polices

Typographie, mon amour

« La première règle qui gouverne 
la mise en page est la simplicité :
quand on a retiré tout le superflu, 
la mise en page est sur le bon chemin. »
(Yves Perrousseaux, Mise en page & impression, 2000.)

Carte mentale. — Elle me montre le schéma — qu'elle appelle « carte mentale » — qui devra accompagner son article dans l'ouvrage à paraître bientôt. Je n'y comprends strictement rien : des cadres de couleurs et de formes différentes sont déposés sur la feuille comme au hasard des rencontres et une multitudes de flèches aux significations diverses les relient dans toutes les directions. Et dire que c'est censé « expliciter » sa contribution !

Hors de question que j'intègre ce « machin » tel quel dans ma maquette. Quand je lui dis que je vais devoir tout refaire, elle prend un air penaud : « Tout refaire ? Quelle drôle d'idée... Mais pourquoi donc ? » La scène me fait curieusement penser au professeur Tournesol présentant son requin sous-marin au capitaine Haddock dans Le Trésor de Rackham le Rouge. — « Pourquoi donc ? » Parce que, de un, c'est totalement incompréhensible et, de deux, c'est définitivement inesthétique.
« Et puis, lui dis-je, il y a un autre problème : ton schéma qui, pour être lisible, devrait occuper une pleine page, est étalé horizontalement. Or, le livre est au format à la française...
— Bah ! Ce n'est pas grave. Les lecteurs pourront tourner l'ouvrage de 90 degrés pour lire le schéma, tout de même !
— Pardon ? »
Dans mon esprit, un « O_o » se dessine malgré moi. (Les smileys sont des représentations tellement puissantes qu'ils peuvent désormais simplement être pensés, à la manière d'un ensemble de mots. Je suis formaté à mon insu !)
Cathédrale de lettres. — La maîtrise de l'espace typographique est d'une importance considérable au sein d'une mise en page. Se soucier du seul fond et laisser la forme de côté constitue une terrible méprise. Sans la forme, le fond n'existe pas, tout simplement. Lorsque je parle à quelqu'un, mes gestes (j'en sais quelque chose !) et ma façon de prononcer tel ou tel mot ont autant d'importance que mon propos. Le langage écrit est soumis aux mêmes contraintes, mais pas du tout de la même manière. C'est peut-être, finalement, une des raisons pour lesquelles l'on peut être très mauvais à l'oral et très bon à l'écrit, et réciproquement : parce que l'on maitrise mieux la forme de l'un que celle de l'autre.
La forme d'un texte n'est pas neutre : elle véhicule une série d'idées, un façon de penser et de lire, une culture. La neutralité d'une police de caractères ou d'une mise en page est une illusion, car chaque police d'écriture poursuit un but précis, qu'on ne peut extraire du contexte dans lequel elle a été créée (Perrousseaux) : permettre la lisibilité (comme dans un journal), frapper le regard (comme dans une publicité ou une affiche), voire inventer un univers à elle toute seule. Ce n'est pas un hasard si des courants artistiques aussi éloignés l'un de l'autre que le Bauhaus et l'Art nouveau possèdent chacun leurs propres polices, visions différentes du monde et de l'art.

Le fondeur français Claude Garamont (1499-1561) était talentueux et perfectionniste. La police à empattements (d'abord en caractères grecs, puis en caractères romains) qu'il a créée vers le milieu du XVIe siècle est un monstre de lisibilité, d'originalité et d'élégance. Elle a été utilisée des siècles durant par les imprimeurs de toute l'Europe... et est encore en usage aujourd'hui ! À noter : la forme subtile du « a », dont la panse rappelle un ventre particulièrement bedonnant. La police intitulée Arnold Böcklin, créée en 1904 par Otto Weisert en hommage à l'artiste suisse décédé en 1901, est un exemple très réussi de police d'écriture Art nouveau (ses entrelacs évoquent les plantes grimpantes). Quant à la police Futura, inventée par le designer allemand Paul Renner en 1927, elle s'inspire du Bauhaus : austérité, clarté, refus de tout ornement, proportions, pureté géométrique... Après ces trois exemples, ose encore me dire qu'un caractère n'est pas porteur de valeurs !

(Affaire à suivre car, en ce moment,
je dévore une série de livres sur le sujet...)

Idéal, idéal... Est-ce que j'ai une gueule d'idéal ?

Stagiaires. — Quatre nouvelles stagiaires en bibliothéconomie et une étudiante en histoire travaillent en ce moment, de manière ponctuelle, dans nos bureaux. Amusant : leur prénom se termine tous par « ine » : Martine, Sandrine, etc. À midi, ma collègue Rolande me demande : « Alors, y en a une qui te plaît ? » Je lui réponds, l'air faussement peiné, un léger sourire aux lèvres : « Oh, tu sais, moi, désormais, je suis dans le monde des idées ! Les relations charnelles ne m'intéressent absolument plus ! »

Christine : « Celle qu'Hamilton préfère, c'est l'universitaire ! » Et Sylvette d'ajouter : « Ben oui, hein, il faut que Mademoiselle ait fait l'université pour trouver grâce à ses yeux ! » — Si seulement elle savait à quel point elle est dans l'erreur la plus totale !

Alcool. — Le soir, à ma librairie habituelle, aux Guillemins, je prends une bouteille d'Ice Tea et la dépose sur le comptoir. Le libraire me regarde, surpris : « Oh-oh ? Malade ?
— Non, j'arrête l'alcool pour le moment. La grande canette que je buvais dans le train, plus toutes les bières spéciales que je siphonnais ensuite en soirée, ça faisait un peu beaucoup. »
Il m'observe sans rien dire. Mais pourquoi donc est-ce que je lui raconte tout ça, moi ?

Si ce n'est une plus grande nervosité, je ne perçois aucune différence physique entre le fait de boire de l'alcool et celui de ne pas en boire (mon mal de crâne d'il y a quelques jours était simplement lié, je pense, à mon rhume et à ma prise de tête sur Kant). Cela prouve que, malgré les quantités énormes d'éthanol que j'ai avalées cette année, le problème est avant tout d'ordre psy-cho-lo-gi-que, oui, oui, parfaitement ! J'ai donc trouvé la solution : je m'achète de la bière sans alcool et je la verse dans un verre à Jupiler. (Quelle pitié !) Le geste est là, la consistance est là et — jusqu'à un certain point — le goût est là. Par contre, hors de question d'utiliser un verre à Orval, car celui-ci, je le garde précieusement dans un coin, à destination de la seule bière trappiste gaumaise, dont le goût légèrement houblonné, mâtiné d'amertume, dépose — déposait plutôt — délicatement sur ma langue une sensation unique et désaltérante — divine, dirais-je même si mon athéisme ne m'interdisait ce genre d'écart de langage. (Arrête, Hamil, tu te fais du mal !)
Un constat. — En fin de soirée. J'ai beau être dans le monde des idées et tout et tout, cela ne m'empêche absolument pas de me masturber. Il me fait bien rire, l'ami Artie, avec ses longs bains froids et ses calmes nuits de sommeil ! (Il a également écrit quelques chapitres sur la sexualité ; faudra que je me les procure, un de ces jours... À moins que je les aie déjà, dans le Monde comme etc. ? — À vérifier.)

