Glouglou

Rêve de poissons d'argent. — Chez mes parents. Ma chambre et celle de ma fille sont toutes les deux infestées par des lépismes, ces petits insectes qui ressemblent à des vers et qui se faufilent d'habitude dans les pièces humides des maisons. Ils grouillent par milliers... Les écraser ne sert à rien car dès qu'un vide se forme sur le parquet après y avoir posé et relevé un pied, d'autres de ces bestioles le comblent aussitôt. Ma mère nous explique qu'on ne peut rien y faire et qu'il va falloir que nous dormions dans nos lits respectifs en compagnie des poissons d'argent. « De toute façon », m'assure-t-elle, « ils sont inoffensifs ! », et je me réveille !

« Moi, je crois en Dieu ! » — Gaëlle n'en démord pas : elle croit en Dieu et en Jésus : « Maman m'a mise au cours de morale mais moi, je voudrais aller en religion catholique ! » Dans une famille athée depuis au moins deux générations, tant du point de vue paternel que maternel, la déclaration a de quoi surprendre ! — Ma fille va à contre-courant, elle incendie déjà ses aînés : c'est une très bonne chose. D'ailleurs, si elle s'était déclarée mécréante d'emblée, je me serais méfié.

Repas de Noël. — Ma grand-mère et Lazlo (le meilleur ami de mon père) participent à ce repas de Noël chez mes parents. Au menu : un simple velouté de tomates, des chaussons au potiron et à la feta (très bons et très simples à réaliser, je le note) ainsi que, en plat principal, la traditionnelle dinde. — Pourquoi ? Pourquoi faut-il donc qu'il y ait à chaque fois ce « gros poulet » répugnant (esthétiquement parlant) ? Arrivé à ce moment du repas, je n'ai déjà plus très faim et ce pauvre dindon m'achève complètement ; il me nargue avec ses os à décortiquer et la complexité de son corps jadis glougloutant... Un blanc pour moi, merci, comme ça je suis certain de ne pas tomber sur de l'immangeable ! — Enfin, arrive le dessert : des choux à la crème garnis de framboises et de chocolat fondant, préparés par mon père. Retour à la délicieuse simplicité !

Belote. — Bobonne est partie se reposer ; Gaëlle regarde la télévision. Nous sommes quatre adultes ; le moment rêvé pour une belote ! Ha, que j'aime ce jeu de cartes ! À chaque fois que je joue à la belote, j'ai envie de partager tout ce qu'elle représente pour moi (j'ai déjà essayé), mais c'est peine perdue : seule une personne qui a connu elle aussi ces veillées nocturnes estivales avec huit cartes en main pourra sans doute appréhender ce que je veux dire. — Dès qu'on cerne ce jeu et qu'on sait quelle carte jouer (autrement dit dès que c'est un tant soit peu automatique), la partie se déplace ; elle trouve son intérêt ailleurs : dans la complicité des partenaires et dans la bulle sociale formée par ce groupe de quatre joueurs. Le jeune Schopenhauer considérait le jeu de cartes comme une des manifestations les plus visibles de l'ennui en ce monde, mais en ne focalisant sa pensée que sur cet aspect-là du jeu, il en a sans doute loupé un autre, primordial... Oui, peut-être joue-t-on aux cartes pour passer le temps (pour ne pas succomber à l'ennui), mais on y joue aussi pour se retrouver.

Non-réveillon

Rêve de gratte-ciel. — Je me trouve sur le toit d'un gigantesque gratte-ciel. Dans mes bras, un peu comme si je tenais un bébé, se trouvent mon nouvel ordinateur portable et un disque dur externe. Je dois descendre de l'immeuble en m'agrippant à sa façade. Je regarde en direction du sol pour estimer la distance qui sépare la rue de ma position haut perchée... En vain : après quelques étages, le bâtiment se noie déjà dans les nuages. Je décide tout de même de dévaler la paroi verticale d'une main, en maintenant de l'autre l'ordinateur et le disque dur contre ma poitrine. Après quelques mètres de descente seulement, je lâche ces deux composantes qui en une seconde disparaissent dans le brouillard en contrebas. Je me retrouve aussitôt au niveau de la rue pour examiner le matériel : il est en lambeaux mais fonctionne encore sans aucun problème. « Ah, quelle chance ! », et je me réveille !

