fixée au tout début de la rédaction de ce journal personnel, je me dois de décrire brièvement la soirée de ce vendredi 28 décembre. Cependant, je ne peux décemment passer sous silence les événements de ces derniers jours, qui s'inscrivent peut-être dans une trame beaucoup plus vaste. Au diable donc la chronologie, pour aujourd'hui à tout le moins !

Vendredi soir, j'ai laissé Gaëlle chez mes parents et suis reparti à Bruxelles pour une nuit seulement. J'ai passé la soirée chez Amy et Zapata, en compagnie de Flippo et d'un Coati curieusement sage. Au programme : de la soupe, un gratin aux épinards, des Christmas Crackers et un nouveau jeu de société du nom de Descendance, le tout arrosé d'alcool et entrecoupé de joints. À aucun moment je n'ai affiché le moindre signe du malaise bien légitime qui me tenaillait alors depuis une journée... Je ne voulais pas inquiéter mes amis outre mesure : après tout, il est probable que cette histoire de lettre anonyme et de photo ne soit qu'une vaste blague, un canular savamment élaboré.

En ce qui concerne la location du gîte, Andrew s'est chargé de la plupart des détails logistiques : réservation et paiement, commande à la boucherie, signature du contrat, etc. Les formalités se sont faites en toute cordialité et dans la plus grande souplesse : le propriétaire se fera un plaisir de nous remettre les clés ce samedi en fin d'après-midi et il nous a même proposé de venir nous chercher en voiture à la gare de Florenville, ce qui ne sera pas nécessaire, normalement.

Tout allait pour le mieux jusqu'au coup de fil d'Andrew, ce jeudi soir... Pour régler les derniers détails du séjour, m'a-t-il dit, mais j'ai compris tout de suite à sa voix que quelque chose le tracassait au plus haut point. Il a fini par me parler du courrier qu'il avait reçu la veille. Léandra était déjà au courant et avait déjà eu l'enveloppe en main : ni timbrée ni cachetée ni signée, elle avait apparemment été déposée directement dans la boîte aux lettres d'Andrew, à Bruxelles. À l'intérieur, une lettre composée de quatre lignes dactylographiées :
« La Gaume est une frontière.
La Gaume est un danger.
Franchissez la lisière
Et vos jours seront comptés. »

Andrew m'expliqua que la lettre était accompagnée de la photographie jaunie d'une imposante et jolie bâtisse a proximité d'un cours d'eau, qu'il avait identifiée assez facilement comme étant l'hôtel des Comtes de Chiny, au bord de la Semois. Au dos de la photo, à nouveau un court texte dactylographié : « Commandez trois Orval et douze cubes de fromage. »

Léandra et Andrew n'ont pas pris cette lettre au sérieux : ils pensent tous les deux que c'est Poulain Perspicace (notre ami originaire de la région) qui nous a fait une blague. Si c'est le cas, il s'est donné beaucoup de mal, comme le montreront, du moins si j'en ai la possibilité, les prochaines entrées de ce journal. Car malgré cette lettre anonyme un rien menaçante, nous sommes tout de même allés nous installer à Chiny. Le jeu d'énigmes que nous y avons découvert est pour le moins étrange, mais rien ne nous permet de penser que nos jours soient actuellement en danger. Après tout, il n'y a pas de raison de sombrer dans l'angoisse : je devrais me détendre et profiter de ce séjour bucolique.

Trop tard

« Papa, je peux jouer à Onecraft ? » — Gaëlle veut dire Warcraft, mais a curieusement le plus grand mal à prononcer convenablement ce terme. Je lui ai créé une druidesse elfe de la nuit avec laquelle elle passe la majeure partie de son temps à tourner en rond à l'intérieur d'un cercle d'environ cinq cents mètres de diamètre, tuant occasionnellement des loups de niveau 1 ou 2... Soudain, avide de découvertes, elle se met à parcourir la nature verdoyante de Teldrassil le quasi-arbre-monde, mais elle se fait tuer par des monstres trop forts pour elle et devient un fantôme... « Oh, moi j'aime bien être un fantôme et je ne veux pas retourner dans mon corps ! Quand je suis un fantôme, je suis tranquille : je peux tout visiter sans jamais me faire attaquer ! »

