Irrigation

Faire une faute grossière dans le titre d'un article. Je ne m'en remettrai jamais. Ou peut-être que si, tout compte fait.

La réunion de l'après-midi au boulot est bruyante et agitée, malgré un sujet (les procédés d'indexation de collections iconographiques) qui n'a de prime abord rien d'affriolant. La nouvelle stagiaire en bibliothéconomie y assiste jusqu'au bout et finit par s'écrier, les yeux grand ouverts, après trois heures de débat passionné : « Mais comment faites-vous pour tenir le coup ? »


Que le sang s'arrête ne fût-ce qu'un instant d'irriguer convenablement le cerveau et c'est le corps tout entier qui commence à divaguer et à se comporter de manière chaotique. Voilà donc à quoi tiennent les plus hautes espérances, les amours, les joies, les peines, les pensées complexes et la contemplation de ces stratus à l'horizon : à une simple irrigation !

Dans le train vers Bruxelles, Flippo s'exclame tout à coup : « Compatissant ! Voilà le mot que je cherchais ! Je ne suis pas compatissant ! » C'est vrai : pourquoi irait-il à cet enterrement alors qu'il ne connaissait pas la personne décédée ? Simplement pour partager la peine de sa collègue ? Non, justement, car il n'est pas compatissant ! (J'ai l'impression d'entendre mon père.)

Lorsque j'effectue la sauvegarde hors ligne de mon journal, les 592 jours décrits jusqu'à présent plus les pages de la « Journée dont vous êtes le héros » plus les articles cachés plus les quelques descriptions a posteriori totalisent seulement quelque 7 mégaoctets d'information. Si ce blog avait été lancé dès ma naissance — calcul purement théorique, on l'aura compris —, il aurait pesé tout au plus une centaine de millions d'octets. Je connais des images TIFF plus volumineuses que mes trente-deux ans... Par contre, je ne connais pas de comparaison plus ridicule que celle-ci !

Est-il possible d'être autodidacte jusque dans la thérapie ?

Dans ma mémoire, certains événements importants sont étroitement liés à une musique écoutée en boucle au moment du « choc », et c'est particulièrement vrai pour les lectures marquantes. Wittgenstein ? « Up Past The Nursery » de Suuns (par un heureux hasard, le bégaiement de sa pensée trouve un puissant écho dans la chanson). Nietzsche ? « Ready, Able » de Grizzly Bear (là encore, curieusement, une belle analogie est possible). Et comme pour la madeleine, réécouter l'air me remet immédiatement en tête, non pas une bribe de lecture, mais l'état d'esprit complet de ce moment passé.
Les pièces du jeu d'échecs médiéval de Lewis ont en commun les yeux exorbités, le regard aux aguets et la posture attentive, un peu comme si elles se préparaient, entre la peur et la détermination, au combat qui prendra bientôt place sur l'échiquier. Seule la reine semble désolée d'être là : main sur la joue, l'air mélancolique ou horrifié selon les versions, elle observe la scène avec consternation. On en oublierait presque que c'est elle qui peut faire le plus de carnage dans les rangs ennemis. — Petite futée, va !

Ce test de quotient intellectuel en ligne proposé par Mary en fin de soirée se termine par : « Vous voulez connaître votre résultat ? Alors envoyez un sms à 2 euros au numéro ci-dessous ! » — Il s'agit sans doute de l'ultime question, celle qui décide non pas de notre intelligence mais bien de notre degré de perméabilité aux arnaques en tous genres.

Un cygne dans le canal

« Ce matin, je travaille à l'appartement car cet après-midi, je participe à une réunion.
— Une réunion ?
— Oui. Concernant un dictionnaire du mouvement ouvrier...
— Le mouvement ouvrier ? Mais qui s'intéresse encore à ce truc ? Vingt personnes ?
— Mais... Enfin... Je...
— Laisse tomber ! Je suis mal tournée et je vais tout faire pour te casser ! »

« Bonjour Monsieur !
— Ha ! Hamilton ! Je suis heureux de te revoir !
— Oui, moi aussi !
— Tu vas bien ?
— Oui, ça va très bien, et vous ?
— Oui... Et sinon, ça va ? Je veux dire au niveau personnel ?
— Très bien ! Je suis en pleine réflexion sur moi-même en ce moment ! »
(Il me pose une question précise ? Je lui réponds franchement et avec les moyens du bord ! Cependant, par la suite, je me suis fait la réflexion qu'il s'agissait là d'une réponse singulière, d'autant plus qu'elle n'eut dans ce cas particulier aucune suite ; qu'elle ne fut pas suivie d'une nouvelle question.)

