Don stepped outside...

Évidemment, je sais d'avance qu'il y a un risque ; qu'à partir d'une certaine densité d'inconnus partageant la même pièce que moi, je suis susceptible de me sentir mal. En début de soirée à la Maison du Peuple, lorsque j'explique à Léandra que j'ai peur de me retrouver, seul, coincé dans cette nouvelle salle en compagnie de nouvelles personnes, elle me rassure : « Mais non, tu ne seras pas du tout coincé ! Tu pourras toujours sortir si tu en ressens le besoin ! »

Léandra a parfaitement raison : je pourrai toujours m'échapper en cas de problème.

Donc, en seconde partie de soirée, prenant mon courage à deux mains (c'est ridicule, oui, oui...), je me rends à la fête d'anniversaire de Carmela, en plein cœur de la capitale. J'arrive en même temps que deux gars qui attendaient qu'on leur ouvre la porte : un ancien collègue prof de gym et un de ses potes qui, si j'ai bien compris, s'est auto-invité. Je suis parmi les tout premiers arrivants. Je parle un peu avec Carmela, lui offre son cadeau, puis discute quelques secondes avec son ancienne professeur de morale : « Oh, je suis ici parce que Carmela était vraiment une élève extraaaoooordinaire ! »

Puis arrivent les autres : des profs de français, des profs de morale, des profs, des profs à n'en plus finir, qui parlent de l'année scolaire et de leurs étudiants ; des couples aussi, des couples, des couples qui se connaissent et dont la conversation épouse une mécanique parfaitement huilée... Ophely est là et je discute un instant avec elle : « T'as vu ? Leur bébé est né ! », « Tom n'a pas pu venir ? » (Non, car il doit garder la petite). Etc.

Ensuite, me sentant à la fois trop près (physiquement parlant) et trop éloigné de la plupart de ces gens (à des années-lumières de leurs cours et de leur discours aucune critique, juste un constat), je m'éloigne, m'assieds à l'une des chaises hautes du bar et commande une Duvel. En attitude, je dois ressembler à ce type dont on ne voit que le dos dans le magnifique Nighthawks d'Edward Hopper. Pendant une petite heure, j'écoute les conversations en jouant avec huit sous-bocks : j'essaie de les positionner de la manière la plus parfaite et élégante possible, à équidistance des bords du comptoir. Personne ne me parle, personne ne semble me remarquer... Tant mieux !

Puis c'est l'heure du concert. Tout le monde se rend dans la salle contiguë. J'en profite pour récupérer mon manteau et fuir dans la nuit froide et humide.

Je suis beaucoup trop morose pour rentrer directement chez moi. J'ai besoin d'une autre atmosphère pour me régénérer un tant soit peu, alors je décide de faire un crochet par le Moeder Lambic tout proche. Hasard du programme : Léandra, qui rentre elle aussi d'une soirée dans le centre-ville, me rejoint. — Ouf ! De l'oxygène, de l'oxygène !

Haine féroce

En congé aujourd'hui et particulièrement solitaire, voire seul : je veux dire par là que je ressens la solitude comme un poids, chose assez rare pour être notée. Je continue de lire Nietzsche, notamment les aphorismes du chapitre VIII de Humain, trop humain consacrés à l'État (je fais une pause dans Zarathoustra car je pense sincèrement être beaucoup trop faible en ce moment pour digérer les quatre livres d'un seul coup). Je suis toujours aussi ému par la haine féroce que N. y déploie envers le socialisme et l'éducation des masses.

Au paragraphe 462, dans un aphorisme qui m'a particulièrement choqué, il décrit son « utopie » : une société dans laquelle les corvées les plus ingrates seraient distribuées par gradation, proportionnellement à l'intelligence des travailleurs : les tâches pénibles y seraient dévolues aux plus stupides, car c'est eux qui en souffriraient le moins, tandis que les plus raffinés, « même dans l'allégement le plus grand de la vie », souffriraient encore. (Brave New World un demi-siècle plus tôt.)

N. méprise l'instruction publique (§467, notamment), qui ne sera jamais assez élitiste à ses yeux ; il se méfie également des professeurs : à tout le moins considère-t-il que ces derniers doivent être réduits au plus strict minimum, car ils constituent des intermédiaires superflus entre le savoir et celui qui désire savoir. — Je le rejoins sur ce point : passé un certain cap (celui de l'apprentissage de base), est-il encore nécessaire d'apprendre via un tiers, d'avoir des professeurs ? La connaissance est à portée de main et j'ai rarement besoin d'un intermédiaire entre le savoir et moi. Mais il s'agit d'un rapport purement personnel qu'il ne me viendrait pas à l'esprit de projeter sur l'ensemble d'une population (je sais que certaines personnes ne peuvent apprendre seules, qu'elles doivent être accompagnées).

