Ça m'fait quelque chose de magique !

Soirée « mucoviscidose » (comprendre « de lutte contre la... »). Grande salle. Tréteaux. Beaucoup de monde. Concerts (de jeunes rockeurs qui se cherchent). Tombola. Enfants qui jouent. Bruits. Discussions. Adolescents prépubères qui se pelotent et se roulent des pelles (« Ils sont beaucoup trop jeunes pour ça ! », dira ma mère). Vieilles qui discutent (voire qui draguent ?). Musique. Ambiance.

« (...) J'aime l'océan Pacifique !
Ça m'fait quelque chose de magique !
Y a rien à faire qu'à rêver !
Prends-moi la main, viens danser ! (...) »

Au milieu de ce brouhaha (informe mais supportable), je suis en famille. Six personnes (sur deux cents environ) pour lesquelles une portion de table a été réservée : mon père, ma mère, ma fille Gaëlle, tantine Gigi, son mari Jean-Paul et moi. Il y a trois semaines, j'avais posé mes conditions de participation à cette soirée organisée en l'honneur d'une greffe de poumons réussie : « Gigi et Jean-Paul seront là ? Alors je serai là aussi ! » — J'apprécie énormément Jean-Paul, l'homme qui n'a lu que quatre livres dans sa vie (Pour moi, il s'agit d'une information plus incroyable que l'annonce de l'ascension de l'Everest par un vieillard unijambiste). Gars très posé, réfléchi et intelligent, il est (avec mon père) la preuve vivante que la rapidité d'esprit n'est nullement proportionnelle au nombre de livres lus sur une vie. (L'apprentissage n'est pas seulement une affaire de lettres.)

Et en plus, il aime bien la bière spéciale et le bon vin !

Gaëlle attend, impatiente. À ses côtés un carnet, afin de tracer une ligne à chaque fois qu'un garçon se dira amoureux d'elle (!). Nous lui avons expliqué qu'il y aurait beaucoup d'enfants de son âge. Elle en voit un, elle fonce : mauvaise pioche, elle revient déçue. Deuxième tentative, elle fonce à nouveau (c'est incroyable comme elle est sociable) : elle a plus de chance. Cette fille-là devient sa copine d'un soir. Cécile qu'elle s'appelle, huit ans. Elles ne se quitteront quasiment plus de la soirée. C'est Gaëlle qui décide du jeu : elle explique quelle sera l'occupation du moment, et l'autre suit. Réminiscence d'Hamilton enfant, en deuxième primaire, arrivant à convaincre son entourage de tracer une marelle géante dans la cour de récréation. (Merde, je me répète !) — Deux questions : « A-t-elle en partie hérité des circonvolutions de mon cerveau ? » et « Suivra-t-elle le même chemin que moi ? » (De tout cœur, j'espère que non !)

Jean-Paul me parle de l'époque où il était sous-off dans l'armée belge, en Allemagne, dans le cadre de son service militaire. Électronicien de formation, il était en charge de la communication et devait s'occuper des câbles (ou en tout cas des soldats qui plaçaient les câbles) permettant la circulation de l'information d'un point à un autre. Ils utilisaient des codes, dont un qui signifiait : « Câble rompu. Besoin de réparation ! », mais qui voulait surtout dire : « On s'emmerde. Ramenez des bières ! »

« Pour nos manœuvres, nous nous rendions dans différents endroits aux alentours de la base... Il y avait ce grand bâtiment en pierres — ça, je m'en souviens très bien — où on allait manœuvrer... Le camp de reproduction, que ça s'appelait... C'était un lieu où les nazis essayaient de reproduire la race aryenne. Il y avait des femmes censées être de "race pure" qui "accueillaient" les hauts gradés du Reich... Enfin, c'est ce qu'on nous disait en tout cas ! »

Fin de soirée. À la recherche de Gaëlle, ma mère et moi finissons par apercevoir ma fille en train de danser sur la piste avec un garçon. A-t-elle par la suite fait une croix dans son carnet ? J'ai oublié de le lui demander...

Toujours quelque chose à dire...

Petit colis. — Un petit colis Amazon m'attend chez mes parents. À l'intérieur, l'Essai sur la métamorphose des plantes de Goethe, reproduit selon la traduction imprimée en 1829 ; les Leçons et conversations sur l'esthétique, la psychologie et la croyance religieuse de Wittgenstein ; et enfin, les Carnets que ce dernier a écrits durant les deux premières années de la Première Guerre mondiale, alors qu'il était engagé volontaire au service de l'armée austro-hongroise. — L'ami Ludwig n'a donc pas fini de me hanter et, par effet de porosité, de hanter ce journal, malgré la promesse, faite il y a 168 jours, de ne plus jamais en parler.

