Murphy

« Pfff... » — Pour le moment, la fatigue est trop présente, l'accouchement difficile, le style boursoufflé et le retard conséquent. L'important travail qui m'attend au cours des jours à venir m'oblige à ralentir la cadence : les prochains articles risquent donc d'être plus courts que d'habitude. — Puissent mes 3 lecteurs et mes 7 lectrices et demie me pardonner cet écart de conduite !

Gothique. — Début de matinée, dans un bus bondé traversant la banlieue liégeoise. La jeune étudiante debout devant moi, au centre du véhicule, est du genre « gothique » (je suppose qu'on est gothique ou qu'on ne l'est pas ; qu'il n'existe pas de personne un peu gothique) : peau d'albâtre, dentelles roses et noires raffinées, corset faisant ressortir exagérément sa poitrine, regard triste et mélancolique, etc. Toutes les minutes environ, elle tente à l'aide d'un mouvement sec de la tête de ramener vers l'arrière une mèche de cheveux inexistante. Lorsqu'une place se libère, elle s'assied et sort de son sac un volume de Naruto, du moins me semble-t-il... Hasard amusant : alors qu'un autre bus nous croise, j'ai l'occasion d'apercevoir furtivement dans ce dernier une autre gothique (!) qui, à la seconde même où je pose mes yeux sur elle, fait exactement le même mouvement de la tête (!!).

Murphy a encore frappé. — Chaque seconde est comptée cette semaine, tant le temps est court pour finaliser ce livre de 160 352 pages avant son dépôt chez l'imprimeur. Donc, évidemment, rien ne va : le logiciel de mise en page se plante lamentablement ; le chauffage tombe en panne ; les chaufferettes que nous avons installées en remplacement font griller les fusibles ; et, enfin, lors du retour de courant, le serveur central n'est plus accessible. Ce qui, d'habitude, ferait simplement sourire, porte sur les nerfs de la petite équipe.

Monde. — Mary s'est abonnée au Monde ! Je parle bien sûr ici du journal, car au Monde sans ses caractères italiques, nous autres qui avons l'insigne honneur d'être vivants sommes déjà tous abonnés, bon gré mal gré. Mary suit une démarche presque en tout point inverse à la mienne : elle veut se tenir au courant des petits détails de l'agitation humaine, alors que je désire m'en défaire le plus possible. Lire trop de presse, n'est-ce pas enchaîner sa pensée aux faits divers insipides qui font l'opinion du moment ? — « (...) quelle importance peut-on accorder à la presse telle qu'elle existe aujourd'hui, avec sa quotidienne dépense de poumons pour hurler, assourdir, exciter et effrayer ? — la presse est-elle autre chose qu'un bruit aveugle et permanent qui détourne les oreilles et les sens vers une fausse direction ? » (Nietzsche, Opinions et Sentences mêlées, 321.) 

Novembre. se cache-t-il, se demande-t-elle peut-être chaque jour, ce changement tant promis ? Se pourrait-il que je me sois trompé ?

Ampoule

Tanagra. — Cette boîte de photos que mes parents ont retrouvée dans leur grenier est une brique de nostalgie à l'état brut : les jeunes Léandra, Zapata, Fred Jr et Hamilton II y apparaissent fréquemment, bien qu'ils n'y soient pas aussi réguliers, évidemment, que Maïté... Voyages dans le Périgord, à Florence, à Paris, et enfin cette relique sacrée : la première photo que j'ai prise d'elle alors que je venais de faire sa connaissance, lors du voyage d'accueil du Cercle d'histoire, considérant que ma mémoire ne serait pas suffisante pour immortaliser cet incomparable portrait un cliché qui fit dire à ma tante, quelques mois plus tard, que j'étais tombé amoureux d'une tanagra. 