ι

Convergence vers les urnes. — Il est bientôt midi. L'ancienne école communale de ma fille, à Forest, est réquisitionnée pour l'occasion. Des parents marchent avec leurs enfants. Des vieilles personnes ont enfilé leur costume du dimanche. Des attroupements se forment et se déforment au gré des rencontres : « Ha tiens, qui voilà ! Tu vas bien ? Ça faisait longtemps ! » Tous se dirigent vers les (ou reviennent des) différentes salles de classe aménagées pour « l'événement majeur » de ce dimanche en Belgique, à savoir les élections communales. Petit village ou grande ville, j'ai toujours l'impression de contempler le même spectacle bon enfant, qui ressemble à s'y méprendre à une sortie de messe dominicale... Ou en tout cas à l'image que je m'en fais car, mécréant que je suis, je n'ai jamais assisté à une sortie de messe dominicale.

Aucune file. Je rentre directement dans l'isoloir. Toujours cette vieille tour d'ordinateur ridicule qui ressemble à celle du 386 que mon père m'avait acheté au début des années 1990. Et puis cet écran tactile aussi sensible au crayon électronique que Milton Friedman aux idées du socialisme révolutionnaire. — Que faire ? Pour qui voter ? Quoi que je fasse, il s'agira du mauvais choix. Ceux-ci risquent de trahir la gauche, ceux-là ne sont peut-être même plus de gauche... Hop, hop, je fais mon choix, qui ne changera de toute façon pas d'un iota la marche du monde. Je sors de l'isoloir, je rends cette stupide carte électronique opaque (informatiquement parlant) au président de bureau, qui se charge de la placer dans ce qui fait office d'urne (le même genre de fente que celle d'un distributeur automatique de billets). Je reprends ma convocation dûment cachetée et me dirige vers la sortie, vers le tram... J'ai rendez-vous avec Léandra au Parvis de Saint-Gilles dans une demi-heure.

Midi au Parvis. — « Marrant, le nouveau serveur à lunettes », me dit Léandra, en terrasse de la Maison du Peuple. « Avant moi, un type prend un simple jus d'orange. Ça lui coûte trois euros. Ensuite vient mon tour. Je commande également un jus d'orange ainsi que ton café, et il me demande quatre euros. Je lui demande : "Quatre euros, seulement ?" et il me répond : "Oui, je vous ai fait le pack jus d'orange et café". Je suis interloquée : "Mais ça n'existe pas, ça !", et il me répond : "Oh, je le fais seulement quand j'en ai envie" ! »
Léandra me raconte que ce week-end, elle a discuté de couples avec Andrew. Ce dernier, dit-elle, a fait une remarque très intéressante : il lui a dit que ce qu'il cherchait avant tout dans une relation, ce n'était pas tant construire quelque chose avec la personne que déconstruire, autrement dit (si j'ai bien compris, ce dont je ne suis pas certain) avoir le courage de se remettre chacun en question, déconstruire ses propres valeurs et comportements, pour élaborer quelque chose d'autre...

Léandra enchaîne : « Nous avons aussi un peu parlé de toi, Hamil, et nous sommes tombés d'accord sur le fait que tu ne recherches absolument pas ce type de relation... Une relation amoureuse basée sur la déconstruction et le changement, je veux dire... Tu ne tomberas par exemple jamais amoureux d'une femme qui aurait pour ambition de te transformer. Celle-là ne t'intéressera pas du tout. Elle pourra à la limite devenir une très bonne amie pour toi, mais jamais une amoureuse. Tu veux quelqu'un qui t'accepte exactement comme tu es ! » (Ce commentaire est rigoureusement exact : ma façon d'être ne bougera jamais d'un iota. Qui plus est, je suis comme ça pour l'ensemble de mes relations humaines : je ne veux pas changer les gens ; je veux tomber sur les bons directement ! C'est en ce sens — et en ce sens uniquement — que l'on peut me considérer comme un putain d'élitiste.)

Soirée au Parvis. — De retour à la Maison du Peuple, le soir. Je carbure au café et à l'eau pétillante. J'entame la rédaction d'une synthèse de mes lectures et constate que résumer une matière pareille est beaucoup plus compliqué que de la comprendre.

En fin de soirée, Léandra et Andrew viennent s'installer à ma table. Ils reviennent du Centre culturel Bruegel, rue Haute, où ils ont assisté à un spectacle de contes narrant la vie solitaire et surréaliste de trappeurs vivant dans le Nord-Est groenlandais... Là où la population se réduit à un iota et où la nuit dure des mois entiers.
Durant cette fin de soirée, il est notamment question de réserver un gîte en Ardenne pour passer le Nouvel An 2013 ensemble. Un constat : il y a deux ans, nous organisions une grande soirée de fin d'année ; il y a un an, nous la faisions chez moi en plus petit comité ; cette année, nous ne sommes plus que trois ; l'année prochaine, fêterons-nous le Réveillon... tout seuls ?

Dualité

φ. — « Pourquoi diantre t'obstines-tu à composer de telles tartines indigestes et par conséquent prendre un retard considérable dans l'écriture de ton blog ? Pourquoi ne parles-tu pas de Kant vendredi, de Schopenhauer le samedi et des poulpes le dimanche ? » — Parmi les réponses qui me sont passées par la tête, je pense que la plus vraie est : « Parce que le titre "Emmanuel, Arthur & les poulpes" sonnait particulièrement bien. »
 
Je suis beaucoup plus superficiel lorsque je suis globalement heureux, et inversement. En ce sens, mes années de couple ont sans doute été parmi les plus superficielles et les moins productives de ma vie. A.S. donne l'explication suivante, qui vaut ce qu'elle vaut : « il est plus facile à l'intellect de [se] soustraire [à la volonté] dans des conditions personnelles défavorables, car il s'empresse de se détourner des circonstances fâcheuses, comme pour se distraire, et n'apporte alors que plus d'énergie à se diriger vers le monde extérieur et étranger, c'est-à-dire a une tendance plus grande à devenir purement objectif. »

Platon, Kant, Schopenhauer, etc. : tous ces philosophes ne peuvent se dépêtrer de leur schéma de pensées dualiste (terrestre/céleste, a priori/a posteriori, analytique/synthétique, volonté/connaissance pure, etc.). Le plus souvent, ils prennent une série de mesures abstraites situées quelque part entre les deux extrémités opposées d'une règle graduée idéale ; ou bien ils disent : « Ce concept entre dans telle catégorie ; celui-là, au contraire, entre dans l'autre. » Mais rien de tout cela n'existe. L'on pourrait ainsi choisir une tout autre règle ou, plus radicalement, n'en choisir aucune.