« Pour l'instant, nous n'avons pas encore encodé de fiches "Q"... » 
Il s'arrête un instant puis reprend :
« Je veux dire, bien sûr, de fiches commençant par la lettre "Q". »
(Le public avait compris, mais la rectification s'est avérée en fin de compte assez comique.)
Le ridicule petit abri de tram temporaire de la Porte de Flandre a bien du mal à contenir toute la masse humaine qui y afflue sous la pluie battante. De l'autre côté de la rue, les quelques trams avancent difficilement au milieu des flaques d'eau qui finissent forcément par se mouvoir et se transformer en petits ruisseaux. Le tram d'en face fait des étincelles. L'eau encercle la petite communauté regroupée sous l'auvent : l'expérience est intéressante. Un monsieur à ma droite me parle et m'extirpe de ma contemplation. J'enlève mes casques ; il me montre le sombre canal du doigt : « Il y a un cygne dans le canal. Un cygne ! Tu te rends compte ? J'habite dans le coin depuis des années et c'est la première fois que je vois ça : un cygne ! Mais d'où est-ce qu'il peut bien sortir, celui-là ? »

Ce soir, je n'aurais jamais dû forcer mon corps à se déplacer jusqu'au Parvis pour « travailler ». Le monde alentour m'ennuie et m'énerve. J'aurais certainement été beaucoup plus en phase avec moi-même si j'avais décidé de me calfeutrer dans mon divan, peut-être même avec une couverture, en compagnie de trois amis : le livre amical, la tasse de café réconfortante et la pénombre salutaire créée par la lampe halogène du salon, lorsqu'elle est réglée à très bas régime. Occasion manquée : de retour à l'appartement, énervé sans raison, je n'ai plus rien à faire si ce n'est dormir ! Il est à peine minuit quand j'éteins la lumière et me mets en veille — s'endormir alors que la nuit ne fait que commencer : le phénomène est tellement rare qu'il mérite d'être mentionné.

Théâtre de marionnettes

Mary, de retour à l'appartement, entame une discussion qui ne s'est pas déroulée de cette manière :
« Hamil ? Je peux te dire quelque chose ?
— Hmmm ? Mais oui !
— J'ai vu Fabien hier soir, au Bar du Matin, et il m'a expliqué qu'il était tombé par hasard sur ton blog — déjà, il faudrait qu'on m'explique comment on peut tomber par hasard sur ton blog, mais passons !... "Tiens, Mary, tu t'es abonnée au Monde ?", m'a-t-il dit... En fait, il le savait parce qu'il lisait ton journal !
— Ha, oui, ha-ha ! Amusant...
— Et donc, je suis tout de même allée voir ce que tu y racontais, sur ce blog, même si j'avais pensé de prime abord ne jamais y aller, de peur d'y lire des choses que je n'avais pas envie de lire... Et je voulais te dire — mais je ne suis pas fâchée, hein ! — que tu simplifies quand même énormément ce que je raconte, que c'est tout de même bien plus complexe que ça ! Aux yeux de personnes qui ne me connaissent pas, je passe presque pour une conne... Et cette histoire où je te dis que "tu parles comme Fabien", que "tu es beaucoup trop élitiste"... En fait, j'ai l'impression que c'est toi qui a exprimé cette pensée en tout premier lieu, et non moi ! »
Voilà qui est rectifié !

Ce journal n'a absolument rien à voir avec la vie. En doutiez-vous encore ? Tous les traits y sont exacerbés au point de ne plus rendre compte d'une quelconque réalité. Léandra s'y exclame (« Ha ! Hamil ! J'ai une idée ! ») ou y soupire (« Pfff, rien ne va ! »), mais ce n'est pas la vraie Léandra, ou si peu. Andrew n'y parle que de Mao, de Tsé, de Tung ou d'émissions culturelles, mais ce n'est pas le vrai Andrew, ou si peu. Mary y possède constamment un air confiant et péremptoire, mais ce n'est pas la vraie Mary, ou si peu...
Et quel rapport entre le Lionel bégayant et hésitant de tous les jours et cet Hamilton qui semble avoir réponse à tout, qui fait semblant de comprendre Schopenhauer, Nietzsche et Wittgenstein ? — Hamilton est la version papier, héroïque et imaginaire de ce Lionel somme toute banal. (Une sorte de Superman légèrement plus élaboré, quoique !)
Tout ce que je raconte de faux sur les gens dans ce journal est donc l'aveu de ma propre impuissance : c'est moi-même qui suis incapable de rendre la complexité d'une parole ; c'est moi-même qui, en dernier recours, ne comprends rien et suis à blâmer pour l'étroitesse de ma pensée ; c'est moi-même, encore, qui passe sous un prisme déformant toute la réalité qui arrive jusqu'à mes sens !