Quand N. compare le socialisme au « frère cadet du despotisme presque défunt dont il veut recueillir l'héritage » (§473) ou bien encore, dans Opinions et Sentences mêlées, tour à tour à une « maladie », à une « gale » et à une « peste » (§304), je suis confronté à un sérieux problème : d'un côté, je trouve certains des griefs de N. sensés, surtout ceux qui ont trait à la critique des partis constitués ou des sermons d'égalité venant de la classe dirigeante ; d'un autre côté, ce qu'il raconte entre en conflit avec une partie non négligeable de mon éducation.

Ce dilemme personnel me rappelle Wittgenstein qui, au début de la Première Guerre mondiale, s'était procuré le huitième volume des œuvres de Nietzsche et avait été « fortement frappé par son animosité envers le christianisme » (Carnets secrets, 8 décembre 1914) : « Car il y a aussi quelque chose de vrai dans ses écrits. Il est clair que le christianisme est la seule voie certaine vers le bonheur. Mais qu'advient-il dans l'hypothèse où l'on refuse ce type de bonheur ? Ne vaudrait-il pas mieux périr dans le malheur, en s'opposant désespérément au monde extérieur ? (...) » — Dans cette phrase, il suffit assez curieusement de remplacer « christianisme » par « socialisme » pour retomber sur mon propre questionnement. Et évidemment, directement, se pose cette question : la propagande socialiste n'est-elle qu'un succédané de religion ? 
J'esquisse ici trop de choses sans jamais les développer ; il faudrait que j'y revienne bien plus patiemment... Une autre fois car, à l'heure où j'écris ce texte, je suis très en retard dans les mises à jour, et malade de surcroît ! [Texte écrit difficilement le 17 et le 18 décembre 2012, avec parfois un peu de nausée et surtout de nombreuses grosses poches sous les yeux.]

Anti-épargne

« Le Belge est le champion de l'épargne.
Je ne suis pas un champion de l'épargne.
Donc je ne suis pas Belge. »
(Sophisme hamiltonien.)

C'est compulsif : dès que je trouve un billet dans une poche, dès que je vois (voire que je sais que je vais bientôt voir) du positif sur mon compte bancaire, il faut que je me débarrasse de ce surplus monétaire ridicule et sans vie, que je le convertisse en matériel, en bouffe ou que sais-je encore... — Je suis la parodie de l'Occidental qui s'endette, mais qui est assez intelligent pour s'endetter avec modération.

Donc j'ai fini par m'acheter un nouvel ordinateur portable (un Toshiba Satellite) avec cet argent que je n'ai jamais eu... (« Money, my friend! », me rappelle ce fantôme de Timor piégé dans un recoin de ma mémoire, « Money works because people trust in it! That's all you have to know, really! Trust! ») — Ai-je seulement jamais eu de l'argent un jour ? Non, si ce n'est dans mon portefeuille, de temps à autre. Chose curieuse, l'argent que je n'ai pas mais qui se trouve dans mon portefeuille est tout de même accepté par n'importe quel commerce comme de l'argent, y compris par ce sympathique vendeur d'ordinateur, à deux pas de la Porte de Hal.

Donc j'ai un nouvel ordinateur, mais quand je le branche, la batterie ne veut pas se charger : la jauge reste curieusement à 0 %. Que faire ? Passer dès maintenant par le service après-vente et attendre des semaines que ce dernier veuille bien me changer la composante défectueuse ? Non ! Pas de panique ! (Merci Douglas Adams.) En fait, après quelques minutes de recherche sur la Toile, je me rends compte qu'il suffit de laisser l'ordinateur branché sur le secteur, de déconnecter la batterie et de la reconnecter aussitôt, et ça fonctionne ! Ces ordinateurs portables en plastoc, c'est vraiment du toc !
Je me rends compte avec un peu de vertige que cet ordinateur me permet enfin de regarder des films, d'installer de nouveaux jeux, voire même de rejouer à Eve Online ou à World of Warcraft ! Mais la première chose que j'installe sur cette nouvelle machine, c'est Dwarf Fortress. Oui, Dwarf Fortress, ce jeu aux graphismes particulièrement repoussants mais à la profondeur et aux possibilités hallucinantes. Mon ancien ordinateur ne disposait pas de la puissance de calcul suffisante (!) pour faire se déplacer, du moins dans des conditions de jeu acceptables, la petite centaine de « nains ASCII » qui peuplaient ma forteresse. Aujourd'hui, de nombreux développements semblent possibles et parfaitement réalisables. Affaire à suivre...