Non-réveillon. — Rien de spécial en cette veille de Noël : mes parents ont décidé de seulement faire un grand repas demain midi. Nous nous contentons donc de quelques « Apéricubes », de deux paquets de chips, de trois cougnous et de différentes sortes de délicieux boudins... Gaëlle passe sa journée soit à se promener dans World of Warcraft, soit à jouer aux Pokémons. De mon côté, alors que ma fille n'est pas occupée sur ces derniers, je termine Professeur Layton et l'Étrange Village : j'avais compris quelle était la véritable nature du village presque dès le début du jeu (je suis content de moi)... Dans les jours à venir, il ne me restera plus qu'à dénicher et à résoudre trois des énigmes du jeu ainsi que la grosse dizaine d'énigmes complémentaires que comprennent les « Extras » : elles ont l'air beaucoup plus coriaces que celles présentes au cours de l'aventure...

Les questions de Mère-Grand. — Je passe une petite heure chez ma grand-mère, qui habite dans la même maison que mes parents, à l'étage du dessous. — De toutes les personnes proches que je côtoie en ce moment, je pense que c'est la seule qui, cette année, m'a posé franchement la question de mon bonheur : « Es-tu heureux en ce moment ? » J'ai donc pu lui répondre, sans trop mentir : « Oh oui ! Assez curieusement d'ailleurs ! » Je lui explique que je lis beaucoup et apprends de nouvelles choses, et que quand je suis dans ce genre de phase, c'est que ça va bien ! Amen.

« Every puzzle has an answer! »

Ce matin, chez mes parents, Gaëlle a découvert qu'il y avait des cadeaux pour elle au pied du sapin de Noël. Comme nous ne sommes pas du tout formalistes dans ma famille, elle a pu les ouvrir à l'avance. L'un des paquets-cadeaux (le mien) contenait le premier numéro des aventures du Professeur Layton sur Nintendo DS : Professeur Layton et l'Étrange Village.

Fondamentalement, cette série de jeux vidéo se présente comme un recueil d'énigmes plus ou moins complexes inventées par un spécialiste du genre : le Japonais Akira Tago... Déplacement d'allumettes, petites équations mathématiques, problèmes géométriques, questions pièges, suites logiques, perception dans l'espace, puzzles, etc. : les énigmes y sont très variées, très bien construites et s'inscrivent par ailleurs dans un décor de dessin animé « à la Sherlock Holmes », mais en plus steampunk... Le Professeur Layton (archétype du gentleman anglais ordonné, aimant le thé et ne perdant jamais son sang-froid) et Luke (son jeune assistant très éveillé mais beaucoup plus impulsif) parcourent le village de Saint-Mystère à la recherche de réponses : en quoi consiste cette « Pomme d'or » donnée en héritage par ce riche baron récemment décédé ? Pourquoi les habitants disparaissent-ils et réapparaissent-ils à intervalle régulier ? Qu'est-ce donc que cette gigantesque tour au Nord du village que tous les villageois redoutent ? À côté des énigmes traditionnelles, se développe une histoire parallèle, une sorte de « méta-énigme » vraiment pas mal fichue, voire même complètement prenante !

Des énigmes et des devinettes... En achetant ce jeu, je me suis dit que cela ne pourrait pas faire de mal à Gaëlle, qui passe en ce moment sa vie en compagnie des abrutissants Pokémons... Aujourd'hui, je lui présente la chose de cette manière : Luke et le Professeur Layton, c'est un peu comme elle et moi ; elle sera ma fidèle assistante et nous résoudrons toutes ces énigmes ensemble. Au départ, elle est un peu réticente, puis elle se prend au jeu. — Gaëlle n'a pas énormément confiance en elle, doute constamment de ses capacités. Et pourtant, elle peut être une véritable tueuse professionnelle sur certaines énigmes nécessitant une remise en perspective, un regard neuf : par exemple, sur l'énigme de « Paf le chien ! », elle comprend beaucoup plus vite que moi (en quelques secondes) quelles allumettes il faut déplacer pour passer du chien vivant au chien mort, parce que, dit-elle, « elle a vu un jour un chien écrasé qui ressemblait à ça »...

Mais Gaëlle est (heureusement) beaucoup moins obsessionnelle que moi ; elle se lasse beaucoup plus vite quand elle ne trouve pas la solution. Elle passe donc rapidement à autre chose. De mon côté, je n'arrive pas à me déconnecter de ce putain de jeu. Arrive donc cette situation paradoxale et presque redoutée où je passe ma journée à résoudre méticuleusement chaque énigme découverte dans le village de Saint-Mystère pendant que Gaëlle joue à World of Warcraft sur mon ordinateur...