Que penser d'un spectacle de marionnettes quand le marionnettiste est un empoté ?
special_blog

Devinette n°69bis

Pokémon, 3. — De retour chez mes parents à midi, Gaëlle m'accueille à bras ouverts, extrêmement enthousiaste : « Papa ! Papa ! J'ai bien avancé dans Pokémon ! Je suis arrivée beaucoup plus loin ! J'ai capturé plein de nouvelles sortes de Pokémons ! Tu veux les voir ? Tu viens voir ? » Elle est devenue complètement accro à ce jeu en à peine deux jours. Elle sait utiliser la plupart des menus tactiles, choisir ses créatures selon les adversaires qu'elle rencontre, voyager dans les différentes villes, etc. Difficile de la faire décrocher... Mes parents ont fini par lui imposer des horaires pour la forcer (gentiment) à pratiquer d'autres activités : dessins, jeux de société, lancer de chats... — Oui, mais si cette petite fille tient de son père, l'addiction aux jeux vidéo ne fait que commencer.


Parents adolescents. — Chez ma grand-mère, à la pause café de l'après-midi. Quand Lyric (le gentil copain calme et posé de ma petite-cousine Chelsea) parle de ses parents, j'ai l'impression d'assister à une inversion des rôles ; d'entendre un père parler de ses deux enfants insupportables en pleine crise d'adolescence : la mère déprime, se morfond et pleure comme une petite fille dès le moindre problème avec son compagnon (un sculpteur taciturne) ; quant au père, il se déguise en jeune motard cool et se vante auprès de son fils de ses très nombreuses conquêtes féminines. Chouette famille !

Hantés par les devinettes. — Je suis à la Maison du Peuple de Saint-Gilles, comme tous les dimanches soirs ou presque, en compagnie de Léandra et d'Andrew. Léandra nous offre un verre puis les deux se rendent pour la troisième fois au Centre culturel Bruegel, rue Haute (voir ICI et ), afin cette fois-ci d'assister à une session de contes québecois. Deux heures plus tard environ, ils me retrouvent à la même place. Nous parlons des devinettes visuelles. Andrew est très bon à ce petit jeu et il a aussi d'excellentes idées de réalisation : « Tu mets Bernard-Henri Lévy en train d'attendre sur un quai de gare, et ça donne "Léviathan" !
— Ooooh, bravo ! Celle-là est vraiment très, très jolie ! » 
Mais Léandra, véritable vétérane des devinettes visuelles, n'est pas en reste : « J'en ai une très belle : tu prends George Bush (par exemple) et tu lui mets un flingue dans les mains, ça fait "Georges Braque" !
— Ha-ha ! Oui, elle est géniale aussi, celle-là !
— Je ne sais vraiment pas expliquer comment toutes ces idées me viennent à l'esprit. »
Je ne sais pas non plus. Tout au plus puis-je dire et je pense que Léandra serait d'accord qu'il existe une sorte de « mode de pensée "Devinettes visuelles" » durant lequel le cerveau (quel magnifique organe tout de même !) est particulièrement alerte à toute forme de jeux de mots et d'images. Pas besoin de s'attabler à un bureau avec un crayon et une feuille car ce mode peut atteindre sa pleine puissance dans de nombreux endroits insolites : dans un tram, dans un restaurant, dans un lit et j'en passe...

Concerts d'automne

Hall d'entrée de l'Ancienne Belgique.
« Bonsoir Monsieur, que faites-vous là ?
— J'attends un ami. C'est lui qui a mon ticket.
— Alors je vais vous demander de sortir.
— Pourquoi ?
— Parce que je vous le demande.
— Ce n'est pas un motif valable, désolé.
— Pouvez-vous sortir, s'il vous plaît ?
— Pour quel motif ?
— Parce que vous n'avez pas votre ticket.
— C'est ridicule. Il va arriver d'un instant à l'autre, mon ticket...
— Vous m'avez demandé pourquoi, je vous ai répondu. »
Je sors et Bob est justement à l'entrée. Il est en train de revendre le ticket de Mary à un gars tenant une pancarte « Need ticket! » puis il me passe le mien. Je rentre à nouveau dans le hall, sous le regard creux de ce gorille décérébré qui semble déjà avoir oublié jusqu'à mon visage. Bref, bref, bref... Bref... Bref. Pfff... Bref.