« Votre verre est vide... »

Cet après-midi, Charlotte, Lodewijk et moi sommes invités au congrès durant lequel notre « publication de l'année » doit être distribuée. « À l'intérieur de vos badges », explique le secrétaire général aux quelque deux cents congressistes présents, « vous trouverez un bon. En échange de ce bon, à la sortie, vous recevrez votre cadeau : un livre sur l'histoire de notre syndicat. Au départ, il ne devait faire qu'une centaine de pages, mais tout compte fait il en totalise 350. » — Oh, mais c'est qu'avec un peu plus de temps, il aurait facilement pu en faire le double !

Je savais comment se déroulait un congrès syndical (mon père m'en a souvent parlé) mais je n'en avais jamais observé un de l'intérieur. C'est donc vrai que l'approbation d'une décision se fait en applaudissant (bien qu'en cas de litige, un carton de vote à main levée soit prévu) et que la réunion se termine par l'Internationale. — Ah là là, je me sens toujours aussi peu à ma place quand il s'agit de me lever et de chanter un hymne, quel qu'il soit. D'ailleurs, je ne chante pas et ne lève pas le poing. C'est complètement au-dessus de mes forces... C'est lié à une très vieille peur de tout ce qui noie l'individu dans le collectif, de tout ce qui brise l'analyse au profit de l'émotion. D'un autre côté, je serais extrêmement critique vis-à-vis d'un syndicat qui renierait ses racines ouvrières et socialistes. Alors quoi ? Alors rien... Je conçois parfaitement l'aspect fédérateur de ce chant, mais il n'est pas fait pour moi.

Après le congrès, un « walking dinner » est prévu : mousseux et zakouskis, puis vin et plats. Les serveurs font de nombreux allers-retours, comme dans les mariages. Très mauvaise idée. « Votre verre est vide... Je vous le remplis, Monsieur ? » Je pense « Non, merci » mais je réponds « Oui, volontiers ». Ensuite un serveur débarrasse la table haute à laquelle nous sommes accoudés. « Ouf ! », me dis-je, mais un autre serveur revient à la charge : « Oh ! Vous n'avez plus de verre, Monsieur. Je vous en ramène un ? » « Non » en pensée, mais ma bouche prononce à nouveau un « Oui, volontiers ». Et merde ! Boire ou ne pas boire ? Charlotte semble être dans le même dilemme.

Nous faisons connaissance avec trois déléguées qui partagent la même table que nous. Elles sont très franches, elles tutoient d'office. Elles me font penser à mon papa. (Je me dis que la part de franchise qui me reste après toutes ces années de polissage est directement héritée de mon syndicaliste de père.) 

L'une d'elle, retraitée depuis peu, commente : « Le syndicalisme d'aujourd'hui n'a plus rien à voir avec celui d'il y a trente ans ! Il est devenu beaucoup plus mou ! » L'autre, plus jeune, n'est pas d'accord : « Oh, ce n'est pas forcément vrai ! », et c'est parti pour une discussion sur le thème « Avant c'était mieux/Non absolument pas »... La plus âgée conclut par : « Le congrès a duré deux heures et ça fait trois heures que nous sommes à ce "walking dinner". Je trouve que ça en dit long sur l'évolution du syndicalisme ! » « Mais ça permet de rencontrer d'autres délégués, d'échanger nos vues, de discuter ! », répond l'autre. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elles ne sont pas d'accord.

Lambrusco !

La journée. — Dans tout travail, arrive ce moment crucial, et souvent très difficile d'un point de vue personnel, où un simple point doit tout à coup se transformer en point final.

Jipé, le sympathique gars de l'imprimerie, passe par nos bureaux de bon matin pour nous présenter un exemplaire du livre. Oui, ce livre pour lequel nous avons tant sué ! La couverture cartonnée est très austère (beurk/bof/pourquoi pas ? — biffer les mentions inutiles), mais c'est le commanditaire qui l'a voulu ainsi ; l'intérieur a presque la qualité d'un livre d'art. « Oh, ça rend très bien, merci, merci ! », m'exclamé-je en parcourant rapidement les feuillets. Toute la journée, je garde l'objet tout près de moi, parfois même dans mes bras, comme s'il s'agissait d'un petit bébé, de mon bébé. — Du jour au lendemain, ces 368 pages virtuelles ont pris vie grâce au miracle de l'offset ; c'est toujours un grand moment que de voir un simple plan se transformer en une jolie petite maison, austère et proprette certes, mais tout de même bien agencée.
De temps à autre, nous avons besoin d'une coupure nette, d'une franche décompression, d'une salutaire autosatisfaction... C'est la raison pour laquelle Wynka a apporté cette bouteille de Lambrusco pour le repas de midi : parce que nous ne marquons pas assez les pauses et les silences ; parce que nous ne nous arrêtons pas entre les projets. — Bénie soit-elle !