Nous avons, tout comme ceux-là, le plus grand mal à ne pas penser par paires opposées (gentil/méchant, honnête/malhonnête, etc.). De la même manière que le système décimal est en rapport avec nos dix doigts, l'idée d'une monde binaire a-t-elle été puisée dans l'anatomie humaine ? « Deux bras, deux jambes, deux yeux, deux seins, deux testicules, etc. » ? — Non : je pensais plutôt au fait que la reproduction humaine repose sur deux sexes, l'un étant, physiquement parlant, une sorte de contraire de l'autre. Si nous avions dû être à plus de deux pour créer un nouvel être, selon des modalités totalement différentes de celles qui consistent à faire en sorte qu'un organe s'emboîte dans un autre, peut-être notre vision du monde en aurait été complètement modifiée ? (À l'instar de la règle idéale susmentionnée, cette question ne repose sur rien.)

β. — Pour fêter (en avance) les sept ans de ma fille Gaëlle, mes parents ont invité ce samedi une partie de ma famille maternelle : grand-mère, oncle et tante, cousins, petit(e)s cousin(e)s. En tout, dix-sept personnes qui, dès dix-sept heures, se partagent un menu gargantuesque et hétéroclite préparé par ma mère : des dizaines et des dizaines de sandwiches, des scones (petits pains anglais à tartiner qu'elle a découverts lors de son voyage dans les Cornouailles), des gâteaux, de la mousse au chocolat, un autre gâteau (!) et enfin, pour terminer... de la soupe à l'oignon ! Curieux mélange.

Gaëlle reçoit ses cadeaux puis disparaît dans sa chambre avec les autres enfants pour le reste de la soirée. De mon côté, je suis toujours malade et j'effectue de constants aller-retour entre le divan et la table. La discussion, assez vulgaire, tourne soit autour du sexe, soit autour d'autres sujets qui ne m'intéressent pas du tout (comme l'émission télévisée The Voice). L'extrémité de la table où je me situe est appelée le « côté élitiste » — faut dire que j'en tiens une bonne couche pour le moment !

Aspect particulier de la soirée : me rappelant la promesse que je m'étais faite en sortant du cabinet de mon médecin généraliste mercredi dernier, j'essaye de ne pas boire d'alcool... Pari raté : je bois tout de même un verre de Prosecco, une première Maredsous et... une seconde apportée par mon père, par habitude. Enfin ! C'est tout de même beaucoup moins que les dizaines de verres que je m'enfile habituellement dans ce genre de soirée.

Emmanuel, Arthur & les poulpes

« Les étoiles, on ne les désire pas ;
On ne peut que se réjouir de leur splendeur. »
(Goethe)

« (...) semblable à l'imperator romain qui, se vouant à la mort,
lançait son javelot dans les rangs ennemis, [le génie] jette ses
œuvres bien loin en avant sur la route où le temps seul
viendra plus tard les ramasser. »
(Schopenhauer)


Avertissement préliminaire : à l'exception de la dernière partie sur la formidable intelligence du poulpe, tous les chapitres de cet article constituent des notes personnelles qui me permettent de mieux comprendre ce que je viens de lire. Je décline d'avance toute responsabilité quant à l'éventuelle somnolence qu'ils engendreraient chez toute personne qui, nonobstant cet avertissement, déciderait de continuer la lecture au-delà du point qui ferme la présente phrase. <= Ce point-là.

Philosophie.
— Je lis beaucoup en ce moment. De la philosophie surtout. En témoignent les deux colis Amazon qui m'attendent chez mes parents et qui contiennent, outre le cadeau d'anniversaire de ma fille (une Nintendo DS), quatre livres : Critique de la raison pure d'Emmanuel Kant, Du génie d'Arthur Schopenhauer, les Carnets secrets de Wittgenstein ainsi que la correspondance de celui-ci avec l'architecte Paul Engelmann. Si les trois derniers se lisent très facilement car j'avance si je puis dire en terrain connu, il n'en va pas de même pour les 700 pages bien tassées qui composent la Critique... Qu'à cela ne tienne ! Les « autres » ne cessent de citer cette somme en référence ou en opposition. Il est donc ridicule de ma part d'aller plus loin sans retourner à la source — à une des grandes sources en tout cas — de la philosophie moderne.

Un constat : mon besoin d'être autre part et dans un autre temps, qui jadis se concrétisait dans la science-fiction, s'est déplacé vers la philosophie. Est-ce un signe de maturité ou de vieillissement ?

Une précision : je ne fais que résumer (et parfois commenter) ce que j'ai compris de mes lectures d'aujourd'hui. Cela ne signifie en aucun cas que je suis d'accord avec ce qui est énoncé.

Kant. — Je me mets à lire avec attention les deux préfaces et l'introduction de la Critique de la raison pure (deuxième édition, 1787) sur fond de Bob l'éponge (sans doute est-ce une première dans l'histoire de l'humanité). Ça change : voilà donc un auteur qui prend le temps de poser son sujet, de déclarer ses objectifs et d'expliquer de manière extrêmement (voire trop ?) didactique, à l'aide de nombreux exemples et digressions, chacun des termes utilisés, chaque concept, un peu à la manière d'un professeur. Le texte est beaucoup plus facile d'accès que ceux de L.W. qui, pour sa part, répugne à dire et se contente de montrer : demandez à ce dernier si « Je pense donc je suis » est valide et il vous répondra quelque chose comme : « "Je pense qu'il va pleuvoir aujourd'hui" est-il valide ? » (ce qui, soit dit en passant, est une excellente réponse).

Dans ses préfaces, Kant annonce la couleur : son objectif est de mettre fin une bonne fois pour toutes aux querelles incessantes de son temps autour de la métaphysique (branche de la philosophie qui s'occupe des causes premières, qui a pour objet l'étude de ce qui dépasse les frontières du Monde) ; de s'assurer que cette dernière connaisse le même chemin jalonné (« la voie sûre d'une science ») que celui qui fut jadis parcouru par les mathématiques et la physique. Rien de moins !

Pour ce faire, écrit-il, il convient de mettre en place l'équivalent d'une « révolution copernicienne » : si nous voulons que la métaphysique fasse un bond en avant, il faut renverser le paradigme. Ainsi Kant propose-t-il, dans ce domaine, une nouvelle méthode d'investigation : plutôt que d'essayer de prendre appui, en vain, sur les différents objets affectant nos sens pour en tirer de pures intuitions, ne vaudrait-il pas mieux, au contraire, régler ces objets d'après une connaissance établie a priori, précédant toute forme d'expérience ? La révolution proposée ici est donc la suivante : la connaissance devient le centre et c'est en quelque sorte à l'objet de tourner autour d'elle. L'utilité d'un tel bouleversement, explique-t-il, est à la fois négative et positive : négative car il restreindrait grandement les frontières à l'intérieur desquelles la métaphysique peut se développer ; positive car il permettrait enfin d'utiliser la métaphysique à des fins pratiques, autrement dit de faire ressortir son usage moral.