Gaëlle et le Chat botté. — « J'ai déjà embrassé le Chat botté dans mes rêves », nous déclare subitement Gaëlle, sans raison, « et après l'avoir embrassé, je devenais Espagnole ! »

Hashtags. — Curieuse manie que celle qui consiste à utiliser à tort et à travers les hashtags dans un message, sans qu'il y ait pour autant le moindre rapport avec des métadonnées... — Je n'arrive toujours pas à savoir pourquoi je déteste tant cette pratique : est-ce parce qu'elle est techniquement inappropriée ou parce qu'elle est l'apanage du geek croyant appartenir à une communauté de comportements et de langage ?

Probité limitée. — Dans ses écrits, Schopenhauer se dit souvent doté d'une très grande probité intellectuelle. Hélas ! Cette honnêteté qu'il croit extrême et sans faille s'arrête là où commence son propre système de pensées. Car le brave Artie préfèrera toujours louvoyer plutôt que de remettre en question un seul instant son grand œuvre : de temps à autre, face à une observation raboteuse qu'il doit à tout prix insérer dans le petit coffre propret et harmonieux des connaissances a priori, il n'hésite pas à sortir son marteau et son burin pour rendre ladite observation conforme à l'idée qu'il s'en fait. (Il serait pourtant beaucoup plus sensé, dans pareil cas, de remettre totalement en question la possibilité même d'une telle connaissance... Mais peut-on sérieusement demander à un homme, fût-il un génie, de dynamiter la cathédrale flamboyante qu'il a patiemment édifiée ?)
 
Affichage fantôme. — La pire configuration qui puisse arriver dans un prémétro, en fin de soirée, est la suivante : que le tram qui est annoncé sur le panneau d'affichage, au demeurant complètement chaotique, soit en avance sur l'horaire et donc déjà passé et que le second tram soit en retard. Mais en fin de compte, Andrew arrivera quand même à rentrer chez lui !

Ocarina

En se basant sur les articles que j'ai rédigés cette semaine, un lecteur, même avisé, pourrait croire que je passe tout mon temps libre à compulser à n'en plus finir de la philosophie allemande, à réfléchir sur ma condition, à épiloguer sur Goethe ou encore à écouter religieusement des amis disserter sur le sens profond du feuilleton La Petite Maison dans la prairie. Or, rien n'est plus faux. J'ai passé la majeure partie de mon temps libre à jouer à The Legend of Zelda: Ocarina of Time sur la Nintendo 3DS que ma fille a laissée chez moi. Il s'agit d'un jeu vieux de près de quinze ans (sa première sortie sur Nintendo 64 date de 1998) qui a récemment été porté sur la nouvelle console portable du géant nippon.

Dans cet épisode de la saga Zelda, Link, le héros, débute son aventure dans la grande étendue boisée du royaume d'Hyrule nommée forêt Kokiri. Là vit le peuple du même nom, composé d'éternels enfants ne sortant jamais de leur habitat protégé (une forme particulière de syndrome de Peter Pan ?). Link croit appartenir au peuple Kokiri alors que pas du tout ; le pauvre enfant se fourvoie lamentablement, il ne voit pas clair, il a du caca dans les yeux ! Link est en effet un Hylien — Hé oui ! Comment cette parfaite évidence a-t-elle pu lui échapper, à ce petit couillon ? — que sa mère, mourante, a confié au vénérable Arbre Mojo, le père de tous les Kokiris, qui veille sur la forêt (c'est le vieux thème éculé de l'enfant différent des autres qui apprendra cette différence d'un seul coup à l'occasion du commencement d'une quête initiatique). L'Arbre Mojo explique à Link qu'il est un des rouages essentiels du destin du monde (autre thème éculé) et qu'il va devoir, seul, lutter contre les ténèbres qui bientôt s'abattront sur le royaume (oui, oui, c'est toujours aussi bateau). Le reste, on s'en doute un peu : la princesse Zelda disparaît à cheval, poursuivie par le méchant récurrent Ganondorf, et ce dernier prend possession du pays puis le plonge progressivement dans le chaos, etc., etc.