Le soir. — Maison du Peuple de Saint-Gilles, seul. Je me déplace de quelques mètres pour brancher la fiche électrique de l'ordinateur de Léandra dans une des prises de courant du café. Deux heures plus tard, je l'enlève en tirant simplement sur le cordon. Sur le chemin du retour, une curieuse réflexion : connecter un appareil électrique demande plus d'effort que de le déconnecter et j'ai comme l'impression, sans néanmoins trouver un seul exemple percutant, qu'il y a moyen d'appliquer cette bête maxime technique à plein de domaines de l'existence. — Mais l'inverse est tout aussi vrai : combien de fois la connexion s'avère-t-elle très facile et la déconnexion extrêmement fastidieuse ? (Se méfier des métaphores à deux francs cinquante, maritimes ou non.)

La nuit. — À quel autre moment de la journée peut-on faire le point sur soi-même, regarder sereinement derrière soi, errer dans son appartement en solitaire, observer depuis sa fenêtre les lumières de la ville s'éteindre les unes après les autres, oublier le tumulte quotidien des irritants toujours trop nombreux — bref être totalement libre — si ce n'est dans le tendre creux de la nuit profonde ?

Je relis un lointain article dans lequel j'écris que je relis un article, forcément plus lointain encore. — Rien ne change !

Il est trois heures du matin et j'ai un Orval à côté de moi. Mary est partie dormir. La discussion fut intéressante mais agitée, du genre à faire revenir les vieux démons du passé. J'ai beaucoup trop bu alors que j'avais décidé de ne plus boire. Et puis voilà : un geste maladroit de la main gauche et tout le contenu du verre se déverse malencontreusement sur le clavier (à nouveau, oui, oui). La machine ne veut même plus démarrer cette fois-ci... Oh, ce n'est pas bien grave : c'est un objet et je comptais bien racheter un nouveau petit ordinateur à Léandra le jour où elle en aurait besoin, mais tout de même : quelle maladresse, quel manque de contrôle !

« Le vernis vient des cités, la sagesse du désert. »

« Mais c'est gratuit, Monsieur ! » — Je les appellerais bien « corbeaux », mais j'aime beaucoup trop les corbeaux. Eux, ce sont de simples charognards, les petites mains de la force de vente itinérante. Habillés aux couleurs de la marque, le sourire faux, ils essaient de me rattraper, voire de me couper la route, pour me distribuer un nouveau yaourt au bifidus actif, me vendre une assurance ou me faire signer une pétition. — Seule manœuvre possible : l'évitement ! Je les ignore complètement et je fuis. Vite, vite ! Trouver refuge chez mon marchand de café quotidien !

Vent du désert. — J'ai gardé, presque vingt ans après ma première lecture de Dune, certains schémas de pensée fremen. J'observe tel groupe de citadins en train de discuter et je me dis avec un certain mépris : « Ces décadents gorgés d'eau n'ont jamais croisé le vent du désert ! » — Et puis, évidemment, je ris d'avoir pensé une telle pensée.

Égalitariste à tout prix. — Dans l'article qu'il nous a transmis sur le mouvement des Indignés, ce jeune licencié en sociologie se veut égalitariste à tout prix : à chaque fois qu'il cite un groupe d'individus, il tient absolument à placer le féminin du mot entre parenthèses : « indigné(e)s », « travailleurs(euses) », « végétarien(ne)s », « Zéta-Réticulien(ne)s »... — Dans son extraordinaire omniscience, lorsqu'il (elle) a divisé l'humanité en seulement deux sexes différents, Dieu (Déesse) avait sans aucun doute aussi en tête l'épineuse question de la fluidité des textes altermondialistes.
Marécage. — La compassion est un marécage : plutôt que de tirer la main de la personne qui s'enfonce, le compatissant préfère s'embourber avec elle.