C'est que Wittgenstein a — comme le professeur Rollin — toujours quelque chose (d'intéressant) à dire. Par exemple, ses propos sur Freud, que l'on retrouve au sein de ses conversations avec Rush Rhees (comptabilisant à peine vingt pages) sont formidablement éclairantes : L.W. assimile l'analyse freudienne à une mythologie dont le principal attrait (ou charme) est de créer chez le « patient » un mythe personnel qui n'a pas — et ne peut pas avoir — de fondement scientifique, car l'interprétation symbolique qui découle de cette analyse est invérifiable et hors du domaine de la preuve. Cependant, l'aspect mythologique du discours psychanalytique (qui fait entrer la vie dans une sorte de canevas tragique) a le don de rendre les choses beaucoup plus claires pour la personne qui le prend pour vrai. (Faudra que j'en reparle, une autre fois.)

Quant à Goethe, je l'adore car il est à mes yeux l'incarnation — j'allais dire vivante mais hélas elle est morte ! — du génie touche-à-tout. En témoigne ce traité de botanique où le poète/philosophe/écrivain, sur base de l'observation minutieuse de différentes plantes, en vient à développer une théorie selon laquelle les différentes parties extérieures d'une plante (calice, étamines, pistil...) opèrent tout au long de leur cycle de vie une série de métamorphoses qui, malgré leur apparente différence, sont des déclinaisons d'un seul et même organe originel, sorte de forme primordiale du végétal. Goethe aborde la plante sous son angle philosophique, en quelque sorte. (J'en parle déjà un peu ICI.)

Suite logique. — J'écris sur une feuille blanche les chiffres suivants : « 0 - 1 - 3 - 6 » et je demande à Gaëlle quel est le nombre qu'il faut écrire ensuite. Elle regarde un bref instant la page, ses yeux s'illuminent, puis elle se met à compter sur ses doigts. Ensuite, elle finit par inscrire « 10 ». — Me voilà rassuré : ma fille n'est pas complètement idiote (mais ça, je le savais déjà).

Enfant mort. — Pour endormir Gaëlle (tu parles !), trois contes. — Pour le premier, je lui demande de me donner trois termes grâce auxquels je pourrai développer le récit. Elle me propose : « Monstre méchant », « Enfant mort » et « Monstre gentil ». Je lui raconte alors l'histoire d'une jeune petite princesse, du nom de Gretel, vivant dans un château. Chaque jour, elle se rend, de plus en plus apeurée, auprès de ses parents (le roi et la reine) et leur explique la situation : « Toutes les nuits, j'entends les dents d'un monstre grincer sous mon lit ! » Mais à chaque fois, son père tonne : « Les monstres n'existent pas ! Tu peux dormir en paix. »

Les grincements de dents redoublent d'intensité jusqu'à cette nuit terrifiante où ils s'accompagnent de hurlements lugubres sous le parquet de la chambre. Et chaque jour, la petite princesse, de plus en plus terrorisée, se rend dans la salle du trône et tente de convaincre ses parents que le monstre est de plus en plus proche — du moins lui semble-t-il. Mais le père refuse de la croire... « Les monstres n'existent pas ! Dors en paix, ma fille ! », lui hurle-t-il.

Le lendemain, la petite fille ne se réveille pas, comme elle en a l'habitude, dès les premiers rayons de soleil. La mère est inquiète : et si son histoire de monstre était vraie ? Le père, quant à lui, est très énervé car il n'aime pas les fainéants et déteste qu'on lui casse les tympans avec tous ces bobards ridicules. La reine monte à l'étage et ouvre doucement la porte de la chambre, craignant le pire. Au départ, elle ne voit rien d'autre que sa fille dormant paisiblement, mais elle remarque ensuite que la peau blanche et diaphane du petit enfant a été mordue à différents endroits du corps : le cou, le bras gauche, la jambe droite... La mère se met à hurler. Le père monte à l'étage, voit la scène et dit calmement à son épouse : « Les monstres n'existent pas, mais notre fille dort en paix, désormais. »

Le père oublie très vite la mort de son enfant. D'un haussement d'épaule, il essaie de consoler sa femme : « Ce n'est pas grave. Nous en ferons un autre que nous appellerons également Gretel. » Mais la mère refuse d'oublier si rapidement sa fille. Toutes les nuits, la voix lancinante d'un monstre hante son esprit... Un autre monstre, un monstre gentil : une tortue (je tiens ça de Ça). « Je peux ressusciter ta fille », lui dit le monstre, « Demande de vive voix, et ta fille reviendra ! » La reine s'exécute aussitôt, la petite princesse revient à la vie et tout est bien qui finit bien... Sauf que le roi, voyant sa fille à nouveau vivante, éclate de colère : « Les morts ne reviennent pas à la vie ! Tu devrais dormir en paix, aujourd'hui ! »

(La fin est un peu plate. En la retranscrivant dans ce journal, je me dis que j'aurais dû donner à cette histoire une autre trajectoire, dans laquelle le meurtre de la fille n'aurait pas été un acte commis par un quelconque monstre imaginaire, mais tout simplement par le papa.)

Nul workflow en ces lieux

Limites. — « Oh, rassurez-vous, mon article s'arrêtera strictement à 25 pages ! », déclarais-je, confiant, en avril dernier, lors de la traditionnelle pause café du matin à mon boulot. Six mois plus tard, alors que je m'apprête, contraint et forcé, à y apposer un point final, à combien de pages suis-je arrivé ? Presque cinquante ! (Et encore, c'est parce que j'ai triché en faisant passer la police de caractères de 12 à 11 ! — ce qui est très con, nous en conviendrons.)