Diantre ! J'en viens à me demander si ce cadeau était en fin de compte réellement destiné à ma fille... Peut-être me le suis-je offert à moi-même, ce jeu ? Un peu comme ce goujat d'Homer Simpson offrant à son épouse, à l'occasion de son anniversaire à elle, une boule de bowling gravée à son nom à lui ? (Life on the Fast Lane, 1990.)

Pèlerinage en Azeroth

Curieuse idée que de reprendre un abonnement d'un mois à World of Warcraft et d'acheter/télécharger d'un coup les deux dernières extensions sur mon nouvel ordinateur portable... — Juste pour voir comment s'est transformé le monde d'Azeroth en mon absence, rien de plus... Oui, oui, rien de plus... Hem... Paraît que l'on peut utiliser sa monture volante partout maintenant : survoler Hurlevent en dragon ; se poster sans mal sur l'une des montagnes surplombant Dun Morogh ; observer l'arbre géant de Teldrassil depuis les airs sans tomber... Paraît aussi que l'ancien monde s'est fissuré de toutes parts ; que de sinistres failles sont apparues en Kalimdor et dans les Royaumes de l'Est ; qu'Auberdine est en ruine et qu'un drôle de vortex déchire le Nord de la Marche de l'Ouest, sans parler du Maelström central... Paraît enfin que désormais, une nouvelle race de pandas a pris ses aises sur un hypothétique quatrième continent, dans le Sud profond... — Des... pandas ?

Mes deux personnages de haut niveau, Oldhaham (humain prêtre « Discipline » que je connais sur le bout des doigts) et Pardhotch (nain guerrier sans aucun intérêt à mes yeux) sont tous les deux restés à l'endroit où je les avais laissés il y a... euh... deux ans ? Le second, je l'emmerde : je me suis rendu compte, après de (trop) nombreuses heures de jeu, que je n'étais pas du tout fait pour jouer le rôle d'un guerrier combattant au corps à corps. Le premier, je l'adore : c'est un soigneur, un heal dans le jargon du jeu. Je me suis aperçu sur le tard que ma vocation a toujours été d'être un soigneur, de ne faire pour ainsi dire que ça : me tenir à l'écart du groupe, analyser le plus froidement et rapidement possible la situation et maintenir les gens en vie ; être l'avant-dernier rempart contre le wipe, l'adjoint fidèle du tank : voilà ce que j'adorais faire/être.

Aujourd'hui, avec Oldhaham (Oldy pour les intimes de l'ancienne guilde depuis longtemps disparue), confortablement assis sur un drake du Néant azur, j'ai survolé avec un rien de nostalgie mes premières zones de levelling : la Forêt d'Elwynn, le Bois de la Pénombre, la Marche de l'Ouest, les Carmines, mais aussi Dun Morogh, Loch Modan et les Paluns... Ha, que de souvenirs ! Le jeu peut avoir ses défauts, ceux-ci s'estompent si j'appréhende ces zones non comme de simples lieux de transit vers quelque chose de plus haut niveau, mais plutôt comme de véritables territoires avec leur atmosphère propre... — Dans WoW cependant, à mon époque du moins, la majorité des joueurs ne prenaient que très rarement le temps de s'arrêter et de contempler le paysage... J'ai cru comprendre que ça n'avait pas tellement changé depuis, que du contraire.

J'ai du temps à perdre en ce moment (en tout cas, je n'en ai certainement pas à gagner). Et si... Et si je recommençais à zéro pour voir ce qui a changé ? Et si, en amoureux compulsif des soigneurs, je reprenais le levelling d'un prêtre depuis le début ? Et si, pour voir l'envers du décor, je me mettais au service de la Horde ? Et si je sentais l'air du jeu de l'intérieur, sans prendre en compte toutes les critiques qui pullulent sur les forums ? Et si, en parallèle, je montais Oldhaham, à ce jour niveau 80, jusqu'au niveau 90, en proposant mes services de healer rouillé à tout embaucheur qui se présenterait ? Et si... — Merde, suis-je en train de retomber ? (À suivre...)

Du même auteur, sur le même sujet, voir : [JEU] "Putain, les heals, mais arrêtez de vous toucher, sérieux !" : World of Warcraft, la cyberdépendance et toi (Le blog du Noctambule, 13 février 2011).