Bill Clinton est partout. — Tremblez, braves gens ! Tremblez devant la série de devinettes visuelles que la petite équipe de créateurs (Léandra, Andrew et moi-même) est en train de vous préparer autour du très expressif ancien président américain ! Avec lui, plus besoin de retoucher les images car les photographies originales cachent déjà une devinette... Rendez-vous sur le Devinoscope le 25 décembre 2012 pour cette dernière salve !

De l'art d'être un bon dresseur de Pokémons

La sauvegarde n'est pas automatique. — Chez mes parents. Gaëlle me montre l'écran de sa Nintendo 3DS : « Je ne comprends vraiment pas ! Le chemin est bloqué alors que tout à l'heure, tu avais chassé les rochers en parlant avec le scientifique ! » Ha-ha ! C'est le coup classique du jeu qui redémarre à partir d'une précédente sauvegarde ! Je scrute l'inventaire : des objets manquent, y compris ce troisième badge obtenu tout récemment dans l'arène cotonneuse de Volucité, cette métropole d'Unys où d'horribles clowns font la loi et offrent des bicyclettes aux enfants (non, non, je ne connais pas ce jeu : j'aide ma fille de temps en temps, c'est tout). 

Je dis à Gaëlle : « Nous sommes revenus à la situation de ce matin... Tu as relancé une ancienne sauvegarde. Il va falloir tout recommencer. » Son visage change d'expression. Pendant de très longues secondes, elle hésite entre la retenue et la crise de larmes. Son discours ne contient pas de virgule (le souffle d'un enfant est monstrueux et ne connaît pas de pause) : « J'étais en train de perdre un combat et je ne pouvais pas fuir parce que c'était contre un autre dresseur Pokémon alors j'ai éteint la DS pour arrêter le combat et je l'ai redémarrée en croyant que j'allais revenir juste avant la combat mais non non on a tout perdu ! Bou-hou-hou ! » — Mais Papa est un sauveur : il prend cette bête console et recommence tout depuis la précédente sauvegarde. Il est très fort car il a déjà passé des milliers d'heures à réaliser la même chose avec d'autres jeux tout aussi ridicules, lorsqu'il était gosse mais pas seulement.

Crier sur un enfant. — Elle trébuche dans le fil de sa propre console et je crie aussitôt : « Oh ! Gaëlle ! », simplement parce que je suis énervé depuis ce matin, allant jusqu'à oublier que dans ma famille, on ne crie pas sur les enfants. On les raisonne, on discute avec eux, on les éduque, mais on ne crie pas. Devant un enfant comme devant un adulte, le cri est déjà un constat d'échec.

« Mais elle a l'air si sage ! » — Au comptoir de la Maison du Peuple, quelqu'un me tape sur l'épaule : c'est Poulain Perspicace ! (Curieuse et lointaine idée que celle de donner le totem du chef de la Patrouille des Castors à cet ancien camarade d'histoire !) Il est assis à une table proche du bar avec sa compagne Talya et leur toute petite fille Lilas. Il m'explique rapidement que leur bébé a pris la mauvaise habitude de dormir le jour et de vivre la nuit. C'est un cas classique : je lui dis qu'il ne faut pas s'en inquiéter, qu'à partir de six mois, tout va mieux. Il me répond : « Tais-toi, malheureux ! Elle a seulement trois semaines ! » Oui, au démarrage, ça paraît long et pénible, mais par la suite on ne s'en souvient plus, ou si peu ! — Enfin, ça dépend des gens. 

Gaume. — Je m'installe à leur table en compagnie d'Andrew, qui vient de débarquer pour voir la dernière née. Poulain est d'origine gaumaise et nous donne une série de conseils en vue de notre futur séjour à Chiny : quelle boucherie fréquenter, quel boudin acheter, à quelle table s'asseoir et quels chemins parcourir... « Il y a moyen de se rendre à l'abbaye d'Orval à travers les bois. C'est à une dizaine de kilomètres de Chiny ! » ; « Pensez à faire la balade du Hat. Vous aurez un superbe panorama sur la Semois depuis le rocher ! » — Oui, d'accord, mais y a-t-il seulement le Wi-Fi dans le gîte ?

Chez Léandra, avec Andrew. — Je ne devais pas y aller mais j'y suis. Je ne devais pas manger mais je mange. Je ne devais pas rester mais je reste. Nous ne devions pas réfléchir mais nous réfléchissons : nous avons déjà beaucoup trop de devinettes visuelles pour la session actuelle... Mon carnet déborde littéralement de ces devinettes en devenir ! Qu'importe : nous les utiliserons plus tard, n'est-ce pas ?