Comme toujours dans cette série, ce n'est pas dans le scénario que l'on cherchera l'originalité, mais plutôt dans le gameplay. Ainsi l'un des mécanismes les plus intéressants du jeu tient-il dans la possibilité, après quelques quêtes, de descendre et de remonter la rivière du temps : que Link retire l'Épée de légende de son socle et il deviendra adulte ; qu'il la remette et il redeviendra enfant. Mais il n'est pas question ici de peindre un arbre à kumquats en rouge afin que George Washington, croyant voir un cerisier, l'abatte, permettant à Laverne, quatre cents ans plus tard, d'être libre de ses mouvements. Non, non, c'est tristement beaucoup plus simple : en gros, Link plante un haricot magique enfant et peut s'en servir une fois adulte. (Peut-être, comme le remarquera Andrew demain — moi aussi, je peux voyager dans le futur ! —, ce jeu n'est-il pas totalement abouti ?)
« J'élude un certain nombre de points intéressants parce que je n'ai, pour tout dire, pas du tout envie de parler de Zelda. Je suis fatigué. Mon plus grand désir, ce soir, est d'aller lire un peu dans mon lit avant de m'endormir. Mais que voulez-vous, ma chère Madame, il faut bien que je continue à écrire !
— Oh ben ça ! Et pourquoi donc, mon bon Monsieur ?
— Parce que je suis déjà très en retard, voyez-vous...
"Il n'est jamais trop tard pour être en retard", qu'y disait mon défunt mari en r'venant du champ ! Enfin, j'dis ça, j'dis rien, hein ! Moi, vous savez, j'y connais pas grand-chose en retard d'écriture !
— Eh bien vous en avez de la chance ! »

Conclusion : ce samedi, soit Gaëlle me regarde jouer à Zelda (parce qu'elle a peur de prendre la console en main et de tomber sur un monstre — tout ce qu'elle veut, c'est se balader) ; soit elle joue à créer des Miis (des avatars configurables à l'aide d'une application propre à la Wii et à la Nintendo 3DS). — Amusant : après quelques tâtonnements, il est possible de créer un personnage qui ressemble vraiment à un individu existant ou ayant existé (y compris à un philosophe célèbre !).

Usurpation

Dévorant les aphorismes qui composent le second livre de Humain, trop humain, j'ai le sentiment de passer pour un traître et un usurpateur, à la fois envers mes racines ouvrières socialistes et vis-à-vis de la lecture même de ce livre (qui ne m'est certainement pas destiné). En découle cette sempiternelle impression de me trouver en équilibre précaire sur un très mince fil tendu entre deux mondes, sans jamais appartenir ni à l'un, ni à l'autre.

Cette forme de jouissance interdite qu'ont dû connaître ces enfants de bourgeois au contact de Marx ou de Bakounine, contre l'éducation qu'ils ont reçue... — À l'inverse, peut-on trouver avec la même facilité des fils (ou filles) d'ouvriers buvant à la source d'une philosophie extrêmement condescendante face aux rangs dont ils sont issus ?

« Lorsque nous nous transformons radicalement, nos amis, ceux qui ne sont pas transformés, deviennent les fantômes de notre propre passé : leur voix résonne jusqu'à nous, comme si elle venait de la région des ombres — comme si nous nous entendions nous-mêmes, plus jeunes cependant, plus durs et moins mûris. » (Nietzsche, Opinions et Sentences mêlées, 242.) — J'ai pris pour ainsi dire une longueur d'avance sur les spectres, car la plupart de mes amis se sont déjà évaporés, par la force des choses. Ne reste plus que ce cher irréductible noyau, qui restera coûte que coûte lumineux à mes yeux.