Dans son introduction, Kant distingue tout d'abord les connaissances a priori (indépendantes de l'expérience) de celles a posteriori (dépendantes de l'expérience). Au sein des premières, il ajoute une distinction et nomme « pures » les connaissances qui ne sont absolument pas liées à l'expérience. Ces connaissances pures sont par définition nécessaires et universelles (comme la notion d'espace et de temps), tandis que les connaissances a posteriori sont contingentes et locales (résultats d'une expérience dont l'issue aurait pu être autre).

D'après le philosophe, il existe au sein de notre connaissance du Monde des problèmes qui vont au-delà de toute expérience sensible et qui, malgré ce dépassement des frontières expérimentales, ne peuvent être considérés par l'humanité avec mépris, parce qu'ils touchent au sublime. Ces problèmes sont — roulement de tambour ! — « Dieu, la liberté et l'immortalité ». Sur ces sujets, libérés que nous sommes des contraintes de l'expérience, la tentation est grande de construire un édifice dont les fondations risquent fort d'être particulièrement branlantes. Pour tenter de résoudre le problème, Kant va injecter dans son explication deux autres concepts : les jugements analytiques et les jugements synthétiques.

Un jugement analytique (ou explicatif) ne fait que décomposer un sujet donné en une série d'attributs (le prédicat) qui étaient déjà contenus implicitement en lui (exemple cité par Kant : « tous les corps sont étendus », car l'idée de « corps » comprend en elle-même celle d'une extension de ce corps dans l'espace sans qu'il faille aller chercher l'explication autre part) ; un jugement synthétique (ou extensif) est au contraire un jugement dans lequel le lien entre le sujet et le prédicat ne peut être tiré de la simple analyse mais nécessite le recours à des ressources extérieures (c'est le cas de « tous les corps sont pesants » : pour le savoir, nous avons besoin de confronter les corps à l'expérience, qui mettra en avant le phénomène de pesanteur). L'idée de Kant est la suivante : alors que les jugements a posteriori (dépendants de l'expérience donc) sont tous synthétiques, les jugements a priori (indépendants de l'expérience) peuvent être non seulement analytiques, mais aussi, dans des cas très particuliers, synthétiques. Pour lui, toutes les mathématiques pures et une partie de la physique contiennent des jugements qui ne sont ni synthétiques a posteriori (car non dérivés de l'expérience), ni analytiques a priori (car non dérivés de la seule analyse). Ces jugements sont des jugements synthétiques a priori.

Compte tenu qu'il existe, d'après lui, de tels jugements au sein des mathématiques et de la physique, Kant considère que des connaissances synthétiques a priori doivent également parsemer la métaphysique. Le philosophe allemand en vient donc enfin — ouf ! —, après toutes ces explications, à exposer le problème principal contre lequel il bute : « Comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? » La survivance de la métaphysique est conditionnée par la résolution de cette question ; son effondrement par la démonstration qu'il n'existe aucune solution. De là l'idée de Kant de créer une nouvelle science intitulée « critique de la raison pure », dont le principal objectif serait de clarifier ce domaine du savoir qui consiste à connaître quelque chose absolument a priori, c'est-à-dire absolument en dehors du monde de l'expérience et des objets sensibles. Il introduit alors le concept de connaissance transcendantale, qui s'intéresse à notre mode de connaissance des objets plutôt qu'aux objets eux-mêmes.

Lorsque j'aurai lu, compris et digéré la première subdivision de la première partie du livre sur « l'esthétique transcendantale » — l'espace et au temps —, j'en ferai un compte rendu ici-même. (Oui, je sais, ça promet.)

Schopenhauer. — Difficile pour Arthur de définir le génie sans tomber dans l'élitisme facile et l'autosatisfaction crasse. Dans les deux chapitres constituant le petit recueil Du génie, suppléments au tome III du Monde comme volonté et comme représentation (3e édition, 1859), il tente de définir le génie, ce talent donné à quelques uns de voir pleinement ce que les autres ne peuvent qu'esquisser avec beaucoup de difficulté — bande de moules qu'ils sont, va ! C'est hautain, méprisant à l'égard de « l'homme du commun », c'est misogyne, c'est du Schopenhauer !... Et pourtant, je ne peux m'empêcher d'avoir une certaine fascination pour cet homme et pour son œuvre. Est-ce grave, docteur ?

Dans « Du pur sujet de la connaissance », le philosophe explique sa vision de l'intellect, selon laquelle chaque être humain navigue entre deux pôles, deux extrêmes : le premier est celui de la volonté (le moi propre, ancré dans le monde et tourné vers la satisfaction des besoins personnels...), le second est celui de la conscience des autres choses (la connaissance objective, la pure intuition du monde extérieur...). Rien de neuf : il s'agit de l'ancienne dualité — le tiraillement — entre le monde terrestre (physique) et le monde céleste (idéal), que l'on retrouve déjà chez Platon. Pour Schopenhauer, plus on s'éloigne de la volonté et des passions, plus on se rapproche de l'idéal de perfection nécessaire à l'apparition du génie. Le génie est donc cette capacité de faire abstraction complète de sa propre volonté pour atteindre un état de pure objectivité grâce auquel l'essence du monde apparaît dans sa plus belle nudité (c'est toujours ça de pris — en matière de nudité, je veux dire).

Une phrase intéressante sur les conditions qui favorisent l'apparition de l'étincelle de génie : « Qu'on n'entende pas par là les boissons spiritueuses ou l'opium, mais bien plutôt une nuit entière d'un sommeil tranquille, un bain froid et tout ce qui, en calmant la circulation et la force des passions, donne à l'activité cérébrale une prédominance acquise sans effort. » Dommage que tonton Artie ne soit pas un peu plus prolixe sur la question et qu'il n'explique pas pourquoi il préfère un bon bain froid et une nuit de sommeil à une beuverie solitaire nocturne.

Il décrit alors une sensation bien connue (qu'il appellera notamment « œil du monde » et, au chapitre suivant, « miroir du monde ») : « [Ces stimulants naturels] détachent de plus en plus l'objet du sujet et finissent par produire cet état de pure objectivité de l'intuition, qui élimine de lui-même la volonté de la conscience, et dans lequel toutes choses apparaissent avec une clarté et une précision plus intenses ; nous ne connaissons pour ainsi dire alors que les choses, sans presque rien savoir de nous (...) », ou encore, un peu plus loin : « (...) toutes les choses gagnent en beauté à nos yeux, à mesure que la conscience extérieure s'accroît et que la conscience individuelle s'évanouit. » — Je comprends parfaitement ce qu'il veut dire par là, sans être génial pour autant (loin s'en faut) : les textes dont je suis le plus satisfait (pour autant que je puisse l'être) furent à coup sûr rédigés dans cet état-là, mais ce ne fut jamais après un bain froid ou un sommeil réparateur, mais plutôt après avoir beaucoup marché ou beaucoup bu.