Souffle

Cauchemar opalin. — Ce rêve : je suis chez mes parents. Ma tante frappe à la porte vitrée, entre dans la salle à manger et me parle : « Hamilton ? Accompagne-moi un instant, je dois absolument te montrer quelque chose ! » et elle me conduit jusque dans l'allée de graviers qui mène à son garage. Y sont éparpillés des morceaux de plastique noir, des bouts de métal et des lambeaux de tissu. Je remarque assez vite qu'il s'agit des restes du vieil ordinateur et des quelques vêtements sales qui se trouvaient dans ma valise bêtement perdue dans le train Bruxelles-Liège du 9 novembre (voir ICI). Je retrouve également des débris de ce fameux appareil photo argentique Leica reçu par « héritage interposé » (voir ) : il y a dans les graviers trois objectifs brisés ainsi qu'un antique boîtier photographique complètement démantibulé. Étaient-ils eux aussi dans la valise ? Je ne sais pas ; je ne m'en rappelle pas et je trouve bizarre de ne pas m'en rappeler. Enfin, au milieu de l'allée, je découvre un petit carnet à mon nom, dans lequel se trouve l'adresse de la maison familiale.
Je comprends que c'est grâce à ce carnet que des fragments d'objets personnels se sont retrouvés ici : quelqu'un s'est emparé de ma valise et a détruit méticuleusement ce qui m'appartenait ; maintenant, il me fait savoir qu'il sait où j'habite. Une angoisse panique enveloppe soudainement tout mon être, avec cette certitude absolue : un inconnu me veut du mal, désire jouer avec moi... Ces quelques lambeaux de ma vie répandus sur le sol devant le garage ne sont qu'un préambule à quelque chose de beaucoup plus malsain. — Et je me réveille en sueur, bordel !

Gériatrie. — Donc ma vénérable et bien-aimée grand-mère est à l'hôpital depuis ce mercredi. Elle racontait à nouveau des salades et ma famille a préféré appeler l'ambulance. Les médecins lui ont fait passer un scanner et toutes sortes de tests mais ils n'ont strictement rien découvert : pas le moindre vaisseau sanguin obstrué, pas la moindre anomalie cérébrale... Diagnostic : sans doute un délire lié à une trop forte prise de Tradonal, en interaction avec d'autres médicaments. Mais Bobonne, dans son égarement, a voulu à tout prix sortir de son lit d'hôpital et a méchamment trébuché. Elle est donc toujours hospitalisée, avec les jambes gonflées, le menton tuméfié et les yeux au beurre noire. Je déteste la voir à ce point amoindrie, mais c'est la vie et il ne faut pas se voiler la face.
Ma maman me conduit auprès d'elle en début d'après-midi. Gaëlle est présente ; elle lui a fait un joli dessin. C'est sans doute la première fois que ma fille voit une vieille personne à ce point amochée, mais elle prend l'air de ne pas s'en rendre compte. Elle repart avec ma maman pour trouver un cadeau de Saint-Nicolas. Je reste une grosse heure en compagnie de ma grand-mère endormie et passe le temps en faisant ses mots croisés. Dans l'autre coin de la chambre double, se trouve la grand-mère sourde (et plus vieille encore) de mon ancien colocataire d'université : elle est assise dans son fauteuil et regarde droit devant elle, d'un air extrêmement sérieux et interrogatif. Une pensée : « Voilà ! Cette dame a presque exactement trois fois mon âge et elle a un air interrogatif... Elle pourrait avoir dix mille ans que ça ne changerait rien à l'affaire : elle serait toujours en train de s'interroger ! » — Ces gens n'en savent pas plus que moi ! De toute façon, comment pourraient-ils en savoir plus ? On traverse l'existence, on se pose plein de questions et puis on meurt. Il n'y a aucun sens à tout ce chaos luxuriant si ce n'est celui qu'on veut bien lui donner.

Ma grand-mère est réveillée. Avant de la quitter, je lui dis (en partie en wallon — et dans un sens affectueux, en référence à ses blessures) : « Ah là là, Bobonne, t'è-st-arindjî ! ». Elle me répond, avec le sourire, qu'elle espère que c'est bien la dernière fois qu'elle déraille. Un jour, sans crier gare, je me suis réveillé et j'ai remarqué que ma grand-mère avait perdu presque tout son souffle.