Schopenhauer, Nietzsche et Wittgenstein ont en commun le culte du très petit nombre. Tous pensent — et peut-être à raison d'ailleurs (c'est terrifiant !) — que seuls quelques rares lecteurs pourront les comprendre. Et encore ! Ils mettent en garde dès la préface : peut-être n'est-il pas une seule personne sur cette Terre pour les comprendre vraiment. Au-delà de leur élitisme patent, de telles déclarations ont tout de même le grand mérite d'apposer sur ces auteurs la marque presque certaine de l'honnêteté : ceux-là ne trichent pas ; ils n'écrivent ni pour vendre, ni pour créer des écoles (même s'ils finissent par engendrer des disciples).
Dès les premières lignes de Nostromo (la note de l'auteur précédant le roman en tant que tel), le doute n'est déjà plus permis : je sais que l'aventure sera grande, tragique et dépaysante. Conrad y parle de la première ébauche de son pays imaginaire, la province de Sulaco, « (...) souvenir de ce temps lointain où tout était si neuf, si intéressant, si aventureux ; des bouts de côtes étranges sous les étoiles, des ombres de collines sous le soleil, des passions humaines dans le crépuscule, des potins à demi oubliés, des visages estompés... » — Ce livre, je le réserve pour les nuits noires d'hiver, dans le froid de ma chambre mais sous la chaleur confortable des couvertures.
J'anticipe presque la question : combien d'ouvrages sont ouverts devant mes yeux (façon de parler) en ce moment ? — Réponse : beaucoup trop ! Je vais me noyer !

Les ondulations de la méduse

Chez Filigranes, vers midi, à la recherche d'un livre : le second volume du Monde comme volonté et représentation (contenant les compléments au premier volume). Recherche couronnée de succès mais qui emprunte de nombreux méandres. Ainsi, de retour sur l'avenue des Arts, je marche en compagnie de trois Allemands, d'un Chinois et d'un Britannique d'origine polonaise ; dans mon sac, en plus du susdit volume, une petite biographie richement illustrée de Schopenhauer signée Didier Raymond, Ainsi parlait Zarathoustra et Humain, trop humain de Nietzsche, Les Affinités électives de Goethe, L'Art de la guerre de Sun Zi et enfin Nostromo de Joseph Conrad. Tous ces ouvrages font partie d'une courte liste mentale « À lire d'urgence » récemment constituée.

Maison du Peuple, en début d'après-midi. Lorsqu'il entre dans le café, Georges sait qu'il a des chances de m'y trouver attablé. Si je n'y suis pas, qu'à cela ne tienne ! Il est dessinateur, peut s'installer dans un coin sans être dérangé et esquisser des croquis [cf. son blog].

« Je lis ton journal régulièrement », me dit-il. Je le savais déjà et il sait très bien que je le savais déjà, vu qu'il lit mon journal. D'ailleurs, étant donné que je sais qu'il lit mon journal, je me doutais bien qu'il savait déjà que je le savais déjà. Mais passons ! — Je vais finir par me demander qui, dans mon entourage plus ou moins proche, ne lit pas régulièrement mon journal.

Un peu plus tard, Georges m'explique : « J'ai essayé de voir si j'apparaissais dans la liste des personnes citées et je m'y suis trouvé. » Curieuse sensation, me dira-t-il ensuite, que celle de retrouver les détails d'une péripétie dont il ne se souvenait même plus [cf. l'épisode de la machine à laver, troisième chapitre de cet article datant du 29 septembre 2011].

Sur Goethe : Georges a trouvé Les Souffrances du jeune Werther (son best-seller de jeunesse) particulièrement barbant. C'est que Goethe, dont l'œuvre artistique, littéraire et scientifique s'étale sur plus de cinquante ans, a eu le temps de changer de style et d'esthétique. Son premier roman, très prisé du public francophone, le fait presque passer pour un romantique (alors qu'il ne l'a jamais été !) et ne donne pas, à lui seul, une image fidèle de l'étendue des nombreux talents du poète.

« Pour gagner sa vie, la méduse ne fait qu'onduler » : telle est la devise d'un ami de Georges qui prend chaque événement de l'existence avec la même déconcertante placidité. — Mais pendant que la méduse ondule, le poulpe, lui, prépare en silence son avènement.