Dans le chapitre suivant, intitulé « Du génie », Schopenhauer sépare le génie du simple talent de la manière suivante : « l'homme doué de talent possède plus de rapidité et plus de justesse dans la pensée que les autres ; le génie au contraire contemple un autre monde que le reste des hommes ». — Combien de fois n'ai-je pas dit à Léandra que telle personne de notre entourage était terriblement talentueuse mais gâchait tout son talent en essayant de s'adapter à tout prix à son système de référence ? (Cela devait, je pense, relever presque du même constat, sauf que dans le présent chapitre, il est sous-entendu que l'homme « simplement » talentueux ne pourra jamais s'élever au rang de génie.)

Schopenhauer entrevoit plusieurs catégories de génies : l'artiste (reproduisant fidèlement la nature qu'il contemple, à l'aide d'images), le poète (... à l'aide de mots) et le philosophe (... à l'aide de concepts abstraits). Tous ont en commun d'être inutiles (« les grands et beaux arbres ne portent pas de fruits »), c'est-à-dire de ne pas s'intéresser à l'aspect pragmatique, terrestre de l'existence. Rien d'étonnant par ailleurs à ce que Schopenhauer vénère et cite à tout bout de champ Goethe, car ce dernier avait la rare faculté d'être à la fois un artiste, un poète et un philosophe accompli.

La seconde partie du chapitre prend une tournure différente, parfois intéressante, parfois comique, parfois aussi complètement navrante (mais propre à son temps, sans aucun doute). Schopenhauer tente de déceler dans l'expression, le caractère, le mode de vie et la physionomie des individus les marques du commun (« le cachet de la trivialité » qui se dessine sur le visage, par exemple) et celles du génie. Parmi les caractéristiques du génie selon Schopenhauer, on retrouve ainsi (on respire un bon coup !) : le regard clair et pénétrant ; l'humeur sombre et mélancolique (car, entre autres, le génie aperçoit mieux que quiconque la misère de sa condition) ; une existence souvent malheureuse et dépourvue de richesse (car le génie place son sérieux non dans le quotidien mais dans la seule pure connaissance, dont il est l'interprète privilégié) ; l'intemporalité de sa pensée et la non reconnaissance de celle-ci par ses contemporains (raison pour laquelle le génie est fondamentalement un solitaire, qui cherche la compagnie de ses semblables dans les livres) ; la posture à contre-courant par rapport à son époque (alors qu'au contraire, la personne de talent y est particulièrement bien adaptée) ; la reconnaissance tardive, souvent bien après sa mort, de son œuvre ; l'excentricité, la folie, la violence, l'excitation, les émotions non maîtrisées, la colère, le manque de sang-froid, l'excessive sensibilité et la passion (alors que l'homme talentueux se montre posé, calme et sûr de lui dans la plupart des décisions qu'il prend) ; la fermeté au service d'un sujet ou d'une cause unique, de manière compulsive ; le caractère enfantin (« tout enfant est dans une certaine mesure un génie, et tout génie est en quelque façon un enfant ») ; la masculinité (« les femmes peuvent avoir un talent considérable, mais jamais de génie [sic] ») ; un bon estomac ; un cœur puissant, rapide et énergique ; un cerveau plus volumineux et plus lourd que la moyenne (!) ; un tissu cérébral d'une très grande finesse ; un front haut et un crâne bien arqué (!) ; une petite stature (mais pas toujours) et un petit cou. — Somme toute, ce que décrit avant tout Schopenhauer dans ces quelques pages, c'est son propre reflet !

(Mon actuel mal de tête est-il lié à mes tentatives désespérées de résumer ces pensées sans les trahir ou bien à l'absence complète d'alcool dans mes veines depuis quelques jours ?)

Les poulpes ont-ils du génie ? — Chouette émission télévisée que Thalassa, présentée par le sympathique et passionné Georges Pernoud. C'est un programme au long cours, qui laisse le temps au temps et que ma maman, passionnée par la mer, ne manquerait pour rien au monde. Ce soir, entre autres, un reportage intitulé « La planète des pieuvres » qui m'a profondément marqué. Schopenhauer a-t-il raison lorsqu'il affirme que les « animaux même intelligents reste[nt] insensibles à des choses frappantes en soi [comme] par exemple ne manifester aucune surprise à la suite de changements évidents survenus dans notre personne ou dans les objets qui les entourent » ? Pas sûr !

Je savais déjà que la pieuvre (ou poulpe) était un animal d'une très grande intelligence, étonnante pour un invertébré, mais je ne savais pas que c'était à ce point-là. La pieuvre est capable de développer des stratégies élaborées, tant pour fuir un prédateur que pour attraper une proie. Parmi ces stratégies, on notera la capacité de modifier intégralement la couleur de sa peau, soit pour effrayer, soit pour se camoufler. Ainsi, lorsqu'elle se camoufle, elle mémorise rapidement son entourage immédiat et modifie sa peau en conséquence. Elle est capable de réaliser pareille prouesse dans son environnement naturel mais aussi — et c'est là que ça devient vachement balèze ! — sur des motifs totalement inconnus, comme ce tapis aux formes géométriques présenté à l'animal lors d'une expérience.

Plus curieuse encore, cette expérience d'apprentissage : prenez deux pieuvres, l'une « candide » (qui ne connaît pas l'expérience), l'autre « expérimentée ». Mettez la candide dans un aquarium dans lequel est placé un autre aquarium plus petit contenant de la nourriture (un crabe), que l'on peut ouvrir grâce à trois ouvertures de nature différente. La candide voit le crabe mais ne semble pas s'y intéresser car il est emprisonné dans son aquarium, qu'elle juge hermétique. Ensuite, réitérez l'expérience avec la pieuvre expérimentée, en donnant l'occasion à la candide d'observer sans pouvoir agir. L'expérimentée se lance directement à l'assaut du petit aquarium contenant le crabe et l'ouvre en quelques secondes, pendant que la candide, désormais intéressée, se jette contre la paroi vitrée pour observer avec attention la manœuvre (!). Si vous recommencez l'expérience avec la candide après cet unique apprentissage visuel, celle-ci s'appliquera certainement à ouvrir le petit aquarium en deux temps trois mouvements !

Le reportage se termine sur ces poulpes qui, en Méditerranée, développent des comportements de groupe afin de lutter contre les prédateurs, particulièrement nombreux dans cet environnement. Ces animaux-là commencent à apprendre, à développer une culture basée sur la découverte et la transmission de nouveaux savoirs... Dans dix mille ans — qui sait ? — peut-être trouvera-t-on dans les eaux de la Mare nostrum une civilisation d'Octopus Sapiens ?

Spécial Élections communales 2012 !

Dimanche prochain, en Belgique, auront lieu les élections communales. Comme à chaque fois, quelques jours avant le scrutin, je me renseigne sur les partis qui seront présents sur les listes électorales de ma commune (en l'occurrence Forest) et épluche certains programmes. Par « certains », je veux dire que je ne lis que les programmes des partis et des personnes potentiellement de gauche. Depuis que je suis en âge de voter, je fais cela plus par acquit de conscience que par conviction. L'année 2012 ne déroge pas à la règle.