Consolation, bouclier, tremplin

Consolation. /kɔ̃.sɔ.la.sjɔ̃/ n.f. ; du lat. consolatio, « action de consoler ». (Cette fois-ci, l'étymologie nous donne un véritable éclairage ! Merci, merci mille fois madame l'étymologie !) — 1. Soulagement donné à l'affliction, à la douleur de quelqu'un. 2. (Souvent au pluriel) Raisons que l'on emploie pour consoler quelqu'un. — « Je n'ose donc jeter la pierre ni à celle qui croit en des choses qui ne m'inspirent que le doute, ni à celui qui cultive son doute comme si celui-ci n'était pas, lui aussi, entouré de ténèbres. Cette pierre m’atteindrait moi-même car je suis bien certain d'une chose : le besoin de consolation que connaît l’être humain est impossible à rassasier. » (S. Dagerman, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, 1952.)  

Consolation. — Léandra, sur le temps de midi, à la Maison du Peuple : « La consolation est tout de même un phénomène très étrange, qui n'a rien à voir avec le fait de se distraire ou d'occuper son esprit à autre chose. Non : si je vais mal, si je suis insatisfaite, je me console en dirigeant mon énergie vers une activité ou un objet totalement différent de ce qui était à l'origine de mon insatisfaction. » Léandra semble vraiment donner une place toute particulière à ce concept de consolation. De mon côté, je ne suis pas certain d'en avoir compris l'enjeu, ni même simplement le sens. Peut-être est-ce parce que nous sommes fondamentalement différents elle et moi et que, contrairement à mon amie, face à une insatisfaction, je me détourne plutôt que de me consoler ?

La culture comme bouclier. — À trop utiliser la culture comme un bouclier, nous finissons par accepter qu'elle établisse un siège permanent autour de notre personne : alors elle ne nous protège plus vraiment mais nous étouffe ! Comment remettre en question jusqu'à l'existence de ces murs que nous avons patiemment édifiés autour de nous ? Car les nouvelles idées (les idées vraiment originales) ne naîtront pas tant que nous nous servirons de la culture comme d'un nid douillet.
La culture comme tremplin. — Lire pour apprendre et non lire pour connaître : peu importe que la digestion soit loin d'être parfaite ; peu importe que la restitution soit entachée de fautes ! Je serais le plus heureux des hommes si j'arrivais un jour à prendre tout ce que j'ai lu non pas comme un simple acquis en vue d'une future discussion sclérosée mais comme un tremplin vers autre chose, vers de la nouveauté ! — La culture comme procréation : créer du neuf à partir de l'existant.
Cour de récréation, 1. — Costard seyant, belle cravate, énorme sourire, dents de requin... Eh bien voilà ! Tu y es arrivé, dans la cour des grands !
Cour de récréation, 2. — Gaëlle ne me voit pas. Je suis obligé d'aller la chercher directement dans la cour de récréation. « Papa ! », lance-t-elle, toute contente, puis elle se précipite vers le bâtiment pour récupérer sa mallette. Pendant ce temps, deux des garçons qui jouaient avec elle s'approchent de moi. « Bonjour M'sieur ! Je suis l'ex-petit copain de votre fille ! me dit l'un d'eux.
— Haruna, c'est ça ?
— Oui, M'sieur !
— Haruna, il a essayé de faire l'amour à Gaëlle ! », crie l'autre garçon, avant de devenir rouge comme une pivoine.
Je les laisse à leurs divagations enfantines et je rejoins ma fille. Mais un léger doute me tenaille soudain : il s'agissait bien de divagations, n'est-ce pas ?

L'art, la vérité, etc.

En début de soirée, après m'être procuré un carnet de notes et un stylo à plume au Club de la place Flagey, je fais plusieurs allers-retours entre le théâtre Marni et la place pour passer le temps. Je finis par croiser Alizé et Pat mais je ne les vois pas ; Pat pense que je plaisante et fait donc semblant de passer son chemin, puis se retourne : « Ha merde, Hamil, tu ne nous avais vraiment pas vus ! » (J'ai toujours été distrait mais le problème semble s'aggraver avec le temps.) Nous sommes un peu à l'avance et allons boire un verre au café presque en face du théâtre, « Le Loire », où quelques clients tapent la carte.

Ce cycle de rencontres-débats philosophiques au théâtre Marni pouvait-il mieux tomber pour moi qu'en ce moment, quand on sait que le thème qui occupera cette soirée et les cinq autres à venir tourne autour d'un aphorisme de Nietzsche : « Nous avons l'art pour ne pas mourir de la vérité » ?