Et dire que parfois, je me vante d'être concis !

Faut dire, pour ma défense, que j'ai dû intégrer dans cet article une bonne trentaine de paragraphes, rédigés par mes collègues, concernant le déroulement de conflits syndicaux spécifiques. Ces gens-là sont des perfectionnistes qui ont le sens du détail ; dès lors, même s'il est explicitement spécifié dans le cahier des charges que l'exhaustivité n'est nullement requise, c'est à peine si, en guise de mise en contexte, ils ne traitent pas de l'implantation néolithique de l'entreprise dont ils doivent raconter l'histoire syndicale. (Il s'agit là d'un compliment de ma part, faut pas croire !)

Si je rajoutais à mon article l'interligne qui sied aux travaux universitaires, j'arriverais sans doute à un nombre de page supérieur à celui de mon propre mémoire de fin d'étude. (Fort heureusement, il ne s'agit pas d'un travail universitaire.) Ma seule consolation est de me dire que l'information qui s'y trouve (basée sur des interviews d'acteurs syndicaux de premier plan, sur des archives et sur le dépouillement méticuleux de divers périodiques) est assez inédite pour ne pas être totalement barbante.

Suivi. — « Mais quelle est donc cette atrocité ? » : telles sont à chaque fois mes premières pensées lorsque je suis confronté au fameux suivi des modifications de Microsoft Word. Le principe est le suivant : je rends un texte constitué de caractères noirs sur fond blanc et, quelques jours plus tard, je le retrouve constellé de ratures, de surlignages et de bulles de commentaires multicolores. Lorsque je reçois un tel document, mon but dans la vie est de revenir le plus vite possible à la version en noir et blanc, ma sacro-sainte version en noir et blanc, celle dans laquelle tout est — ou semble être — résolu.

Quand j'écris, je veux que tout soit droit et ordonné ; que tout soit aligné et justifié... Et surtout : je ne veux pas qu'il y ait une rature autre que celle que j'ai intégrée dans mon texte parce que je trouvais intéressant de l'intégrer. Je ne veux pas d'indécision. Le suivi des modifications de Word est de l'indécision à l'état pur. Pire : c'est du sadisme de la part des concepteurs de ce logiciel.

Ô bonheur !
Pour le présent journal, nulle indécision, nul workflow ! J'écris ce que je veux, je fais ce que je veux... Et surtout : au centre, du noir et du blanc ; et à la périphérie, ce qu'il faut de rouge (en titre) et de gris (en marges). — Une forme simple, sans fioritures. (Le jour où je commencerai à mettre ici-même des titres clignotants et des couleurs acidulées, par pitié, achevez-moi !)

Aigreur

Safari. — Hier, Alizé nous envoyait un petit message pour savoir si nous serions intéressés par un « safari à Charleroi » en novembre. Le concept, initié par Nicolas Buissart, « artiste multi-formes », est de faire découvrir la cité industrielle sous un angle inhabituel. Je cite le site Web dédié à cette initiative : « Visitez la ville industrielle la plus incroyable d'Europe. Élue "plus laide ville du monde" par un récent sondage néerlandais, Charleroi offre une large gamme d'attractions excitantes. Suivez-nous pour un safari urbain et découvrez l'endroit où la mère de Magritte s'est suicidée, la maison tristement célèbre de Marc Dutroux, le métro fantôme, la rue la plus déprimante de Belgique, grimpez au sommet d'un terril et visitez une authentique usine désaffectée. (...) »

J'étais sans doute de très mauvaise humeur pour répondre du tac au tac à toute la liste d'adresses : « Comment dire ? Étant donné que j'ai passé ma jeunesse à jouer sur des terrils ou dans des friches industrielles en banlieue de cette ville, ça ne m'intéresse pas vraiment. Je trouve même tout ça un peu déprimant, pour tout dire... », puis ajouter : « Quand je parlais de projet "déprimant", je faisais non pas référence au côté sinistré de la ville mais plutôt à l'idée d'organiser un safari dans une cité comme si l'on allait observer le "baraki" et le pauvre depuis une jeep. J'y vois de la condescendance plus que de l'humour. Mais je vous souhaite bon amusement quand même (j'attends votre feed-back avec une certaine impatience). »

Pas de quoi en faire un fromage pourtant, car à en croire le concepteur, « l'idée n'est pas d'enfoncer la ville plus bas qu'elle ne l'est. Au contraire, c'est de démontrer que nous, Wallons, nous pouvons faire preuve d'autodérision. » (Source.) Pourquoi est-ce que je n'aime pas alors ? Comme je l'ai écrit plus haut, c'est sans doute l'idée même de safari qui me dégoûte, ainsi peut-être que le petit côté racoleur et « merchandising » du site Web décliné en quatre langues, où l'on nous propose d'acheter un tee-shirt « I hou van Charleroi »...