Le nain et l'ogre. — « S'il te plaît, Papa, tu me racontes une histoire ? me demande-t-elle le soir dans son lit en donnant à son visage une expression (yeux de biche pleins d'espoir et moue triste) qu'elle a sans doute dû répéter de très nombreuses fois avant d'arriver à une telle perfection dans l'exécution.
— Ha non, ce soir il est trop tard pour te raconter cette histoire de nain...
— Cette histoire de nain ? Quelle histoire de nain ?
— L'histoire du dernier nain de la mine déserte...
— Oh, mais je ne la connais pas, moi !
— Ah, mais c'est qu'il est vraiment trop tard pour te raconter l'histoire du dernier nain de la mine déserte... Celle de ce nain abandonné alors que la mine de sa famille était attaquée par de vilains barbares. Il s'appelait Bohr et n'était encore qu'un bébé à cette époque reculée (il avait cinquante-quatre ans seulement). Ses parents l'oublièrent dans son berceau de pierre. Tous partirent sauf lui. Deux semaines plus tard, Bohr fut heureusement découvert par un gentil ogre qui s'occupa de lui pendant très, très longtemps. Deux cent cinquante ans plus tard environ, les nains qui avaient quitté précipitamment leur mine décidèrent de revenir y vivre. Ils découvrirent l'ogre et, voyant en lui une menace, le tuèrent de plusieurs coups de hache. Bohr n'arriva jamais à comprendre l'acte de sa famille et ne se remit jamais de la mort de son père adoptif et ami. C'est ainsi que Bohr décida de se tuer...
Oh, comme c'est triste  !
— Oui, mais c'est vraiment comme ça que ça s'est passé, hélas !
— Mais, Papa, tu viens de me raconter une petite histoire complète !
— Moi ? Mais non, pas du tout !
— Mais si !
— Bon, d'accord, c'est vrai, mais ça reste entre nous, hein ?
— Promis, je ne le dirai à personne !
(Silence.)
— Je pourrai quand même le dire demain à Nanou et Gégé que tu m'as raconté une histoire ? »
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Caverne high-tech

Les gnomes d'Omaha Beach. — Une colline tenue par la Horde (dont on peut apercevoir le drapeau à l'extrême gauche de la capture d'écran ci-dessous), des avions furtifs de facture gnome lâchant « les célèbres parachutistes de la 127e compagnie » sur la plage toute proche et, à l'horizon, sur fond de ciel rougeoyant, les navires de l'Alliance sillonnant la Grande Mer... C'est le débarquement de Normandie revu et corrigé par l'équipe de Blizzard Entertainment dans World of Warcraft, le MMORPG contenant le plus de références au mètre carré !

Cosmogonie réactualisée. — Cet « argument » selon lequel notre monde ne pourrait être qu'une simulation informatique ne fait qu'adapter les très anciennes cosmogonies à nos actuelles conditions d'existence faites de haute technologie et de réalités simulées. Rien de fondamentalement nouveau ne se dégage de tout cela. Que le monde soit sorti tout seul du néant, qu'il ait été créé par des dieux à partir de poussières d'étoiles, par une tortue à partir de ses propres déjections ou par des techniciens d'une intelligence tellement supérieure qu'elle est inconcevable à notre niveau, c'est du pareil au même : l'idée est invérifiable tout comme elle est impossible à réfuter ; par conséquent, elle ne nous apportera strictement rien d'autre qu'un énième grand frisson déiste adapté à notre temps.

Discussion avec Mère-Grand. — « Toi, tu l'avais vraiment trouvée, mais elle t'a lâché », me dit-elle en soirée durant notre discussion quotidienne. Elle donne ensuite son avis sur ce séisme personnel vieux de bientôt cinq ans : « Je ne l'ai jamais exprimé devant tout le monde, mais je lui en ai toujours voulu de t'avoir laissé tomber comme elle l'a fait. » Silence, puis : « Et parfois, elle vient ici et fait la bise à toute la famille comme s'il ne s'était rien passé ? Je ne dis rien, mais je trouve que ce n'est pas convenable. » — Bobonne a 86 ans. Dans la vieillesse, point de sagesse mais beaucoup d'humanité.