Clinic. — Curieuse idée que celle de faire jouer Clinic dès sept heures du soir, pendant seulement une demi-heure, sur la scène de l'AB Club. En fait, je ne sais pas si je dois me réjouir ou au contraire me désoler que ce groupe originaire de Liverpool n'ait jamais réellement réussi à percer auprès, non pas du grand public (beurk !), mais en tout cas d'un plus grand public. Oui, bien sûr, les écouter dans l'ambiance intimiste et sympathique de cette petite salle de concert possède toujours un charme certain, mais ils méritent bien mieux que ce rôle de première partie auquel ils sont cantonnés ici. Et observer le public aller et venir comme s'il s'agissait d'un groupe de seconde zone m'irrite passablement. — Non mais ! Avez-vous seulement entendu ces rythmes chirurgicaux, cette voix grommelante et ces nuages électroniques délibérément rétro ? Uniques et maudits sous leur masque de chirurgien, voici donc Clinic !

BRNS. — Timothée Philippe, le batteur virtuose du groupe, est une véritable pieuvre : on a bien du mal à savoir comment il arrive à sortir autant de rythmes différents en si peu de temps et avec si peu de membres... Et en plus il chante ! C'est la deuxième fois que j'ai l'occasion de voir BRNS (prononcer « Brains », tout simplement), groupe belge particulièrement doué en studio comme sur scène. Ils ont droit à l'AB Box, eux, mais ils sont tout aussi compressés par un timing extrêmement serré. (Ci-dessous une vidéo qui n'est pas de la meilleure qualité acoustique mais qui a néanmoins le mérite de montrer ces forcenés en pleine action.)

Dans les vestiaires. Alors que Gondry, sa copine et ses potes sont partis fumer, Bob et moi cherchons à échanger une pièce de deux euros contre deux pièces de un, afin de disposer d'une armoire pour ranger nos vestes. Après deux minutes de demandes infructueuses, je jette un regard furtif vers le mur des toilettes et m'exclame : « Punaise, Bob, on est vraiment cons : y a un distributeur automatique de monnaie juste devant nos yeux ! »

Deerhoof. — Nous sommes de retour dans l'AB Box pour voir les vétérans du groupe Deerhoof. Un bon moment. Le batteur Greg Saunier est un grand malade — oui, oui, je fais une fixation sur les batteurs depuis la découverte, dans ma prime jeunesse, de Can et de Jaki Liebezeit — et la chanteuse et bassiste Satomi Matsuzaki, sautant et gesticulant à la manière d'un robot, met de très bonne humeur.

Entre deux concerts, j'entraperçois cette navetteuse du train Bruxelles-Liège dont je ne connais même pas le prénom mais que je mentionne déjà au quatrième paragraphe de cet article daté du 27 juillet 2011. (Avec le temps qui passe, mon blog devient de plus en plus une encyclopédie vivante — ou plutôt l'encyclopédie de ma vie.) Je la regarde un instant, intrigué. Elle me lance un « salut » laconique (ce qui est déjà, en soi, une nouveauté) auquel je réponds par un autre « salut » tout aussi laconique... Et puis nous continuons notre chemin. Oui, d'accord, et alors ?

Why? — Il y a ensuite ce groupe avec ce chanteur original, Yoni Wolf, qui oscille constamment entre chants pop et litanie hip hop. Il est talentueux, il a de la présence, rien à redire !

Jonathan's Hope by Why? on Grooveshark

Je m'installe à une table avec Bob. Le concert de Why? bat son plein. Nous buvons une Duvel. La discussion tourne notamment autour de la politique. Bob me pose une série de questions, du genre : « À partir de quand as-tu eu des idées politiques ? » Ça part dans tous les sens (histoire, géographie, relations, etc.). C'est intéressant. 

DIIV. — « Tiens, mais il est déjà presque 23h30 ! Le concert de DIIV a déjà commencé...
— Oui. Tu veux qu'on y aille ?
— Non, pas spécialement. Je m'en fous.
— Moi aussi.
— Bon ben on peut continuer à discuter alors... »

Intercalaires

Rude novembre. — Message de Léandra : « Voilà, c'est le dernier jour de novembre. Et ça a été le plus dur pour moi depuis longtemps. » Que répondre ? Il n'y avait aucun deus ex machina à attendre de ces paroles prononcées le 23 septembre dernier, seulement une inspiration : il fallait que le changement vienne d'elle, voire de nous tous. L'étincelle n'a pas eu lieu. Quant à moi, comme d'habitude, j'aurais mieux fait de fermer ma grande gueule.