Sur l'autel du vidéoludisme

Déchets 2.0. — Les courts textes sans nuance que j'expulse rapidement sous le coup de la colère sourde ou de la passion sont des instantanés que je ferais bien de conserver dans un carnet privé, hors de la sphère publique et à plus forte raison de la Toile. En relisant le dernier en date, je me sens particulièrement hypocrite : dire « amen » devant lui et déverser mes immondices dès qu'il a le dos tourné... Existe-t-il une attitude plus lâche et plus abjecte ? (Oui, mais ce n'est pas une raison pour etc.)
« Ça aurait pu être pire ! » — Ma grand-mère a une santé de fer. Résumé de l'épisode précédent : la deuxième fois qu'elle a tenu des propos incohérents, mes parents ont appelé l'ambulance ; un peu plus tard, dans un délire passager, Bobonne est tombée de son lit d'hôpital et s'est blessée. Cette semaine, elle est de retour à la maison familiale sans aucun problème, à l'exception de quelques contusions bénignes et de quelques bandages. Le plus important : elle a gardé toute sa tête dans l'aventure et conserve son optimisme lucide... « Rien de grave ! », dit-elle, « Ça aurait pu être pire ! »

Gaëlle, dresseuse de Pokémons. — À peine débarquée chez mes parents pour les vacances de Noël, Gaëlle se précipite sur sa sacro-sainte Nintendo 3DS pour lancer Pokémon Blanc 2. — Ah là là, mes aïeux, cette jeunesse sacrifiée sur l'autel du vidéoludisme, quelle tristesse ! De mon temps, moi je vous le dis, c'était autre chose : en hiver je me promenais benoîtement, l'écharpe au vent, sur les sentiers forestiers enneigés, humant l'air vivifiant que Dame Hiver soufflait dans ma petite figure empourprée. (Je dispose de preuves photographiques.)

Les Wittgenstein en folk music. — Cette mélodie de Neil Halstead (chanteur-guitariste du groupe Mojave 3 qui a démarré en 2002 une carrière solo) s'intitule « Wittgenstein's Arm » (Palindrome Hunches, 2012). Elle a pour sujet principal Paul Wittgenstein (le frère de Ludwig), pianiste talentueux qui dut se faire amputer du bras droit au cours de la Première Guerre mondiale mais qui refusa d'abandonner le piano et continua sa carrière professionnelle avec seulement cinq doigts, passant commande d'œuvres spécifiques auprès de nombreux grands compositeurs (Sergueï Prokofiev, Richard Strauss...) et développant de nouvelles techniques adaptées (le terme « résilience » me vient à l'esprit).
Les paroles de la chanson font référence à la « malédiction » des frères Wittgenstein : au suicide par balle de Kurt, à la fin de la Première Guerre mondiale, parce que ses soldats refusaient de lui obéir (« Did you see my brother lying in the ditch, knuckles all scraped and the powder on him? ») ; à celui de Rudolf, étudiant en chimie, par absorption d'un mélange de lait et de cyanure de potassium (« See my brother drinking from the glass? They say he died with his eyes wide open. Poison flowing right through the veins, glass of milk fell from his hand... »). Cependant, pas une strophe sur la disparition mystérieuse de Hans Wittgenstein, ni sur Ludwig qui, lui, ne s'est pas suicidé (bien que l'idée traverse ses carnets) et eut une vie bien remplie. Peut-être le philosophe sera-t-il mentionné dans une future chanson intitulée « Wittgenstein's Moore's Hand » ?

Au demeurant, il s'agit d'une curieuse chanson empreinte de sentimentalisme, qui ne rend absolument pas compte du climat d'extrême rigueur et de perfectionnisme en vigueur au sein de cette famille. Autrement dit : il y a comme un fossé qui sépare ce qui est dit/joué par cet homme et l'image que je me fais des Wittgenstein... Mais c'est très difficile à expliquer... et c'est une autre histoire.

Dois-je m'acheter une machine à écrire ?