Chez Léandra, le soir. Celle-ci est toujours malade et a acheté un gâteau au chocolat (aucun lien entre les deux parties de cette proposition). Andrew, qui est invité à une soirée non loin de là, nous rejoint pendant une grosse heure.
Durant une discussion, je confonds Proust et Zola, puis c'est au tour de Léandra d'intervertir Flaubert et Stendhal. De ma part, rien d'étonnant dans la mesure où je suis complètement inculte en matière de littérature française. De la part de Léandra, la faute est sans doute à mettre sur ce curieux état grippal qui persiste.
« Peut-être qu'après, je me mettrai à la philosophie française et à l'existentialisme ?
— Pourquoi pas, mais ça risque fort de t'ennuyer.
— Pourquoi ?
— Parce que ce serait retourner à l'humain. »

Archéologie

Après quelque dix ans de pas grand-chose, voilà donc cet étonnant état d'esprit dans lequel je me trouve aujourd'hui plongé : entre remise en question radicale et recherche d'autres mondes. Il m'aura fallu traverser deux océans — le couple et la solitude accompagnée — pour extirper ce vieil Hamilton de son long séjour en profondeur, piégé sous les multiples strates d'une inavouable débâcle.

Il est des voyages qui ne demandent aucun déplacement. Ce sont ceux que j'organise dans le petit jardin privé de mes pensées. Changer la configuration de ce parterre très particulier — remodeler entièrement son paysage — est la plus difficile et la plus dangereuse des tâches. (Si j'enlève l'une des plantes ornementales qui s'y trouvent, mieux vaut ne pas la remplacer par une mauvaise herbe camouflée en rose.)

Je dois mener simultanément plusieurs combats singuliers : contre l'idéalisme (au sens philosophique) qui risque de me percuter si je baisse la garde ; contre un certain pessimisme romantique qui me rend flou et passif ; contre ma propension à jouer constamment un rôle, à dire ce que je ne pense pas dans le simple but de passer pour « normal ».

Dans ce journal, j'arrive parfois à être parfaitement naturel et à laisser libre cours à mes réflexions, sans aucune entrave. Or, j'apparais rarement de cette manière en public. C'est en ce sens que je déclare jouer un rôle. — Curieusement, Lionel est moins réel qu'Hamilton. Et pourtant, dans la vie de tous les jours, seuls les amis très proches pourront repérer le second à l'intérieur du premier.

Lire Schopenhauer, le digérer et le transformer. — Lire Nietzsche ?

Lire rend-il plus intelligent ? Tout dépend, je suppose, des ouvrages que l'on daigne ouvrir. Car il est aussi des lectures — et c'est là une certitude — qui rendent plus bête.

Le fait de se croire plus intelligent qu'on ne l'est réellement permet quand même d'accomplir, dans une certaine mesure, quelques merveilles. Mais le petit miracle s'arrête dès qu'on ajoute à cette croyance le moindre soupçon de vantardise. — Alors, aux yeux du monde, on ne passe plus que pour un clown pédant ; le dindon de la farce en quelque sorte.

Là où le contentement s'installe, débute la médiocrité.

Une dernière note dissonante. — Toute la subtilité de l'avant-dernier album de Grizzly Bear (Veckatimest, 2009) est contenue dans la chanson « Ready, Able ». En moins de cinq minutes, cette dernière révèle les trésors d'inventivité dont sont capables les quatre musiciens new-yorkais. — Est-ce un steelpan que l'on entend au loin derrière chœurs, orgues et batterie au cours de la grande envolée céleste de la deuxième minute ?

Moineau

Extraits de vie & petites réflexions autour d'A.S. — Tôt ce matin, Fríðr, la navetteuse Bruxelles-Liège qui habite pas loin de chez moi, me rejoint sur le quai de la station de prémétro Albert. Pendant son approche, je tente avec beaucoup de difficulté de ranger le premier tome du Monde de Schopenhauer dans la poche trop étroite de mon manteau.
« C'est un gros livre, constate-t-elle quelques instants plus tard.
— Oui. Et encore, c'est le plus petit des deux tomes.
— Et c'est bien ?
(Que répondre ?)
— C'est de la philosophie allemande. »
Je m'attends à l'autre horrible question — « Et ça parle de quoi ? » — à laquelle je serais bien incapable de donner une réponse satisfaisante. Cependant, le questionnement tant redouté n'arrive jamais, fort heureusement.