Menace déguisée. — À la sortie de l'école, Gaëlle m'explique qu'elle a oublié son doudou chez sa maman. Elle me dit que si nous n'allons pas le chercher, elle ne pourra pas dormir cette nuit. Elle me prévient en ces termes : « Tu ne veux pas aller le chercher, Papa ? D'accord, ce n'est pas grave, mais alors il faut que tu saches que je ferai une nuit blanche. C'est comme ça... » — Oh comme elle est maligne ! Mais que croit-elle donc ? Que les humains, une fois devenus adultes, ont tout oublié des stratagèmes de leur enfance ?

Pokémon, 1. — J'offre à Gaëlle son cadeau de Saint-Nicolas à l'avance : à Namur, nous nous rendons dans un magasin de jeux vidéo et elle peut choisir le jeu Nintendo DS de son choix. Elle opte pour Pokémon version blanche 2 : « Je choisis "version blanche" parce que les blancs, c'est les gentils. »

Circulaires. — Dans la voiture vers la maison familiale, ma mère me déclare : « Fab a besoin de toi pour un examen qu'il doit passer en janvier. Je vais te déposer chez lui, ensuite il te reconduira... » Chez mon cousin, celui-ci m'expose son problème : il veut passer l'examen de chef d'atelier. Il me montre, consterné, les centaines de pages qu'il vient d'imprimer : une flopée de circulaires à connaître. « Quoi ? Tu dois étudier tout ça pour janvier ? », lui demandé-je. « Oh non ! Je peux les avoir à côté de moi durant l'examen. J'ai juste besoin de les organiser !... Et comme tu es archiviste... » « L'archiviste », lui réponds-je, « il prend chacune de ces circulaires et il les met dans une boîte... Cela fait, par circulaire, tout au plus trois lignes dans un inventaire... Et puis c'est tout ! » Mais je lui conseille de mettre chaque circulaire dans un classeur et de hiérarchiser chaque classeur à l'aide d'intercalaires et de sous-intercalaires... Que lui conseiller d'autre ? Il n'y a pas de solution miracle... Il me lance : « Et tu as fait six ans d'université pour me sortir un truc pareil ? Pour me dire que je dois acheter de bêtes intercalaires ? » (Oui, mais mon but dans la vie, au départ, c'était d'être marchand de crème.)
Pokémon, 2. — Gaëlle joue à son nouveau jeu toute la soirée. Rien n'a changé : j'ai l'impression de voir Hamilton, plus jeune de vingt-cinq ans, se lancer à corps perdu dans les quelques jeux qui existaient à son époque (Asteroids sur Amiga ; Lode Runner, Digger, SRAM sur PC)... Mes parents mettent des limites à ma fille. En ai-je eues, moi aussi ? Je ne m'en rappelle plus.

Petit lapin

Prétentieux. — Je relis mon texte d'hier et je le trouve très prétentieux (surtout le paragraphe intitulé « Îlot »). Ce n'était pourtant ni le but ni l'effet recherché, si tant est qu'il y ait jamais eu un but et un « effet recherché » dans tout ce bordel. Et en essayant aujourd'hui de me justifier a posteriori, j'aggrave encore mon cas : je m'enfonce un peu plus dans le sordide marécage de l'excuse boiteuse. Enfer et damnation !

Petit lapin. — Au travail, je dois, paraît-il, classer telle correspondance, reprendre contact avec telle personne, faire un peu de ci, faire un peu de ça, ne pas oublier ceci, regarder à cela, aider untel, jeter un œil sur ces métadonnées, réparer cet ordinateur, nettoyer cette base de données, archiver ce fonds... — À nouveau, le sens de ce que je fais se perd dans la plus horrible des routines. Ha, que je regrette amèrement ces temps si proches où le travail me faisait littéralement bondir, tel un petit lapin gambadant joyeusement dans l'herbe fraîche et humide éclairée par le soleil automnal !

L'idéal qui se perd. — Avec Yama dans le train du soir, cette question : pourquoi la plupart des organisations créées sur base d'un idéal finissent-elles par devenir au fil du temps des organes vides de sens et sans intérêt à destination de vieux ploucs qui ne savent même plus pourquoi ils y sont, si ce n'est pour lever un verre en leur propre honneur ?  — Il faudrait presque inventer une science des corps desséchés : en tout temps et en tout lieu, celle-ci aurait de nombreux sujets d'étude.