Petit repas d'avant Noël. — Ce jeudi, je suis toujours un peu malade et fatigué, mais je sors de ma léthargie. Le matin, je travaille à domicile ; l'après-midi, en congé, je décide d'organiser un repas pour Mary et moi. C'est la dernière soirée que nous passons ensemble à l'appartement avant les fêtes de fin d'année. Je prends une partie de l'après-midi pour préparer un rôti de bœuf aux haricots accompagné d'une purée gratinée au fromage belge et d'une sauce au poivre maison à base de porto et d'armagnac (je n'avais pas de cognac en stock). Comme vin, un bonne bouteille de Graves rouge.
Tragi-comédie romantique. — Après avoir mangé, Mary me propose de regarder un film sur son ordinateur : Ruby Sparks (Elle s'appelle Ruby en français). Elle ne l'a jamais vu, moi non plus, mais « il paraît que c'est bien ». C'est un long métrage de Jonathan Dayton et Valerie Faris, les réalisateurs de Little Miss Sunshine : je suis bien content de le savoir, vu que je n'ai jamais visionné Little Miss Sunshine. — J'ai déjà rencontré des poulpes qui avaient une plus grande culture cinématographique que moi. 
Amateurs de scénarios complexes, passez votre chemin : ce film est une variation assez épaisse sur une seule idée un thème très ancien de surcroît : le mythe de Pygmalion. Ici, point de sculpteur amoureux de sa création, mais un jeune écrivain (Calvin) en mal d'inspiration qui, sur les conseils de son psychothérapeute (évidemment qu'il suit une thérapie, quelle bête question !), se met à écrire sur Ruby, la femme parfaite qu'il rencontre constamment dans ses rêves lorsqu'il promène Scotty, son petit chien nommé d'après F. Scott Fitzgerald (évidemment qu'il a un petit chien nommé d'après F. Scott Fitzgerald et qu'il le promène dans ses rêves, quelle bête question !).
Calvin rédige donc des pages et des pages sur cette femme idéale et fantasmée, jusqu'à ce curieux matin au cours duquel la muse passe littéralement du texte à la réalité. À partir de ce moment, elle occupe physiquement son appartement, se présente de facto comme sa compagne et est vue par tout le monde comme telle. Enfin, chaque ligne que Calvin compose sur sa vieille machine à écrire est immédiatement répercutée sur la pauvre jeune femme : elle est malheureuse ? Il peut la rendre heureuse en quelques mots... Elle prend son indépendance ? Il peut la ramener à lui en un seul « retour chariot »..
Pas nécessaire d'être devin pour imaginer la suite de l'histoire : il ne voudra pas utiliser sa machine à écrire pour influencer leur relation, mais il l'utilisera quand même ; leur couple finira par se dégrader et il essayera de le remettre sur pied grâce à son « super-pouvoir » ; enfin, il libérera sa créature après un dernier sommet d'hystérie et de mal-être. Toute cette histoire était déjà écrite depuis longtemps dans l'inconscient collectif ; dans Pygmalion donc, mais aussi dans la légende du golem, dans Frankenstein et sans doute aussi dans d'autres œuvres antiques et modernes dont le titre m'échappe pour l'instant... La seule véritable surprise de ce film est contenue dans les quelques secondes qui précèdent le générique de fin : malgré toutes mes prospectives, jamais je n'avais prévu un happy end aussi ridicule.

« Je ne m'attendais pas du tout à ça », me jure Mary avant d'aller dormir, « et je suis tout de même assez déçue ! » Elle me souhaite bonne nuit. Je lui souhaite la même chose et termine ma phrase par : « De mon côté, je vais un peu... écrire sur mon blog ! » (Ça nous fait rire.)

Tempus fugit

Je pense souvent que si je décidais un beau jour d'arrêter le présent journal prématurément — je veux dire par là : pour une raison autre que la mort de ce bon kilogramme de masse cérébrale qui, du moins aux dernières nouvelles, occupe mon crâne et me permet d'écrire ceci (curieuse remarque alambiquée car, d'une certaine manière, c'est cette même masse cérébrale qui s'exprime ici : elle et je se confondent ; mais il est très difficile d'admettre qu'en parlant de cette masse cérébrale-, je parle de moi-même, et inversement [penser à dormir la nuit pour éviter ce genre de boucle] ; cependant, un neuropsychiatre me reprendrait certainement.) —, si je décidais un beau jour d'arrêter le présent journal prématurément, disais-je donc, ce ne serait ni par lassitude, ni par manque de matière, mais bien par manque de temps.

Car, pour toute personne dont ce n'est pas le métier d'écrire, rédiger un texte par jour demande de disposer d'un certain nombre d'heures dédiées à la tâche. En son temps (ha-ha), Léandra avait fait une estimation pour son propre blog : la rédaction d'un article dans sa totalité (écriture, relecture, corrections) lui prenait environ deux heures, parfois plus mais rarement moins. Ce n'est pas moi qui vais la contredire.