Dans le tram, en sa compagnie, piégé par ce que je viens à l'instant de lire (sur l'injustice et le droit ; l'anarchie et la tyrannie ; les justices temporelle et « éternelle »), je suis dans l'impossibilité d'entamer la moindre discussion. Un silence pesant s'installe.
(Souvenir d'un dialogue de la série BD Gus, qui doit plus ou moins ressembler à ceci :
« Il faut se dégêner...
— Pardon ?
— Se dégêner... Enlever la gêne. »)
Vite, vite, dénicher n'importe quel sujet de conversation ! Je finis par trouver, péniblement, une question bateau : « Tu travailles ce vendredi ? » « Non », et elle se remet à parler de je ne sais quoi... Ouf !

Ce genre de situation embarrassante n'arrive qu'avec certaines femmes. Je n'en connais pas la raison (aucun rapport avec une tension amoureuse ou sexuelle, néanmoins). Je me retiens d'énoncer ce que j'ai en tête et je passe au mieux pour un idiot, au pire pour un névrosé (à moins que ce ne soit l'inverse ?). Pourquoi suis-je si mal à l'aise ? Pareil blocage ne pourrait arriver en compagnie de Léandra, par exemple.

Pour lire le Monde comme volonté et représentation, j'ai fini par prendre Schopenhauer au pied de la lettre (cf. sa première préface). Tout étant dans tout (un chapitre éclairant l'ensemble et l'ensemble éclairant un chapitre), j'ai décidé d'abandonner toute lecture linéaire au profit d'une lecture organique et modulaire : à l'instar d'un moineau picorant au hasard les graines qui se trouvent autour de lui, je dévore telle ou telle partie de l'œuvre au gré des humeurs et force est de constater que la lecture est beaucoup plus enrichissante de cette manière !

Terminer au moins deux fois un bon jeu vidéo pour en comprendre toutes les subtilités ; voir la magnifique fin de Monkey Island 2 et s'empresser d'y rejouer car la vision de l'univers au sein duquel Guybrush Threepwood évolue s'est complètement métamorphosée entretemps... — C'est également ce que je devrai faire avec le Monde de Schopenhauer : le lire deux fois pour l'appréhender totalement. (Vaste projet, qui ne nécessite rien d'autre que de la patience et de la discipline.)

Cet ouvrage qui peut se lire dans tous les sens est, pour cette raison même, d'une très grande modernité. Pas de démonstration pédante ou académique à lire de A à Z, mais beaucoup d'intuitions, d'observations directes et d'analogies se renvoyant les unes aux autres. C'est un texte qui se prêterait curieusement assez bien à un format Web éclaté.

Repas chez Amy & Zapata. — Le soir, je suis invité chez Amy et Zapata pour une souper « fondue et flan au caramel ». Sont aussi invités Yama et Flippo. Enfin, est également présent ce nouveau chat qui n'obéit pas et qui, par conséquent, me tape déjà sur le système... Un animal doit marcher droit, sinon je le lance. — Je ferais moins le malin s'il s'agissait d'un lion !

Toutes les heures environ, ils descendent pour fumer une cigarette, un joint ou les deux. Je les suis dehors sans rien toucher. Haute dans le ciel, derrière quelques nuages, la Lune, accompagnée de Jupiter, illumine la petite cour cernée de murs. Il est notamment question d'un épisode particulièrement émouvant de La Petite Maison dans la prairie (!) et de la différence entre les mots « raisonnable » et « responsable ».
La phrase comique de la soirée (Flippo) : « Moi aussi, dans un sens, je suis bisexuel, car je ne couche ni avec des femmes, ni avec des hommes. »
Une vérité (Yama) : ce n'est pas tant mon médecin ou ma propre volonté qui m'ont donné le courage de freiner ma consommation d'alcool, c'est avant tout cette bonne vieille souffrance !