« Pierre bourre Dieu » ? — Le soir, Léandra fait un crochet par mon appartement. Dans le divan rouge, nous créons de nouvelles devinettes visuelles pour ce Devinoscope qui vient de reprendre du service. « C'est facile », me dit-elle, « tu prends une photo de Guillaume Musso, l'écrivain, en train de lire un roman dont tu changes le titre pour "Ni" ! Ça fait "Mussolini" ! » Après un quart d'heure de recherche sur le Web, impossible de trouver une photo de ce type en train de lire : « C'est pas possible, il ne lit pas, il ne fait que dédicacer, ce couillon ! » ; « Et puis, c'est quoi tous ces titres complètement idiots ? "Sauve-moi", "Seras-tu là ?", "Parce que je t'aime"... M'enfin ! » Exit Mussolini donc. — « Et celle-là ? Tu prends un Pierre quelconque et tu le places en plein coït avec Dieu : ça fait "Pierre bourre Dieu" ! » (C'est définitivement hors de question !)

Et alors quoi ?

Annonce. — De nouvelles devinettes visuelles apparaîtront sur le Devinoscope du samedi 1er au mardi 25 décembre 2012 à raison d'une devinette à 12h30 et d'une autre à 20 heures. Plus d'information ICI et . Évidemment, étant donné que je suis à nouveau en retard dans « la rédaction », la présente annonce n'aura d'intérêt que pour les éventuels lecteurs qui ne me connaissent que via ce journal, et encore !
Veille. — Cette discussion avec Mary sur l'horoscope (!), l'amitié, l'amour, etc. s'est prolongée beaucoup trop loin dans la nuit, même pour un monstre comme moi. Par ailleurs, cette idée de prendre un bain bouillant à presque trois heures du matin en compagnie de Zarathoustra (non, ce n'est pas le nom de mon canard de bain*), lumineuse dans l'instant, s'est avérée désastreuse trois heures plus tard lorsque le réveil a sonné. C'est bien là tout le problème : lorsque je veille dans le silence nocturne, j'oppose à toute forme de conséquence (« Si tu ne vas pas dormir maintenant, alors tu seras fatigué demain ») un « ici et maintenant » bien plus confortable.
Îlot. — C'est durant la nuit que je déterre le plus de vérités sur moi-même. Exemple avec cette banalité, que je me suis tout de même empressé de noter dès qu'elle a surgi de je ne sais où : mes sept années de relation amoureuse avec Maïté n'ont été que l'exception qui confirme la règle ; l'arbre qui cache la forêt ; un îlot de couple dans un océan de solitude. Car c'est pure folie que de vouloir construire quelque chose avec moi, non pas parce que je ne veux pas construire, mais bien parce que je désire un édifice tellement différent et dont les plans n'ont jamais été établis auparavant ! L'amour rend aveugle et je suppose qu'elle a été assez aveugle pour me suivre, oui, mais pour me suivre où ?... Évidemment, je ne propose aucun chemin, je n'en ai jamais proposé et je n'en proposerai jamais. L'idée même d'en proposer un me répugne. Et alors quoi ? Et alors rien du tout !

Solitude heureuse. — Tout (ou presque) dans cette putain de société de merde présente la solitude comme une imperfection, voire une tare, alors qu'elle peut être — tadam ! — merveille et création ! J'imagine — ou plutôt je sais que d'aucuns la considèrent comme pesante, cette solitude ! Et pourtant ! Combien de fois m'a-t-elle dégagé de ce bourbier dans lequel je stagnais ?  

Dans le divan. — Lorsque Mary revient de ses cours, je suis couché confortablement dans le petit divan rouge (pourtant inconfortable) qui décore notre « salon ». J'ai passé ma soirée devant mais-tu-vas-nous-en-parler-jusqu'à-la-fin-des-temps-c'est-pas-possible-zut la nouvelle traduction d'Ainsi parlait Zarathoustra (par Hans Hildenbrand) et les deux premiers tomes de commentaires (par Pierre Héber-Suffrin). Je passe du poème aux commentaires et je trouve ces derniers très éclairants : voilà quelqu'un qui n'apporte pas une thèse mais qui tente d'expliquer, voire de simplement paraphraser, cette œuvre en apparence chaotique... —  C'est une soirée curieuse : je reste dans mon divan avec Zarathoustra ; je suis très fatigué mais je refuse d'aller dans ma chambre ; Mary me parle de temps à autre, je lui réponds de temps à autre ; lecture et réalité se mélangent...

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* Note pour plus tard (mais pas pour moi) : ce nom serait parfait pour un chat.

L'homme qui suivait les rails

Chronologie d'une journée ordinaire. — Je croise Flippo, de bon matin, à l'intérieur de la gare de Liège. « Tiens ? Tu étais dans le train ? », lui demandé-je. « Ha mais pas du tout, me répond-il, je le suivais à pied ! » — À question stupide, réponse stupide.