Au cours du premier semestre 2013, cinq intervenants prendront la parole avant d'entamer un débat avec le public : Jacques Sojcher (philosophe, écrivain), Yves Depelsenaire (psychanalyste, philosophe), Bénédicte De Villers (philosophe, anthropologue ; la seule à ne pas être présente aujourd'hui), Éric Clémens (écrivain, philosophe) et Jean-Claude Encalado (psychanalyste, philosophe). Ce soir, ils ont un quart d'heure pour résumer le contenu de leur future communication.

Pourquoi n'ai-je pas assisté aux leçons de philosophie morale de J.S. lorsque j'étudiais à l'ULB ? Celles-ci m'auraient sans doute bien plus intéressé, même à cette époque lointaine, que les cours d'anthropologie et de psychologie sociale que j'avais alors décidé de suivre en option. Mais passons ! Dans son introduction de ce soir, J.S. explique qu'aux yeux de Nietzsche, les philosophes ont très souvent été des théologiens déguisés. En rupture totale avec le dualisme platonicien dont a hérité le christianisme ainsi que des pans entiers de la philosophie occidentale, Nietzsche inaugure une nouvelle pensée créatrice : il démolit la croyance en un arrière-monde idéal qui existerait au-dessus du monde matériel et sensible ; il supprime Dieu : « Dieu est mort ! », écrit-il dans une formule choc apparue pour la première fois dans Le Gai Savoir. — Dieu est mort, oui, mais il ne faudrait pas le remplacer par un ersatz de Dieu, par un autre « mensonge idéaliste » condamnant la vie au profit d'un invisible et suprasensible au-delà. Pour Nietzsche, l'art est également un mensonge, mais un mensonge différent du mensonge idéaliste ; un mensonge positif, une « bonne illusion » tournée vers la terre (et non vers le ciel des idées) et favorisant la vie.

En guise d'accroche, Y.D., qui axera sa contribution sur des textes de Michel Foucault (Le courage de la vérité) et de Lacan, nous déclare : « J'étais en train de scribouiller quelques notes en vue de la réunion de ce soir quand ma petite fille a débarqué dans la pièce et m'a demandé : "De quoi vas-tu leur parler ?"... "De la vérité !", lui ai-je dit. "Oh papa", m'a-t-elle répondu, "tu vas les emmerder !" » — Le reste de la communication était très intéressant, mais c'est l'anecdote du père et de l'enfant que j'ai retenue par-dessus tout.

J.C.E. parle de l'art comme excès de vie, comme « affrontement du terrible et du monstrueux ». Il prend pour exemple Rothko, ainsi que Virginia Woolf qui transformait ses expériences angoissantes en écriture. Dans ce cas, nous dit-il, la création artistique est vécue par l'artiste lui-même comme une séparation : il répercute son excès de vie sur la toile, il crée au lieu de se mutiler, il écrit au lieu de se suicider... L'exposé me rappelle, toute proportion gardée, ces quelques amis d'adolescence et d'université, plus angoissés et plus sensibles que la moyenne (pour autant que l'expression ait un sens), qui transposaient leur angoisse dans la musique, le dessin ou sur le papier...

Restera à voir comment se dérouleront les prochaines rencontres, en espérant qu'elles ne vont pas se transformer en un salon de discussion guindé. Le public donne l'impression — mais peut-être me trompé-je ? — d'être un petit cercle fermé où tout le monde se connaît : Alizé dit bonjour à telle professeur de morale, connaît tel conférencier... Et quand ce monsieur du public lève la main et pose une question intéressante (sur la façon dont chaque intervenant perçoit l'aphorisme de Nietzsche mentionné en début de séance), c'est à peine si E.C. ne se fout pas de sa pomme. « Ce n'est pas marrant », répond le monsieur du public, « je vous ai posé une question sérieuse et vous répondez par une pirouette ! »

Dans le sous-sol du théâtre, avec Alizé et Pat, devant un groupe de jazz belge (du nom de The Flying Fish Jumps), une lasagne végétarienne et une Floreffe au fût. Nous parlons d'art, de musique, de religion, de philosophie... Je leur apprends que ce cycle de conférences tombe à pic pour moi ; je leur parle brièvement de ma longue traversée en compagnie de Wittgenstein (« J'ai été jusqu'à acheter sa correspondance et ses cahiers secrets »), Kant (un peu), Schopenhauer (beaucoup) et récemment Nietzsche. Leur ai-je dit à quel point toutes ces lectures ont pu être structurantes pour moi ? Pat constate : « Tu as l'air beaucoup moins sombre que la dernière fois que je t'ai vu ! » — Ha, si seulement je pouvais dire la même chose de mon proche entourage !