Aujourd'hui, Alizé me répond (en commençant par « Cher Hamil ») que je ne peux pas juger de l'état d'esprit dans lequel elle et les autres se trouvent et que rien ne me permet de dire qu'ils y vont pour se moquer du « baraki ». « D'ailleurs, on est toujours le baraki de quelqu'un d'autre », ajoute-t-elle mystérieusement. Ensuite elle parle de découvrir cette réalité « avec bienveillance »... Bref. Je n'ai de toute façon jamais jugé de leur état d'esprit, mais simplement de celui du projet. Suis-je le seul à trouver moche l'idée d'un tel safari ?

Aigreur. — /ɛ.ɡʁœʁ/ n.f. ; du lat. acror, « saveur piquante ». Fig. Disposition d’esprit et d’humeur qui porte à offenser les autres par des paroles piquantes. « Tous ceux que nous avons longtemps fait attendre dans l'antichambre de notre faveur finissent par fermenter et succomber à l'aigreur. » (F. Nietzsche.)

Rédaction. Grève des chemins de fer ce mercredi : je travaille chez moi. « Chez moi », comme tout le monde le sait, ce n'est pas mon appartement silencieux mais un café bruyant du Parvis de Saint-Gilles, dont il n'est plus nécessaire de citer le nom.

Je reste des heures entières attablé à côté d'une des grandes fenêtres de la taverne. Je ne commande que du café et de l'eau pétillante. Rien n'existe en dehors de mon ordinateur et du texte, de plus en plus volumineux, dont je dois encore et toujours terminer la rédaction dans le cadre de mon boulot. (Cet article-là sera ma seconde grande aventure écrite de 2012, à côté du présent journal. Je ne suis cependant satisfait ni de l'un, ni de l'autre. — De toute façon, je ne suis jamais satisfait de quoi que ce soit.)

Léandra débarque alors que je suis installé à la même table depuis près de huit heures. Elle a rendez-vous avec des personnes de « l'impro » pour manger un morceau ou boire un verre avant leur séance... De mon côté, je suis plongé dans l'histoire de l'occupation de la base logistique d'Intermarché à Villers-le-Bouillet (c'est palpitant). « Vous pouvez vous installer ici », leur dis-je, « mais de mon côté, je continue à travailler. »
Le moins qu'on puisse dire, c'est que j'ai dû passer pour quelqu'un d'aigri. Je continue à me concentrer sur mon ordinateur et ne participe pas à la conversation... « Hé, Hamilton, ce serait bien que tu viennes faire de l'impro avec nous ! » Réponse : « C'est totalement hors de question ! » Je les imagine, à la suite de cette rencontre, lancer à Léandra, intrigués : « T'avais pas dit que c'était l'un de tes meilleurs amis ? »

Syndicaliste de combat

De tous les syndicalistes que nous avons interviewés au cours de ces cinq derniers mois, celui-ci est sans doute le plus impressionnant... L'entretien se déroule presque par hasard : Charlotte le contacte ce matin par téléphone pour lui poser une question et voilà qu'il se pointe l'après-midi en personne pour y répondre ! Je propose d'assister au début de l'interview puis de retourner travailler à mon texte, mais — parce que je trouve le propos plus intéressant que toutes les deadlines du monde — je reste jusqu'au bout. À plusieurs reprises, je me dis que c'est une véritable aubaine que ceci soit enregistré, et aussi qu'il accepte la diffusion de toute l'information divulguée sans aucune restriction...

La personne devant le microphone fut, dans les années 1980, le président d'une ancienne délégation ouvrière très combative. Quand je l'entends parler de stratégies syndicales, je me rends une nouvelle fois compte que le syndicalisme n'est pas un simple jeu de pouvoir sans conséquence, mais une véritable guerre... « Au départ, rien n'est jamais prévu. Il faut conquérir ! »

La « boîte » dans laquelle il travaillait était le siège belge d'une multinationale américaine spécialisée dans les bandes magnétiques et le matériel informatique. Une des premières du genre. Le genre aussi à ne pas trop aimer les regroupements de travailleurs autour d'un syndicat, socialiste de surcroît. En conséquence, dès que notre homme fut élu délégué syndical, la direction de l'entreprise voulut l'évincer. Et ce fut la guerre ouverte.

Il nous explique : « Quand je suis arrivé, il y avait une certaine mentalité parmi les employés de l'entreprise : "Les ouvriers, c'est des manuels, c'est des cons... Les intellos, c'est nous, les employés ! Alors vous, les petits ouvriers, s'il vous plaît, ne dérangez pas les grands !" » Quelques années plus tard, les « cons manuels » reprennent la main : ils nouent de nombreux contacts avec des syndicalistes étrangers, organisent des assemblées générales durant lesquelles ils analysent méticuleusement les chiffres de la société au niveau international (commandes, prévisions, budget...) et en tirent une série de conclusions ou de perspectives sur la stratégie de l'entreprise et la manière de la contrer : « Les multinationales se basent sur un réseau tentaculaire pour élaborer une tactique sur le plan mondial. Il faut faire de même au niveau syndical ! »