Toute cette machinerie rédactionnelle demande une certaine discipline. Une foutue discipline même. À tel point que j'en viens à me demander comment un type (je parle de moi, ou de mon cerveau, ou de que sais-je encore... non, je ne serai pas vulgaire) qui n'a jamais réussi à archiver convenablement la moindre de ses factures est parvenu à tenir aussi longtemps cette discipline d'article quotidien. — Soudain (paume sur la tête, comme Columbo !), je me suis souvenu : suis-je bête ! Il n'a pas vraiment de vie, ce type-là ; depuis quelques années, son entourage est composé de six-sept amis et de beaucoup de fantômes ; il est célibataire et ne voit sa fille que certains week-ends. En conséquent, il n'a pas vraiment besoin de discipline : presque toutes ses soirées sont libres, à ce couillon ! Ha, me voilà soulagé !

Si j'écris tout ceci aujourd'hui, c'est pour une raison bien particulière : ce mercredi 19 décembre 2012, j'ai décidé d'arrêter ce journal j'ai été du matin au soir emporté par une sorte d'état grippal. Étant malade, je me suis traîné difficilement jusqu'au travail, puis j'ai passé la première partie de soirée à dormir et la seconde à me tenir éveillé devant mon ordinateur, pour rédiger ma journée de samedi, en compagnie de Mary, qui semble en ce moment littéralement crouler sous le travail... Et donc ? Et donc, je n'ai strictement rien à raconter ! Mais il faut bien que je raconte quelque chose... « Et si j'écrivais sur la difficulté d'écrire un blog journalier quand on n'a rien à dire ? Et si j'en profitais pour parler de concepts bateau comme le temps et la nécessité d'avoir une certaine discipline ? » — Voilà !

Discussion avec un nombril

« And this thing you once said disappeared from my head
In the time that it took to be amazed.
And this thing you once did might have dazzled the kids
But the kids once grown up are gonna walk away.

And your world is gonna change nothing,
And your world is gonna change nothing,
And our world is gonna change nothing,
And our world is gonna change nothing,
And our world is gonna change nothing ! »

(Okkervil River, « Singer Songwriter », The Stand Ins, 2008.)

J'aurai tenu trois cent quarante-quatre jours sans le rencontrer une seule fois. Ce soir, je suis content de le revoir, mais le plaisir est de courte durée : il me faut à peine une demi-heure (le temps d'arriver au restaurant) pour m'apercevoir que rien n'a changé — les gens ne changent pas : n'est-ce pas moi qui assène cette « vérité » à tout bout de champ ? — et que, sous ses airs de vieux monsieur déprimé à la main tremblotante et à la locomotion difficile, se cache encore et toujours un monstre de manipulation, d'égocentrisme, voire même un satyre mythomane...
Il pose quelques questions, mais comme à son habitude, il ne s'intéresse pas du tout aux réponses que nous lui donnons. D'ailleurs, il ne les retient pas ; je le connais : il les a déjà oubliées. Étant donné que je ne dis pas grand-chose (j'ai des nausées depuis hier soir), c'est Mary qui se charge d'alimenter la conversation. Elle aussi pose des questions, qu'il contourne parfois très habilement afin d'introduire tel ou tel sujet avec lequel il a envie de faire un bout de chemin : ha, « cette merveilleuse étudiante de dix-neuf ans, extrêmement intelligente, promue à un grand avenir européen [sic] » avec qui il est sorti ; ha, comme il en a vécues, des histoires extraordinaires : avec sa vie, on pourrait écrire un roman ! — Et avec sa modestie, pourrait-on allumer un grand feu qui atteindrait la Lune ?

Il parle de lui, de lui, de lui, puis il sort une phrase qui me fait sursauter intérieurement : « Comme vous le savez bien, je ne suis pas du tout pour parler de "moi, moi, moi" ! C'est une discussion à trois. Nous pouvons parler de tout. C'est fantastique. » — Se rend-il compte de l'énormité de son discours ? Le fait-il exprès, pour nous tester ? Je mange ma saltimbocca alla romana trop salée sans rien répondre ; Mary ne dit rien non plus, mais n'en pense pas moins, comme je l'apprendrai plus tard.

Sommes-nous obligés de connaître tous ces détails écœurants et technico-techniques sur la mécanique (pas toujours) bien huilée du coït humain ? Non, je ne pense pas que nous y sommes obligés. — Je les garde donc en mémoire sans en faire mention ici.