Mes collègues me questionnent à la pause café : « Tout va bien, Hamilton ? Tu as une petite mine... Tu ne dis rien du tout. Pour tout dire, tu n'as pas l'air d'être parmi nous... » Lodewijk finit par trouver une des causes possibles de ce spleen de début de semaine : notre livre étant désormais sous presse, je suis victime d'un baby blues ! — Il y a du vrai dans ce diagnostic, même si le bébé n'est pas encore sorti du ventre de la bête (je veux parler des rotatives).

Sous presse ? Pas tout à fait ! Jipé, notre correspondant chez l'imprimeur, me téléphone, catastrophé : « Hamilton ! Bon dieu, qu'est-ce que c'est que ces deux lignes plus sombres, à droite sur la couverture ? Nous venons de lancer l'impression et ça se voit ! » Réponse : un problème dans cet aplat de gris qui n'en est pas vraiment un ; une grossière erreur de ma part qui nous coûtera quelques centaines d'euros... Le travail dans l'extrême urgence aura fini par avoir raison de ma vigilance maniaque ! (J'ai le moral dans les chaussettes : j'ai fait une faute.)

Dans le train de retour, avec Yama. « J'ai vu ton actuelle photo de profil, me dit-elle, celle de toi enfant devant un jeu vidéo [Prince of Persia]. Ta fille te ressemble, c'est incroyable ! Son visage a-t-il pris un seul trait de sa mère ? »  — Réponse : « Non, pas que je sache, si ce n'est peut-être le nez en trompette, et encore ! »

Dans le tram vers le Parvis, un revenant de l'époque universitaire ! Je lui lance, assez fort : « Hé, Beber ! » et je le vois sursauter. « Désolé, je t'ai fait peur... », m'excusé-je. « Non, non, ce n'est pas grave. J'étais dans mes pensées... » Je le trouve encore plus fébrile que par le passé. Il m'explique qu'il n'a pas de travail pour l'instant ; alors, pour ne pas se laisser aller, il passe ses journées aux archives ! Il a écrit un livre aussi. Il m'explique, sourire aux lèvres : « Le tirage est directement proportionnel à l'hyperspécialisation du sujet. »

À la Maison du Peuple, une nouvelle édition de ces ridicules quiz... « Question numéro 2 : qui a écrit Le Meilleur des mondes ? Je répète : qui a écrit Le Meilleur des mondes ? » — Milton Friedman ! À moins que je ne confonde ?

À la table d'à côté, une jeune femme est vraiment remontée contre son ami/compagnon/époux/ex (?). En quelques minutes, celui-ci entre dans un cycle infernal : il se fait engueuler (« Casse-toi, mais casse-toi, connard ! »), se lève, s'en va faire un petit tour rapide, revient comme si de rien n'était, se rassied, se fait engueuler à nouveau (« Casse-toi, mais casse-toi ! Merde ! »), se lève, s'en va faire un petit tour rapide, revient, etc. (Compter encore trois cycles avant que les deux ne disparaissent, mais pas en même temps.)

Mary me dit ne pas croire en l'horoscope mais le lire quand même : « Quand je rencontre une nouvelle personne, je regarde ce qui est lié à son signe et je découvre souvent au moins 10 % de traits qui lui correspondent et que je n'aurais pas remarqués sans cela. » Quand je lui demande pourquoi elle ne lit pas directement des ouvrages de psychologie, elle me répond que c'est par manque de temps. Et quand je lui déclare que tout ça — astrologie et, jusqu'à un certain point, psychologie —, c'est enfermer un être humain aux pensées complexes dans un canevas plus ou moins grossier (créer un faux mythe personnel pour mieux le comprendre), elle me rétorque que, de toute façon, je ne change que très rarement d'avis. — Les capricornes sont bornés, à ce qu'il paraît.

« À quoi cela me sert-il de parler à Untel ou à Unetelle ? Ils ne m'apprendront jamais rien !
— C'est là que tu te trompes, Hamil : tout le monde peut t'apprendre quelque chose !
— Non. Le temps est précieux : pourquoi le passer avec des gens qui ne m'apportent rien, alors que des amis sincères ou des livres me seront de bien meilleure compagnie ?
— Tu parles comme Fabien. Tu es beaucoup trop élitiste ! »
(Et encore une fois, je campe sur mes positions.)
 
Réflexions sans queue ni tête. — Ce qui est amusant quand je cite Amy et Zapata, c'est que je fais à chaque fois le tour de l'alphabet : A&Z, le début et la fin, l'alpha et l'omega.