Face aux menaces de restructuration, de licenciements et de délocalisation, notre syndicaliste nous explique avoir mis en place de multiples stratégies, qui s'avèrent d'une rare intelligence. Le but poursuivi : prendre constamment la direction à rebrousse-poil, faire exactement le contraire de ce qu'elle pense qu'ils vont faire. Une des tactiques fréquemment utilisées est celle, non pas de la grève, mais du ralentissement de la production (grève dite « perlée »)... Il donne pour consigne aux ouvriers des chaînes de montage de perdre certaines de leurs habitudes professionnelles et d'apprendre d'autres gestes techniques, afin de travailler plus lentement. Plus tard, il leur demande de suivre les manuels d'utilisation des machines de manière absolue, de respecter les procédures à la lettre. Une autre fois encore, il ne ralentit ou ne bloque qu'une partie de la chaîne afin de créer un goulet d'étranglement. Un jour enfin, pour forcer la direction à signer une convention collective, il monte de toutes pièces sa propre éviction : il fait croire aux patrons qu'une révolte ouvrière l'a destitué de ses fonctions de délégué principal... pour revenir une fois la convention signée !

Cet homme réfléchit et agit à la manière d'un guérillero dont l'arme la plus meurtrière est l'information : « Nous savions qu'ils avaient mis le local syndical sur écoute. Nous travaillions dans une grande multinationale américaine, donc nous étions forcément écoutés ! Alors, nous faisions deux réunions : l'une à l'extérieur et l'autre dans le local, où nous disions exactement l'inverse de ce que nous allions réellement faire. Parfois, nous retrouvions dans la bouche d'un cadre de la direction des morceaux de discours que nous avions tenus précédemment et nous avions la confirmation que nous étions sur écoute ! » Lors d'une occupation durant laquelle ils se retrouvent seuls dans l'usine, ils décident d'arracher une partie des murs du local syndical et de démonter tout le système d'écoute. Ils suivent les fils jusqu'au... standard téléphonique de l'entreprise ! Ils les ramènent le lendemain au secrétariat de direction : « "On a trouvé ça dans notre local", qu'on leur a dit. "Sans doute un hasard... On tenait à vous le rendre, au cas où vous en auriez besoin, hein !" »

Un beau jour, la direction générale de la multinationale décide de délocaliser toute la production vers les Pays-Bas (où la fiscalité est plus avantageuse) en emmenant par camions toutes les machines et marchandises en une seule nuit ! Pas de bol : lorsque les travailleurs arrivent sur les lieux au petit matin, plus de trois milliards de francs belges en marchandises sont encore dans le dépôt. Ils occupent l'usine : « Les 3 milliards, vous ne les aurez pas comme ça... » Ils négocient le reclassement d'une partie du personnel dans le nouveau siège néerlandais ainsi que des indemnités de départ pour les licenciés.

Le dernier stratagème mis en place par ce syndicaliste, juste avant la fermeture du siège, est sans doute le plus inouï de tous... C'est l'œuvre d'un esprit tordu : il sait que l'usine va fermer ; il connaît (grâce à la trahison d'un directeur) le montant total de l'enveloppe que la direction est prête à mettre sur la table pour payer les primes de départ des travailleurs licenciés ; enfin, il sait aussi (c'est là que ça commence à devenir tortueux) que la direction veut absolument faire porter la responsabilité de la fermeture sur les syndicats. Alors il va jouer : il fait croire à ses patrons que la délégation syndicale se désolidarise complètement de la base des travailleurs et qu'elle veut se mettre le plus d'argent en poche... « On leur a dit qu'on voulait d'abord se partager l'enveloppe entre nous et laisser quelques miettes aux travailleurs... Nous étions sept délégués à être licenciés. Avec notre protection, ça faisait beaucoup d'argent... » La direction marche : les primes de départ proposées aux délégués atteignent des sommes assez monstrueuses. Ce qu'elle ne sait pas, c'est que les sept délégués ont signé un document dans lequel ils déclarent remettre le moindre centime reçu dans un pot commun et partager la somme de manière strictement égale avec tous les ouvriers licenciés. « La direction m'en a beaucoup voulu. Ils m'ont dit : "Monsieur, vous êtes un malhonnête !" C'est vrai qu'eux, de leur côté, ils ont été un modèle d'honnêteté ! » (Rires.)

Conclusion de Charlotte : « On pourrait presque écrire un roman avec son histoire ! » — Un article de blog, c'est déjà un bon début, non ?

Sinusoïde

Mélasse. — Je suis à nouveau dans une phase où aligner les mots est le plus difficile des exercices. J'ai l'impression que tout est lourd, que rien de ce que j'écris n'a de sens. (Oh, pauvre chou, va !) Au départ, pour ce lundi, j'avais prévu tout un article sur l'individualisme (son actuel glissement de sens, son évolution, son histoire...) mais en le relisant, je l'ai trouvé nul, décousu et complètement à côté de la plaque. — Bye, bye donc l'article, du moins pour l'instant.

Comme aurait dit l'autre (celui qui, paraît-il, élabore de complexes « stratégies d'évitement »), mon journal est une éternelle sinusoïde. Parfois, je suis dans le creux de la vague ; parfois, je suis sur sa crête. Léandra, quant à elle, parlerait plutôt de dents de scie. (Ce qui est bien avec les creux, c'est qu'on ne peut que remonter.)