Mary règle l'addition (merci Mary !) et nous passons la dernière demi-heure chez lui, sous le regard inquisiteur et les traits fiers du Condottiere d'Antonello de Messine. Dans la voiture, sur la route du retour, Mary me lâche : « J'en reviens toujours pas qu'il ne m'ait même pas proposé un truc à boire à son appartement ! » — Tiens donc, oui, c'est vrai : elle n'a rien eu à boire. Un oubli sans doute...

Mort de fatigue

Mort-vivant. — Ha bon ? Vie et mort ne communiquent pas ? Pourtant, ce matin, je suis à la fois mort et vivant. La sonnerie de mon réveil est suivie d'une très grande confusion : je n'ai pas assez dormi et j'ai encore dans la bouche le goût du (très bon) vin rouge d'hier soir. Je repousse l'alarme plusieurs fois, jusqu'à la plus extrême des limites : sept heures du matin. Puis il faut bien que je me lève et qu'en plus je me grouille : brossage de dents, eau froide sur la figure, habillage et hop ! Direction la rue remplie de fantômes, le tram rempli de fantômes, le train rempli de fantômes, le bus rempli de fantômes, jusqu'à ce lointain lieu de travail où je vais devoir faire semblant de ne pas trop bailler, alors que de curieuses ombres menaçantes hantent les extrémités floues de ma vision. Toute la journée, je tiens bon, à grand renfort de café, ce qui a pour effet de me rendre particulièrement susceptible, voire entièrement paranoïaque : te gausserais-tu de moi, satanée horloge ? Il y a une minute, tu affichais déjà exactement la même heure ! Ha, je vois ! Tu as pris peur : voilà que tu es passée d'une minute à l'autre désormais ! Quelle coïncidence ! Une putain de coïncidence, n'est-ce pas ? Ouais, c'est ça !

Cheveu. — Léandra et Andrew sont au fond du café en train de préparer leur prochain week-end à Londres. Je passe les saluer tout en précisant d'emblée que je ne resterai pas longtemps. J'ai l'impression d'arriver comme un cheveu dans la soupe : je ne suis pas le bienvenu ici, je suis rejeté de partout, par mes amis, par les clients et même par ces serveurs qui passent devant moi sans voir que je veux commander une putain de boisson alors que je suis là depuis — combien de temps déjà ? — trente secondes. Ha ! Tout est parfaitement clair dans mon esprit maintenant : je ne suis pas le bienvenu ! Je ne suis pas le bienvenu ! (Je suis très fatigué : la terre entière est contre moi et me considère comme un boulet nuisible — en imagination du moins.)
Requiem. — Tous les soirs depuis lundi dernier, je suis obnubilé sans raison (du moins je suppose) par le Requiem de Mozart, complété par Süßmayr : en ce moment, j'écoute et réécoute la version interprétée par l'Orchestre philharmonique de Vienne sous la direction de Karl Böhm. — Ce requiem a, si je puis dire, bercé toute mon enfance : ma mère le passait en boucle, sur tourne-disque, à côté de la Messe en ut mineur, de Don Giovanni et de La Flûte enchantée, mais aussi notamment du répertoire de Marvin Gaye et d'autres artistes estampillés « Motown ». Pendant tout un temps, du Requiem, je n'ai connu que la version de Bernstein, au tempo extrêmement lent. Cependant j'ai découvert par la suite que de nombreux talentueux chefs d'orchestre, comme Philippe Herreweghe, avaient interprété l'œuvre avec un tempo beaucoup plus rapide : par exemple, alors que le Lacrimosa dirigé par Bernstein atteint presque les cinq minutes, celui de Herreweghe n'en compte que trois ! — Éduqué en compagnie de la version ultra-lente, je ne peux m'empêcher de penser, à l'écoute de ces versions supersoniques, qu'un esprit malin s'est arrangé pour faire passer tous ces fantastiques mouvements à l'intérieur d'une sorte de filtre accélérateur, afin d'annihiler tout l'effet déchirant et dramatique des chœurs et des solos (parmi les plus bouleversants jamais composés, faut-il le préciser ?), qui ne prennent vraiment toute leur ampleur que dans la lenteur. (Sur le même sujet, lire cet excellent article signé Dominique Autié intitulé « Nécessité de la lenteur ».)

Le Lacrimosa super-lent de Bernstein :

Requiem in D minor, K. 626 (Süßmayr completion): IIIf. Sequenz: "Lacrimosa" by Wolfgang Amadeus Mozart on Grooveshark


La version intermédiaire (mais tout de même assez lente) de Böhm :

Lacrimosa by W. A. Mozart/K. Böhm/Wiener Philarmoniker/E. Mathis/J. Hamari/W. Ochman/K. Ridderbusch on Grooveshark
(Dieu, que c'est beau !)