Vu que je tiens un blog désormais (depuis un certains temps d'ailleurs), j'ai pensé qu'il serait intéressant de livrer mes réflexions dans un article en ligne plutôt que sur une feuille de papier jetable. Dans le cas présent, étant donné la répartition des listes dans ma commune, quatre choix se présentent à moi : voter blanc, refuser de voter, voter pour Ecolo-Groen ou voter pour le parti socialiste. Mais aucun de ces choix n'est le bon à mes yeux ; il s'agit d'un choix par défaut.

Avant toute chose, pourquoi ai-je mentionné la possibilité d'un vote blanc ou d'un refus de voter ? Il ne s'agit pas du tout de je-m'en-foutisme de ma part mais plutôt, pour le premier cas, de la concrétisation d'un constat amer selon lequel aucune formation politique actuelle ne cadre avec ma vision du monde et, pour le second cas, de tout autre chose, à savoir ma détestation du vote électronique. Sur ce dernier point, je rejoins ce qui est dit dans ce blog.

Après de nombreuses réflexions s'étalant sur plusieurs semaines, dont je passerai ici les nombreuses évolutions, j'ai décidé que j'allais tout de même essayer de donner ma voix à quelqu'un. J'ai donc effectué la grille suivante, reprenant tous les partis « disponibles » :

1  N-VA  (droite nationaliste flamande) : exclu.
2  MR  (droite) : exclu.
3  FDF  (droite) : exclu.
4  Ecolo-Groen  (verts) : pas nécessairement exclu. J'entrevois cependant deux problèmes à voter pour ce parti. Premier problème : l'actuelle tête de liste Evelyne Huytebroeck, qui tirait la liste lors des précédentes élections de 2006, n'a pas siégé comme conseillère communale alors qu'elle avait été élue (ça arrive souvent, me dira-t-on, ce qui n'enlève rien au fait que c'est complètement honteux). Second problème : pour faire partie de la majorité, Ecolo n'est pas opposé à une coalition avec la droite. À ce sujet, le parti est d'ailleurs en parfait accord avec les principes fondamentaux contenus dans la motion de Neufchâteau-Virton de 1986 : « Tant par sa conception du progrès que par celle de la solidarité, le mouvement écologique transcende le débat gauche-droite qui a marqué la société industrielle et que tentent de perpétuer les forces politiques traditionnelles. » — Point positif : on trouve encore chez Ecolo de nombreuses personnes de gauche, issues du monde syndical, associatif ou culturel ; d'anciens communistes et des anarchistes aussi (paradoxe), même s'ils se font de plus en plus rares.
6  cdH  (Centre démocrate humaniste, ce qui ne veut absolument rien dire ; ancien parti chrétien, ce qui veut déjà dire beaucoup plus) : exclu.
11  PS  (droite gauche) : tout comme Ecolo, pas nécessairement exclu, mais, à nouveau, deux problèmes se posent. Tout d'abord, le parti socialiste semble en proie à des querelles de pouvoir intestines (voir ci-dessous) et par ailleurs, Marc-Jean Ghyssels, en tête de liste, est un transfuge du parti libéral, dont l'ambition politique est, je cite, « d'être utile » (sic) ! C'est vraiment du grand n'importe quoi !
12  Forest Plus  (gauche [?] dissidente) : il s'oppose au PS et vise clairement une coalition avec le MR, le FDF ou le cdH. Exclu aussi, donc. En outre, c'est quoi ce nom ridicule ?
13  Nation  (extrême droite) : définitivement exclu.
(À noter que, malheureusement, aucun parti de gauche radicale ne se présente !)

Au sein des deux partis retenus, j'ai scruté les listes de candidats et essayé d'en trouver au moins un(e) qui semblait en phase avec mes idéaux et — très important ! — qui ne faisait aucun prosélytisme sur les réseaux sociaux. Chez Ecolo, j'ai fini par tomber sur la candidature d'un docteur en mathématiques, ancien du Parti communiste belge qui, tant dans ses recherches que dans ses prises de position bien ancrées à gauche, semble avoir quelque chose d'intéressant à dire. Aucune chance qu'il soit élu vu sa place dans la liste (il s'agit clairement d'une candidature de soutien), mais l'important se trouve ailleurs.
Je rêve où je viens à l'instant de donner un avis concret sur la politique communale ? Non, je ne rêve pas. C'est assez incroyable. Peut-être est-ce la fin de tout ? Ou bien l'absence d'alcool ? Ou encore la maladie ? Demain, pour me laver l'esprit, je me remettrai à boire je parlerai de philo ! (De nouveaux livres m'attendent chez mes parents.)

« C'est toujours la faute du facteur »

Comme d'habitude, il est à peine dix-huit heures mais la salle d'attente est déjà presque remplie lorsque j'arrive. Peu importe : j'ai de quoi lire et écrire, donc je peux patienter toute la soirée s'il le faut. La pièce sera entièrement comble vingt minutes plus tard. Des gens sonnent, ouvrent la porte, voient la foule et font demi-tour. De temps en temps, le docteur sort de son cabinet et lance à la cantonade de sa voix aiguë : « Si ce n'est pas urgent, vous pouvez revenir demain, hmmm ? »

Six patients et deux heures plus tard, arrive mon tour... J'explique ma situation au médecin :
« Depuis environ deux mois, j'ai des douleurs lancinantes ici (je montre du doigt le côté inférieur droit de ma cage thoracique). Rien d'insupportable, mais voilà : ça n'a pas l'air de vouloir s'en aller... Il y a un an, je me suis fait enlever la vésicule biliaire et...
— Oui, oui, la vésicule biliaire... Il ne faut pas laisser traîner, hmmm ?
— Oui. C'est ce que vous m'aviez dit...
— Des calculs à la vésicule biliaire, c'est une douleur à se rouler par terre... Est-ce que ça vous fait mal de la même manière ?
— Oh non, pas du tout... C'est plus une gêne qu'une forte douleur cette fois-ci. Mais parfois, ça me lance à d'autres endroits, des deux côtés de l'abdomen...
— Est-ce que vous avez grossi ?
— Grossi ? Euh... Oui.
— C'est peut-être simplement ça. Quand vous grossissez, les côtes sont compressées et ça peut faire mal...
— Ha.
— C'est un problème mécanique, Monsieur Evenvel. Mé-ca-ni-que. Il faut maigrir ! »
(Je ne crois pas vraiment à son explication, même si ça me rassurerait de savoir que ce n'est qu'un problème de poids.)

Il me fait aller sur la balance... 87 kg... « Ha ouais, quand même : j'ai pris 13 kilos en un an ! » Il prend ma tension : « 17/12, 110 pulsations par minute », constate-t-il. « C'est trop. Beaucoup trop, Monsieur Evenvel. Vous avez déjà deux facteurs de risque : le poids, l'hypertension... Vous êtes jeune. Il faut prévenir maintenant pour empêcher les problèmes plus tard...
— Je travaille beaucoup en ce moment... Il y a peut-être un facteur "stress" ?
— Oui, oui, c'est toujours la faute du facteur, hmmm ? »
(Petit comique, va !)