BEAK> — (« Bec » en anglais — le rajout du chevron symbolisant l'appendice aviaire est une jolie trouvaille en matière de logo.) Tel est le nom d'un groupe de rock fondé à Bristol en 2009 par Geoff Barrow (de Portishead), Billy Fuller et Matt Williams. Il s'agit en fait d'un groupe de krautrock de la plus stricte obédience, un bel hommage au rock allemand des années 1970, de Can à NEU! : rythmiques hypnotiques et syncopées, nappes de synthétiseurs, etc. (Nous connaissons déjà tout cela, je ne vais pas refaire un topo). 
En tout et pour tout, juste une guitare/basse, une batterie et un clavier électronique, avec trois règles simples pour la composition : une seule pièce d'enregistrement ; aucun overdub (enregistrement séparé d'instruments rajoutés au mixage) ; deux semaines maximum pour réaliser l'album. Une économie de moyens et des conditions d'enregistrement se rapprochant du live donc, qui rappellent encore une fois les jams et autres improvisations sur scène dont le krautrock était friand.

Leur premier album, sorti en 2009, s'intitule tout simplement BEAK> et le second, en 2012, BEAK>>... Comme Kraftwerk 1 et 2... Dans quelques années, les membres de BEAK> vont-ils continuer leur évolution différée, virer à la musique robotique et nommer leurs albums Highway ou Radioactivity ?

Princesses & vampires

Princesses & vampires. — Gaëlle a un nouveau passe-temps : réaliser, en agrafant ensemble plusieurs pages, des mini-albums dessinés racontant chacun une histoire particulière. Les deux premiers sont consacrés aux princesses, le troisième aux vampires. (Elle déteste écrire lorsqu'elle fait ses devoirs mais dès qu'il s'agit d'un projet personnel, curieusement, elle s'en donne à cœur joie.)

Dans la première histoire, une petite princesse demande à sa maman si elle peut aller dehors. « Non », répond la mère qui montre du doigt la pluie qui tambourine à la fenêtre. Au retour du soleil, un oiseau transportant une enveloppe dans son bec lâche celle-ci dans un arbre. La princesse récupère l'enveloppe, qui contient une lettre de sa copine Aline lui expliquant qu'une vilaine sorcière volant sur un balai s'attaque à sa maison. Alors la jeune princesse se rend sur place et piège la sorcière à l'intérieur d'un bouclier destructeur.

Dans la deuxième histoire, il est toujours question d'un oiseau livrant une enveloppe dans un arbre. Cette fois-ci, il s'agit d'une lettre d'une autre copine de la princesse, une fée qui porte le nom d'Alane. Cette dernière lui écrit qu'elle va passer lui dire bonjour. La princesse montre son château à Alane puis l'invite à manger. « Où elle est ton amie ? », demande Alane, et la princesse de répondre : « Elle est dans mon pays. » Puis elles se disent au revoir et Alane retourne chez elle en s'envolant.
Dans la troisième histoire (celle des vampires), ma fille utilise un marqueur rouge pour dessiner le sang. Deux vampires discutent. L'un tend un verre à l'autre : « Tu veux un peu de sang ? », lui demande-t-il. À la page suivante, le même mord un petit enfant au cou en criant : « Hé ! J'en ai mordu un ! » puis, à la troisième page, lui dit : « Salut ! Maintenant, tu es un vampire ! »

Dîner. — Vers midi, Gaëlle accueille Léandra dans l'escalier de mon immeuble : « Papa m'a dit que tu avais un peu pleuré à cause de ton ami. Moi je fais des livres de princesses moi-même. Tu veux voir ? »

Léandra a « un peu pleuré » parce qu'elle s'est plus ou moins rendu compte que c'était vraiment fini avec Jonas. Mais elle reprend du poil de la bête, dirait-on.

Revenant. — Dans le tram, un revenant : Lyric. Rien n'a changé : il est toujours aussi grand. Une Jupiler à la main, il vient vers moi et me sort : « Et alors grand, comment ça va ? » Le reste de la discussion est en grande partie composé de « Ça va, ça va... Et toi, ça va ? » À un moment, il me lâche : « Ça fait un petit temps qu'on ne t'a plus vu à la coloc ! Qu'est-ce qui s'est passé ? Y a sans doute des trucs que j'ai pas compris ou que je ne veux pas comprendre... » — Je le rassure : il n'y a de toute façon pas grand-chose à comprendre.

Souper. — Première soirée que je passe dans le nouvel appartement d'Amy et Zapata depuis qu'ils y ont emménagé. Je suis le premier à arriver (à l'heure), comme souvent. Les autres débarquent au compte-gouttes : Yama, Flippo, Pietro et Ismerie...
« Et alors, le Canada ?
— Quoi ? Flippo ne vous a pas déjà un peu raconté ?
— Non. Il a juste parlé de l'Espagnole.
— Ha bon. »
Un nouveau petit chat (Coati) court partout dans l'appartement. Flippo n'est pas à l'aise. « Tu n'aimes pas les animaux ? », lui demande-t-on. Sa réponse : « Non. Ni les chats, ni les chiens... Ni les humains d'ailleurs. »

Schmilblick. — « Tout cela ne fait pas avancer le schmilblick ! » (dixit Andrew). — Mais faut-il forcément que le schmilblick avance ? (Un concept qu'il conviendrait de développer, une autre fois.)