Si l'on veut être changé par un livre, la nage ne suffit pas ; il faut pratiquer le plongeon. — Pour quelqu'un qui coule dès qu'on le met à l'eau, fallait oser !
La tendance à l'autoflagellation est inversement proportionnelle à sa nécessité.
Le « mariage pour tous » est un combat d'arrière-garde. Hé ! Il s'agit seulement de mariage, ce verrou social à l'aide duquel l'État cadenasse l'amour !

Je lis quelques éléments biographiques sur Nietzsche. À peine ai-je commencé à m'intéresser à sa vie que je décèle déjà deux des pires ironies qui aient jamais secoué une existence de génie, et ce, pour l'une d'entre elles, jusqu'à son lointain héritage : 1) avoir passé les dix dernières années de sa vie dans un état végétatif alors que, esprit particulièrement alerte et lucide, N. prônait la « libre mort » (autrement dit le suicide au bon moment) ; 2) avoir été, bien après son décès en 1900, récupéré par le régime nazi alors que son œuvre témoigne de la haine à la fois de l'État (qu'il nomme « nouvelle idole » dans Zarathoustra) et des croyances de la foule.

« C'est une pulsion »

Conchita. — J'ai décidé de prendre un jour de congé ce lundi. Un lundi ? Pauvre de moi ! J'ai oublié, inconscient que je suis, que tous les lundis matin, la femme de ménage passe désormais trois heures dans mon (ou plutôt notre) appartement pour tout nettoyer ! — Elle aurait pu ouvrir la porte de ma chambre et ne pas voir que je dormais ; passer son doux plumeau sur les draps de lit cachant mon jeune (?) corps nu encore endormi et s'apercevoir, au mouvement occasionné par ma lente respiration, qu'un homme se cachait là ! Alors, elle aurait sursauté de surprise et se serait excusée : « Oh ! Señor Hamilton ! Je ne savais pas que vous étiez encore présent en votre demeure ! » Et je l'aurais alors rassurée de ma voix grave et suave : « Non, non, ne t'inquiète pas, ma brave Conchita, je ne suis pas fâché de ta présence, que du contraire ! » Enfin, je me serais levé et lui aurais demandé de lâcher son plumeau pour etc. — Sauf que nous ne sommes pas dans une stupide histoire machiste et paternaliste et qu'au moment où elle est arrivée, j'étais déjà dans le labyrinthe saint-gillois, cherchant avec difficulté un café ouvert pour prendre mon petit déjeuner. (Ce paragraphe me fut soufflé par Léandra et Andrew qui trouvèrent, je cite, « très amusant » que j'homard j'écrivisse cette obscénité dans mon journal.)

Lewis. — Je téléphone à Lewis, après de longs mois de silence : « Je ne sais pas pourquoi je ne t'ai plus appelé, lui dis-je tout de go, mais je ne sais pas non plus pourquoi je t'appelle aujourd'hui.
— Ça ne s'explique pas, me répond-il, c'est une pulsion. »
Lewis ne se vexe pas des vérités : c'est un monsieur intelligent. Quel dommage qu'il n'ait apparemment jamais pu s'empêcher d'utiliser son cerveau pour manipuler les autres ! Mais il est trop vieux pour changer désormais : la manipulation fait partie de son être. (Parfois, je me demande s'il est possible d'oublier l'art de manipuler si l'on traverse en sa compagnie, et avec succès, le cap de l'enfance.) Il m'explique qu'il ne va pas bien, ni physiquement (le cœur), ni psychologiquement (aucune femme pour tendrement partager avec lui un musée, un voyage, sa couette...). Toutes les rencontres qu'il fait en ce moment sont mornes et futiles : il ne peut rien échanger avec ces dames-là... À peine savent-elles qui est Michel-Ange ; tout au plus peuvent-elles lui apporter un peu de sexe, mais sans aucune attache... — Évidemment, cet échange téléphonique me touche ; il m'a d'ailleurs touché dès le moment où j'ai décidé de composer le numéro.

Nocturne. — À la nocturne, chez Filigranes, avec Léandra et Andrew. Au centre de la librairie, un cocktail mondain permanent où tout le monde s'accueille, vin rouge à la main, à grandes envolées de « Comment ça va, mon cher ? » Heureusement, au-delà du centre névralgique, c'est tranquille : le rayon Philo est désert (les quelques personnes qui s'y rendent cherchent en réalité le rayon Jardinage) et le rayon BD complètement abandonné. Léandra me montre une série de manuels pour apprendre à dessiner : « Ça pourrait t'intéresser ! », me lance-t-elle, mais tout compte fait non : chaque chose en son temps ; je reste dans mes montagnes !