Il prend un post-it et y note une liste d'aliments : « Sel », « Sucre », « Viande rouge », « Graisses animales », « Pain blanc » et « Bière ». Ensuite, il trace une grosse croix au travers des différents termes avant de donner le papier. « Vous arrêtez tout ça, et vous êtes tranquille ! » Je me dis que ce n'est pas très compliqué, sauf pour la bière évidemment, mais je décide tout de même de prendre mon médecin au mot : je verrai combien de temps j'arriverai à tenir. Si je veux arrêter quelque chose (ou entreprendre quelque chose), je ne dois pas postposer, je dois le faire maintenant.

Café de la semaine

Cafés. — À Bruxelles-Midi : « Un grand café, comme d'habitude, M'sieur ? » À cette question, je réponds toujours par l'affirmative. Faut dire qu'il a déjà poussé sur le bouton de la machine avant de me la poser. — À Liège-Guillemins, rebelote : « Un grand café de la semaine à emporter, je suppose ? » Même réponse. (Anecdote : la première fois que je suis allé dans cette échoppe, je lui ai demandé quel était le café de la semaine et il m'a donné une série de trois ou quatre termes très précis, un peu comme s'il s'agissait d'un bon vin. « Ça m'a l'air très bien, je vais prendre ça ! », lui ai-je répondu... Moi qui suis incapable de différencier un Arabica d'un Robusta, je me suis rendu compte, mais un peu tard, de l'inanité de ma question.)

Élément. — Dans le train Bruxelles-Liège : une nouvelle navetteuse (régulière apparemment, car elle a présenté un abonnement au contrôleur)... Elle lit un gros livre intitulé : Les nanoparticules : un enjeu majeur pour la santé au travail ? — Ha-ha ! Un nouvel élément s'est inséré dans mon microcosme ferroviaire ! (Voir hier.)


Libraire. — Mon libraire attitré de la gare des Guillemins, qui avait été victime d'un incendie, vient de rouvrir ses portes. Lorsque j'entre dans sa boutique ce mardi soir, il peste contre « les travailleurs qui sont payés à ne rien faire » (il n'a pas changé). « Et alors, que s'est-il passé ? lui demandé-je.
— Un incendie, me répond-il. J'ai été victime d'un pyromane !
— Ha bon ? Vraiment ?
— Oui : mon frigo. Ça fait un an que je demande qu'on le remplace. Maintenant, le nouveau fonctionne à merveille, mais il aura fallu un incendie pour qu'ils me le changent ! »

« Quoi, c'est tout ? » Oui, c'est tout pour aujourd'hui ! Je suis malade, je suis fatigué et je n'ai plus rien à dire.

Mon train est une autarcie

1. Quand a-t-on, pour la première fois, conçu l'idée et considéré utile de distribuer de manière incessante ces putain de tracts électoraux dans les boîtes aux lettres des particuliers ?

Ce « boîtage » est vu comme un acte militant par de nombreux membres et sympathisants d'un parti politique. Ceux-ci en sont fiers et l'affirment même de temps en temps sur les réseaux sociaux : « Cinq heures de boîtage dans les rues de Bruxelles cet après-midi... Dur, dur, mais c'est pour la bonne cause ! » (On se demande bien laquelle.)

Me parler d'implication personnelle dans un quelconque projet communal n'aura aucun effet charmeur sur moi. Le meilleur moyen d'avoir mon soutien est de ne pas m'emmerder ; le meilleur moyen de me convaincre est surtout de ne pas essayer. — En d'autres mots : vous tous qui m'envoyez votre bouille à quelques semaines d'une élection, abandonnez tout espoir (que je m'intéresse à votre sort).

Ces dernières semaines, j'ai même reçu des lettres personnalisées ! (« Cher Monsieur Evenvel, bla-bla-bla, avez-vous remarqué bla-bla-bla sécurité bla-bla-bla emploi bla-bla-bla ? Oui, je continuerai à vendre à perte ! Les meilleures conditions pour tous ! ») L'une de ces lettres émanait du... FDF ! — M'envoyer un tract du FDF... Je trouve la plaisanterie d'un goût douteux.

Il a réactivé son blog politique. C'est bien écrit, c'est ancré à gauche et ça traite de sujets de fond. Ça change des blogs de campagne niais qui pullulent sur la Toile. Évidemment — et il s'en rend d'ailleurs bien compte —, le mettre à jour seulement quelques semaines avant les élections communales paraît un tantinet suspect... 

2. — Depuis quelques années, ce navetteur descendant à la gare de Bruxelles-Central marche en silence vers l'avant du train avec sa petite mallette pendant que, à l'inverse, je me dirige vers l'arrière... Chaque jour, nous nous croisons plus ou moins au niveau de la porte automatique de l'antépénultième voiture. Qui passera la porte en premier ? Tout dépend de différentes variables, telles que notre position peu avant le croisement ou la vitesse à laquelle nous nous déplaçons.

L'intérieur d'un train de pointe constitue un système clos dont toutes les composantes réagissent et interagissent selon une mécanique bien huilée. Ce type s'assied à tel endroit, se lève à tel moment ? Cela laisse à penser que c'est là un acte dû au hasard, alors qu'il n'en est rien : tout n'est que nécessité mue par la force de l'habitude. (Une grande partie de ce que je viens d'écrire dans ces deux derniers paragraphes, comme dans beaucoup d'autres d'ailleurs, est d'une absurdité confondante.)

Installez un groupe de scouts ou de pensionnés au milieu de cette fragile autarcie et il n'en restera plus que des ruines fumantes ! 

Cette navetteuse flamande, dans l'avant-dernière voiture... À chaque fois que nos regards se croisent, c'est un peu comme si nous nous échangions quelques mots sans jamais ouvrir la bouche... (Hamilton's Diary est-il en passe de devenir un Kiss & Ride 2 ?)

Octobre : ce mois durant lequel, au petit matin, de lourdes nappes de brume se posent sur la lande entre Leuven et Liège, dessinant un paysage digne du Chien des Baskerville.

3. — « Reviens dans le Monde ! 
— Tu prononces "reviens" comme si je m'y étais déjà aventuré ! »

« Comme je suis tout de même beaucoup plus intelligent que la moyenne, une grande partie des informations qui arrivent jusqu'à moi sont forcément moins bien traitées que si je les avais traitées moi-même.
— Eh bien mon vieux, tu ne te prends vraiment pas pour de la merde ! »

4. — Le soir, à la Maison du Peuple, je demande à Léandra : « Ces deux pseudonymes correspondent-ils à deux états d'esprit opposés ? Actuellement, elle n'en utilise plus qu'un seul, souvent en rapport étroit avec la mort. Sur l'autre, elle postait prioritairement des photos de son bébé ou de sa famille... D'un côté Thanatos, de l'autre Eros ? » —  Mais Léandra n'a pas de réponse à cette question car elle ne se l'était jamais posée, pour tout dire.