J'épargne, tu épargnes, il épargne...

« Pourquoi diantre », me demande-t-on parfois (sans le diantre), « refuses-tu catégoriquement de souscrire à une épargne-pension complémentaire ? » La première réponse, qui n'est cependant pas la principale, surprend souvent mon interlocuteur du moment : « Parce que de toute façon, je ne vivrai pas jusqu'à l'âge de ma retraite. » Il me demande alors comment je sais cela, ce qui me permet d'affirmer une telle chose, etc. — Je ne le sais pas mais tout me laisse à penser que je ne vivrai certainement pas jusque là... Et si le susdit interlocuteur continue sur sa lancée en me lâchant que mon raisonnement ne tient absolument pas la route et que je serais bien embêté si j'arrivais un jour à l'âge de la retraite avec ma « maigre pension légale ha-ha-ha-pauvre-fou-rétrograde », je clos le sujet par : « De toute façon, je suis incapable de tenir un agenda pour la semaine prochaine, alors ne me demande surtout pas de planifier ma vie pour quand je serai mort retraité ! »

La seconde réponse est la seule qui compte vraiment : « Parce que je déteste ce système égoïste, ou à tout le moins corporatiste, à l'intérieur duquel chacun est censé épargner pour sa pomme ou pour son petit groupe, en se contrefichant du reste de la population. »
Pour comprendre, il faut avant tout avoir en tête le fonctionnement des différents systèmes de retraite en usage en Belgique. Il est possible de les regrouper au sein de deux grandes familles : la répartition et la capitalisation. Dans un système par répartition, en résumé, les cotisations des travailleurs actifs sont directement utilisées pour payer la pension des retraités d'aujourd'hui (c'est ce qu'on appelle le premier pilier). Dans un système par capitalisation, les travailleurs actifs épargnent aujourd'hui en vue de leur retraite de demain, soit via une assurance-groupe (par exemple) conclue au sein d'un secteur ou d'une entreprise (deuxième pilier), soit individuellement (troisième pilier). À noter que certains parlent aussi d'un quatrième pilier, dans lequel l'épargnant constitue ses propres moyens « de survie » (hem !) via des achats immobiliers, des placements en bourse, etc.
Tandis que le premier pilier est basé sur la solidarité intergénérationnelle au sein d'une population, les deux autres fonctionnent grâce à une forme plus ou moins développée d'égoïsme. (On ne pense pas au bonheur de l'ensemble de la population aujourd'hui, on pense à son propre bonheur postposé.)

En Belgique, parallèlement au premier pilier de la retraite par répartition (légale et obligatoire), se développent les deux autres piliers, qui forment le socle de la retraite par capitalisation (facultative mais fortement encouragée par l'État au travers d'avantages fiscaux). L'idée — qui n'est pas conne, faut pas croire — est que face à la hausse importante des retraités en raison de divers facteurs principalement d'ordre démographique (comme l'augmentation de l'espérance de vie mais aussi la fin de la période active des enfants du baby boom de l'après-guerre), la retraite par répartition ne suffit plus et qu'à côté de celle-ci, il faut développer l'épargne privée.
Je comprends les personnes qui s'engagent dans ce type de système. Il faut dire que c'est tentant : tout est fait pour qu'on y souscrive. Cependant, à titre personnel, par principe, je ne peux m'y résigner... Je ne peux pas car il s'agit à mon sens d'une combine néfaste, contraire à l'idée que je me fais d'une société solidaire basée sur la répartition des richesses. Autrement dit : je préférerais être ponctionné beaucoup plus sur mon salaire mensuel pour financer la sécurité sociale comme il se doit, pour les besoins du moment, plutôt que de donner le moindre kopeck à des groupes privés pour mon propre éventuel futur bonheur personnel.
J'écris ceci parce que je suis de gauche, mais aussi sans doute parce que je ne crois pas à une organisation se proposant de tisser la toile d'un avenir qui n'existe qu'en tant que projection. — Je rejoins ici sans le vouloir ma première réponse : dans le futur, je serai mort ; nous serons tous morts.
Derrière l'épargne par capitalisation, il y a non pas une méthode qui marche (ou qui ne marche pas) mais une idéologie, tout simplement. « Épargnez pour vos vieux jours, braves gens, si vous ne voulez pas vous retrouver dans la misère à la fin de votre vie ! » — Et pour les pauvres (de plus en plus nombreux) qui n'ont pas la possibilité d'épargner ? — « Bah, on s'en fout, faites simplement en sorte de ne pas être pauvres ! »