Ils lisent tous mon blog régulièrement, sauf Zapata. Le « Comment ça va, Hamilton ? » est devenu superflu et ce n'est certainement pas moi qui vais m'en plaindre !

Dépendance

Présent. — La lutte contre une addiction, quelle qu'elle soit, doit absolument se faire au présent. Ni au futur, ni au conditionnel : maintenant, maintenant, MAINTENANT ! Une bataille où s'insinue le doute est perdue d'avance ; un combat reporté au lendemain est déjà un échec. — « Demain, j'arrêterai » ? Non : aujourd'hui, je prends cette putain de bouteille, cette putain de drogue, cette putain de relation bancale et je l'évacue, sans envoyer le moindre ultimatum.  — « J'arrêterais si j'allais mieux » ? Non : si j'arrête, je vais mieux !

De manière plus générale, tout changement radical de comportement ne peut se faire qu'au présent. Dire « Demain, je le lui expliquerai ! », « Demain, je le ferai ! » ou « Demain, je changerai ! » ne mène strictement nulle part, si ce n'est dans le monde déplaisant — mais l'est-il tant que ça ? — de la torture que je m'inflige à moi-même.

Vouloir changer les autres est vain ; c'est moi qui dois changer.

Hybride.  — À force de corrections et d'ajouts (tant intérieurs qu'extérieurs à ma personne), par souci d'exactitude et d'exhaustivité, le long article qui se trouve sur ma table de travail depuis des mois (et que je peux enfin considérer comme entièrement terminé) n'apparaît plus du tout sous l'aspect que j'aurais voulu lui donner à l'origine. Il ne porte presque plus ma marque. Les grandes lignes, les mouvements d'ensemble, les traits généraux sont noyés dans le particulier (chiffres, pourcentages, événements ponctuels...) et ledit texte ressemble désormais à l'un de ces monstres fantastiques recomposés à partir de morceaux de cadavres d'animaux d'espèces différentes... ou bien encore à cette « homéopute » difforme que John Difool commande en appuyant au hasard sur les boutons du bordel automatisé, dans le monde de l'Incal*...

Je me dois d'apporter cette précision : de par tous ces ajouts, l'article est désormais mieux écrit et beaucoup plus complet que tout ce que j'aurais pu rédiger de mes propres mains, pauvre « généraliste » que je suis. Mais ce n'est plus mon texte. — MON texte, MON article, MA marque... Comme si ce que j'écrivais m'appartenait, était ma propre création ! Comme si j'y pouvais quelque chose ! (Orgueil mal placé que de penser cela !)
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* « Suicide Allée », tome 6 de la série BD Avant l'Incal de Jodorowsky et Janjetov, 1995, p. 41.

« Et aujourd'hui, c'est moi le grand-père ! »

« Papa ! C'est le plus beau week-end de toute ma vie ! »
(L'effet Nintendo, sans nul doute.)

« Je veux rester avec papa ! Je ne veux pas revenir chez toi !
— Sympa... »
« Hamiiiiiil ? Y a une copine qui a trouvé dans la rue un petit chaton noir avec des pattes blanches ! On pourrait l'appeler Wittgenstein ? »
— Oui... Ou on pourrait l'appeler Socrate et directement l'empoisonner avec de la ciguë ? »

« C'est Gaëlle qui me l'a appris ce matin : Vivaldi est mort !
— Quoi ?
— Vivaldi... L'ancien chien de Maïté...
— Ha ! Ouf ! Je croyais que tu parlais du compositeur ! Or, il se fait que j'attends avec impatience son prochain concert ! »

« "Les trappistes parlent aux trappistes"... Ha-ha, très bon ! Je la note pour mon journal, celle-là ! »
(Par contre, je ne me souviens plus du tout de la conversation qui a donné naissance à cette phrase...)