Écrire sur la mort, non pas de manière aérienne ou évasive mais au contraire de la façon la plus terre-à-terre du monde : une idée lumineuse ! (L'adjectif est néanmoins particulièrement mal choisi.)

Léandra m'explique que sa maman lui a parlé d'insémination artificielle. « C'est curieux qu'elle discute de cela avec moi, tu ne trouves pas ? »

La même me raconte l'histoire d'un couple de lesbiennes voulant un enfant et qui, pour ce faire, a eu recours à l'insémination intra-utérine : à l'aide d'un cathéter, le gynécologue introduit directement le sperme frais du donneur dans l'utérus de la patiente. Léandra commente : « On peut les injecter n'importe où, ces machins-là, ils trouveront toujours leur chemin ! » (Hum... N'exagérons pas.)

L'idée farfelue d'injecter du sperme par intraveineuse dans l'avant-bras nous fait rire. Nous nous imaginons les petits spermatozoïdes remontant la veine en direction de ces lointaines contrées situées dans le bas ventre, et les deux parents les encourageant : « Allez, allez, les petits gars, encore plus loin, ne vous découragez pas ! »

Stands

Stand historique. — « Êtes-vous éditeur ? », me demande-t-il. « Je cherche un éditeur pour mon livre... » Je lui réponds que oui... et non : « Nous éditons des livres mais il s'agit la plupart du temps de nos propres productions. » Il pose sur le stand une petite brochure, format « à l'italienne », s'assied à côté de moi et m'explique. La thèse qu'il développe dans ces 150 pages est la suivante : les divers modes de pouvoir contemporains (la publicité, les médias dominants, le néolibéralisme...) ainsi que ceux qui ont traversé les derniers siècles (dont les divers totalitarismes...) sont tous hérités d'un seul et unique évènement historique, un seul point dans l'histoire du monde occidental : le quatrième concile du Latran tenu en 1215 à l'initiative du pape Innocent III, durant lequel des intellectuels de très haut rang (les « consultants de l'époque », dira-t-il) ont mis en place un système d'aliénation de masse basé sur la « corruption des regards ». Les symboles de cette aliénation sont, d'après lui, clairement visibles pour qui sait voir : « La tour de TF1, construite par Bouygues, c'est la cathédrale gothique d'aujourd'hui ! »

Je suis extrêmement dubitatif face à une telle thèse totaleselon laquelle un unique évènement expliquerait à lui seul, sinon la totalité, en tout cas un grand nombre de comportements, de faits ou de phénomènes, à la manière d'une théorie du complot. Cependant, je suis tout de même intéressé par cette pensée qui sort de l'ordinaire. J'écoute donc ce qu'il a à dire sans prendre parti, non sans l'interrompre de temps à autre pour lui poser une question ou commenter son discours : « Cette ressemblance des lieux du pouvoir actuel avec le concile du Latran de 1215 est-elle consciente ou inconsciente ? » (réponse : « Totalement consciente ! ») ; « Mais on trouve dans notre histoire moderne de nombreux contre-exemples qui ne rentrent absolument pas dans votre canevas, comme la Renaissance, les Lumières, l'humanisme ! » (sa réponse sera, si j'ai bien compris, que ces contre-exemples ne sont que de rares lucioles dans la nuit et que l'espérance de vie de celles-ci ne dépasse guère quelques années). 

Nous discutons une bonne heure. Je ne crois pas à sa théorie, mais je passe un agréable moment avec quelqu'un de cultivé citant Guy Debord, Guillaume d'Ockham ou encore Rafael Lemkin (l'inventeur du mot « génocide »). Je lui demande où je peux me procurer son texte. Il me montre du doigt le livre relié qu'il a précédemment posé sur le stand et me lance : « Je vous le donne ! » L'exemplaire, édité hors commerce, est numéroté au crayon et signé.

« Savez-vous quel est le premier roman d'anticipation ? » demande-t-il, avant de s'en aller, à une dame visitant le stand. « Eh bien, c'est le roman L'An 2440, écrit en 1770 par... Ha zut !...Comment s'appelle-t-il ? J'ai oublié son nom ! » (L'An 2440, rêve s'il en fut jamais de Louis-Sébastien Mercier. — Avec Internet, c'est plus facile.)

Stand anarchiste. — Je n'ai décidément pas le temps de m'emmerder au cours de ce dimanche laborieux puisque mes potes du stand anarchiste sont là : Ophely II, Zapata et Alistair. Ils proposent à la vente une cinquantaine (?) de livres qui ont pas mal de succès. Le retour (tard) à Bruxelles se fait avec les deux premiers.

Une discussion intéressante dans le train : la franc-maçonnerie est-elle compatible avec l'anarchisme ? Le sujet divise. Certains anarchistes maçons (ou maçons anarchistes ?), tel feu Léo Campion, y voient une manière de continuer — voire de diffuser — l'idéal libertaire au sein de la « seule association à laquelle puisse adhérer celui qui n'adhère à rien ». (Digression : Zapata explique qu'un anarchiste a essayé de les convaincre du bien-fondé de l'alliance possible entre ces deux mondes en leur disant que « Bakounine était franc-maçon ! » — N'est-il pas paradoxal d'utiliser une telle argumentation pour essayer de convaincre... un anarchiste ?) 

Mais l'on trouve aussi d'autres voix qui, au contraire, considèrent que la franc-maçonnerie n'est pas compatible avec l'idéal de révolution complète de la société qui se trouve dans les fondations de l'anarchisme révolutionnaire : pour ceux-là, être anarchiste et franc-maçon, c'est en quelque sorte pratiquer une révolution de salon, ne pas fondamentalement remettre en question les structures en place, accepter les règles tacites de la société actuelle...

De mon côté, sans prendre parti pour l'une ou l'autre de ces voix, j'ai tranché depuis longtemps (même si l'on ne m'a rien demandé) : pas besoin de m'enfermer pour m'ouvrir. Mais, profane que je suis, je n'ai sans doute rien compris du tout, m'expliquera-t-on gentiment. — C'est là le problème de certains systèmes fermés : ceux qui en font partie ne peuvent qu'en vanter les mérites et ceux qui restent à l'extérieur ne peuvent pas en dire grand-chose. 

Stand populodomestique. — Je rejoins Léandra et Andrew en fin de soirée pour un « dernier » verre. Je suis assez exténué de ma journée de travail à Liège. Bordel, il est déjà presque 22h30 !

Dans la conversation, il est notamment question du présent blog. Je leur explique que j'assiste en ce moment à un double phénomène : premièrement, le nombre de lecteurs par jour augmente sensiblement ; deuxièmement (et c'est beaucoup plus intéressant), j'ai réussi, semble-t-il, à constituer sans le vouloir une petite famille de lecteurs (une majorité de femmes, du moins pour ce que j'en sais) pour qui la lecture de ce « machin » est presque devenu un rituel. Andrew constate : « Tu as fini par trouver ton public ! ». Et Léandra de rajouter : « En tout cas, tu as au moins un fan. Nous l'avons rencontré ce week-end. » (Ha bon ?)