La version rapide de Herreweghe :

Requiem In D Minor, K 626 - Sequentia: Lacrimosa Dies Illa by Philippe Herreweghe: Collegium Vocale, La Chapelle Royale on Grooveshark

Carpaccio de bœuf au saké

Commandement. — Aujourd'hui, peut-être arrives-tu sur cette page en te demandant ce que j'ai bien pu retranscrire de cette soirée — votre soirée... Car je suis en retard de publication, certes, mais je ne saute aucune journée. Telle est la seule contrainte de ce patchwork sans queue ni tête ; une contrainte que tu as, à raison d'ailleurs, remise en question ce dimanche soir : il ne faudrait pas qu'une telle rédaction au jour le jour se fasse au détriment de l'écriture... Je suis d'accord avec toi sauf en ce qui concerne ce journal : « De toute façon, ça a toujours été mal écrit », ai-je répondu. Oui, car le but n'a jamais été de bien écrire, ni d'être intéressant, ni quoi que ce soit d'autre, mais simplement de rédiger un article par jour. — Aucune prétention ici-bas, Dieu m'en préserve ! (Il s'agit d'une simple expression ; je ne suis pas tout à coup devenu déiste.) Tous les détours que ce journal a pu prendre (et prendra sans doute encore) n'ont qu'une importance somme toute très marginale par rapport à cet unique commandement gravé dans le marbre de ma conscience : tu écriras un article pour chaque jour que tu passeras sur cette terre.

Bébé. — C'est vrai (cela a été dit durant la discussion) : certains bébés, à la naissance, sont particulièrement moches et j'ai toujours eu du mal à comprendre comment on pouvait, sans s'esclaffer, s'exclamer : « Oh mais qu'il est beau ! » devant un nouveau-né hideux. Mais ce petit Félix est très bien. Et qu'il ne veuille pas aller dormir quand trois inconnus (ou presque) — c'est-à-dire de la nouveauté — peuplent la salle à manger est un signe de bonne santé... Mais faut-il le laisser pleurer un peu seul dans son lit pour qu'il s'endorme ? Léandra et moi pensons que oui. Je me dois néanmoins de préciser qu'enfant, mes parents ne m'ont jamais laissé pleurer une seule fois (du moins c'est que qu'ils m'ont dit). Mais regarde donc ce que je suis devenu : un monstre asocial sans foi ni loi !
Cuisine. — « Il est encore bien pire qu'Hamilton ! » lâche Léandra en parlant de ton cuistot de compagnon, également artiste et graveur de pierres tombales. C'est un compliment de sa part, évidemment — enfin j'espère ! A-t-on idée de mêler carpaccio de bœuf et saké ; faisan et morceaux de cigare ? Les quatre services sont délicieux et originaux. Léandra n'avait pas menti : il faut ajouter cette maison (future table d'hôtes ?) à la liste des rares adresses auxquelles l'on mange exceptionnellement bien.
Mort. — Je pense que nous n'appréhenderons jamais cette salope de faucheuse de la même façon, mais nous n'avons certainement pas le même vécu. Il n'est pas un jour sans que je ne me questionne sur le néant, mais jamais il ne m'angoisse à ce point. Tout au plus est-il un motif de réflexion. (Exemple : j'ai constamment accès au monde, mais un jour prochain, dans la plus absolue des fatalités, tout cela me sera enlevé d'un coup.) — Mais il est impossible d'être vivant et mort à la fois ; ces deux mondes ne communiquent pas, ne peuvent communiquer ; ma mort n'existe pas : « celui de tous les maux qui nous donne le plus d’horreur, la mort, n’est rien pour nous puisque, tant que nous existons nous-mêmes, la mort n’est pas et que, quand la mort existe, nous ne sommes plus. » (Épicure, Lettre à Ménécée. Est-ce rassurant ou au contraire déconcertant de savoir qu'il y a quelque 2300 ans, on se posait déjà les mêmes questions qu'aujourd'hui ?)

Retour. — Isidore nous ramène, Léandra, Georges et moi, à Bruxelles, en voiture, aux alentours de deux heures du matin. Ha ! Cette dernière semaine de travail démarre sur des chapeaux de roue ! Je ne veux même pas imaginer mon réveil sonner dans à peine quatre heures. Oh non, je ne peux pas m'imaginer une chose pareille !