Bougies

Rêve d'Australie. — Je suis à peine rentré du Québec que je repars pour l'Australie, du moins en rêve. Je suis sur le pont supérieur d'un bateau et j'aperçois au loin, sur le rivage, une tour qui ressemble à celle du stade olympique de Montréal. C'est là que je me dis, émerveillé : « Ha, j'arrive enfin à Sydney ! »
Néanmoins, une fois débarqué, je ne suis pas dans une grande ville mais à la périphérie d'un petit village encerclé par un désert rocailleux. Derrière les rochers oranges sur lesquels poussent quelques maigres buissons, le coucher de soleil est tellement rouge que je pense un instant avoir affaire à un gigantesque incendie. Je me balade dans ce désert de roches à la lisière des maisons. Je ne suis pas seul : d'autres personnes y flânent comme s'il s'agissait d'un parc (et dans une certaine mesure c'en est un, car des sentiers y sont aménagés pour les promeneurs). C'est à ce moment que je me rends compte que je n'ai pas un seul dollar australien sur moi, que je n'ai pas pensé à débloquer ma carte de débit pour pouvoir l'utiliser à l'étranger et que le solde de ma carte de crédit est presque à zéro ; en bref, que je suis en vacances en Australie sans moyen de paiement. Je stresse, puis je me dis que je trouverai bien une solution, car je comprends plus ou moins que je suis en train de rêver.
J'arrive à l'auberge où je suis censé loger — encore une auberge de jeunesse ! L'ambiance de la demeure est du genre « Spring break » : partout, des étudiants en short ou en maillot de bain, bouteille d'alcool en main, en train de s'amuser, de danser, de courir partout, de crier... En faisant la file au guichet d'accueil, je remarque à travers la fenêtre derrière le comptoir qu'un homme est en train de baisser son short hawaïen pendant qu'une femme s'accroupit devant lui afin, me semble-t-il, de lui pratiquer une fellation. Des gens se mettent à siffler dans la maisonnée. La dame au guichet voit mon regard étonné, se retourne un instant vers la fenêtre puis me lance : « Ha oui, c'est un endroit où l'on s'amuse, ici. C'est comme ça tout le temps... » Et je me réveille ! (Je suppose que l'idée de me retrouver dans un lieu pareil me stressait plus que le fait d'être au bout du monde sans le moindre sou.)
« Une idée, c'est mille bougies allumées dans la nuit. » — Oui, mais encore faut-il que l'idée soit lumineuse. Une idée, ça peut tout autant être mille bougies qui s'éteignent.

Indigestion postale

Septembre 2012, ce mois béni des dieux durant lequel ma boîte aux lettres engloutit les tracts politiques à la même vitesse que Gargantua la nourriture... « Parce que demain commence aujourd'hui... » (sans doute un lecteur caché de Kierkegaard), « De toutes nos forces, pour Forest ! », « Nous, c'est toujours VOUS », « La force pas tranquille » (celle-là — fallait oser — est de Marie Arena, la même qui m'a envoyé un sous-bock à son effigie il y a quelques mois)...

Peu importe le parti ou presque : sur le papier calandré, sont inscrits les mêmes mots-clés vides de sens dont des conseillers en communication ont dressé la liste... Un peu comme ces paris que l'on se faisait entre potes, à l'athénée, pour voir si le professeur lisait attentivement la feuille de contrôle qu'on lui rendait : « Chiche que t'es pas cap de mettre cinq fois le mot "lapin" dans ton texte ! » (J'étais trop sérieux à l'époque pour avoir jamais tenté le coup, et aujourd'hui je le regrette amèrement, mais je le vis bien, merci.)

Ici, le lapin a été troqué contre d'autres termes fourre-tout. Ils se répètent à l'envi, à gauche comme à droite de l'échiquier politique, et ils sont en gras, s'il vous plaît, histoire que l'électeur potentiel ne les loupe surtout pas : « sécurité », « mobilité », « emploi », « propreté »...

J'avais déjà écrit quelque part dans ce journal que si un discours était partagé par tous, il ne valait pas tripette et que par conséquent l'exprimer ne servait à rien. Écrire que l'on veut plus de sécurité, une meilleure mobilité, des emplois pour tous et une ville plus propre équivaut à ne rien dire du tout. — Qui est contre de tels principes bateau ?

Je serais sans doute un peu moins défaitiste si je pouvais lire sur ces documents encombrant ma boîte aux lettres (du moins ceux émanant des partis de gauche, car c'est à l'un d'eux que je donnerai ma voix), que la sécurité n'est pas le problème central actuellement en Belgique et qu'il faut garder son sang-froid quant aux annonces catastrophiques de certains médias sur ce « Bruxelles coupe-gorge » fantasmé (voir à ce sujet l'étude de Christophe Mincke, Insécurité et sentiment d’insécurité à Bruxelles, 2010)... Ou si je pouvais y lire, tant qu'on y est, qu'en matière de mobilité, la viabilité d'une métropole moderne est à moyen terme d'y limiter fortement voire d'y interdire purement et simplement toute circulation automobile individuelle et d'y développer le réseau de transport public en conséquence. Ou encore qu'en matière d'emploi, dans notre monde, il n'y a actuellement strictement aucun moyen de résorber le chômage à grande échelle, à moins de mettre en place une tout autre forme de gestion du travail ou bien d'attendre une situation de « miracle économique » équivalente aux Trente Glorieuses (mais l'attente sera alors sans doute longue et douloureuse).