« Si tu devais être dans une publicité, je te verrais bien jouer le grand-père des bonbons "Werther's Original"...
— Tout à fait ! Je pensais exactement à la même chose, d'ailleurs... Mais il faudrait que je vieillisse un peu pour entrer dans le rôle ! »

« Sur Wikipédia, à ce propos, il est écrit : "Une explication courante relate que les cavaliers du Moyen Âge circulaient sur la gauche des chemins, afin de pouvoir plus facilement tirer leur épée avec leur main droite en cas d'attaque." Mais juste après : "Cette théorie ne semble pas avoir de fondement historique"... »
(Nous voilà bien avancés !)

« Hamil ? Ce que je viens de te raconter, là, rassure-moi... Tu ne le mets pas dans ton blog, hein ?
— Bien sûr que non ! J'ai une éthique, faut pas croire ! »

Question de méthode

Le soir, à mon appartement, c'est l'anniversaire de ma fille, en très petit comité... Fred Jr est stressé à l'idée de ne pas pouvoir gérer ses deux gamines Mado et Anouchka ; Léandra est triste et malade ; Andrew semble fatigué ; Vinge a l'air curieusement calme ; Gaëlle est contente. Quant à moi, malgré une certaine fatigue liée à ce qui ressemble fort à une hausse de tension, eh bien, ma foi, ça va !

Excepté deux verres de vin rouge durant le repas, je cartonne à la bière sans alcool et au café. En début de soirée, je montre mon verre de bière à Léandra : « C'est de la bière sans alcool ! » Je suis obligé de me justifier auprès de mon amie, comme un petit enfant... T'as vu, Léandra ? Je tiens ma promesse, je ne bois quasiment pas ! C'est bien, hein ? C'est bien ? — À noter que je fais exactement la même chose dans mon journal.
Gaëlle reçoit son cadeau, accompagné de deux jeux vidéo : Mario Kart 7 et The Legend of Zelda: Ocarina of Time.
« C'est quoi, c'est un GSM ?
— Mais non, regarde bien...
— C'est une console de jeu ?
— Oui. C'est une Nintendo 3DS...
— Ha. »
De prime abord, elle ne semble pas très enthousiaste... Ce qui ne l'empêchera pas, par la suite, de jouer jusqu'à épuisement complet de la batterie.

Dans mes bras, la petite Mado est totalement obnubilée par le petit levier d'éclairage de la hotte aspirante de ma cuisine... Vers la gauche : lampe éteinte ; vers la droite : lampe allumée ; vers la gauche : lampe éteinte ; vers la droite : lampe allumée. C'est incroyable comme cette simple manœuvre peut concentrer toute son énergie et toute son attention pendant de très nombreuses minutes !

« Faudrait que je te passe un livre qui s'appelle La méthode Schopenhauer, me dit Andrew.
— Ha ?
— Je l'ai acheté sans savoir de quoi ça parlait, parce que je trouvais le titre joli.
— En effet, ça intrigue. C'est sur Schopenhauer ?
— En partie. C'est l'histoire d'un gars qui entame une psychothérapie en lisant de la philosophie...
— Ha-ha ! C'est de circonstance ! »
(Andrew a le chic pour trouver des livres susceptibles de m'intéresser.)
La méthode Schopenhauer d'Irvin D. Yalom (2005) : l'histoire d'un psychiatre qui apprend qu'il est atteint d'un cancer incurable. Il décide alors de recontacter son plus grand échec : un ancien patient qu'il n'avait jamais réussi à guérir de sa sévère addiction au sexe. Or, entretemps, il s'avère que ce patient a résolu son problème tout seul, grâce à la lecture quasi-compulsive de... Schopenhauer !

« Alors, tu vas voir de temps en temps les statistiques de ton blog ? me demande Léandra.
— Euh... Pas vraiment.
— Tu ne sais pas où tu en es, niveau fréquentation ?
— Non... Enfin, je sais via le panneau d'administration que ça fluctue plus ou moins entre trente et cinquante pages vues par jour, mais c'est difficile de savoir exactement à quoi ça correspond en matière de lecture réelle.
— Ça va... C'est pas si mal... »
Et pourtant, inconsciemment, je fais tout pour décourager et énerver mes lecteurs ! (Élitisme, phrases bateau, philosophie de comptoir, événements personnels sans aucun intérêt...)