Pièges à dahus

Allo, fusée lunaire ? Ici la Terre ! — Souterrain de la gare du Midi, vers 7h15 du matin. Vinge m'aperçoit cette fois-ci. Il n'a pas l'air très éveillé, mais semble néanmoins en bonne forme. Il discute avec moi pendant que se prépare mon café, à l'endroit habituel.
« Qu'est-ce que tu fous là à c't'heure-ci, toi ? me demande-t-il.
(Je m'en vais, de bon matin, poser des pièges à dahus place de Bethléem.)
« Euh... À ton avis ? Je pars travailler, tout simplement.
— Et tu dois être ici aussi tôt ?
(Absolument pas : je me comporte ainsi tous les jours par pur masochisme.)
— Ben oui, parce que je dois prendre le train... Pour aller à Liège...
Toudi à Lîdje*, toi ?
— Eh bien, euh... Oui, il semblerait. » 

Vinge a l'air de remonter la pente et ça fait plaisir à voir. Il a un travail qui lui convient dans l'administration judiciaire, parle de payer un pot en terrasse pour son anniversaire, quand il fera bon dehors. Il me lâche : « J'ai déjà eu à en payer un au boulot. Là, j'ai pas pu y couper, j'étais obligé, ouais... C'est comme ça, fieu ! Cinquante euros que ça m'a coûté, ouais, ouais, putain ! » Il remonte la pente, mais n'a pas tellement changé, et c'est tant mieux : ce gars est un extraterrestre, que je préfère, soit dit en passant, à nombreux de mes compatriotes terriens.

Massage New Age. — Au travail, la discussion de la pause café tourne en grande partie autour du monde des centres de massage, que mes trois collègues présentes semblent particulièrement bien connaître. Charlotte explique ses déboires : « Celle chez qui j'allais auparavant me racontait tous ses problèmes avant de me masser. Question détente, j'ai connu mieux ! », « La dernière chez qui je suis allée était meilleure mais en me massant le cou, elle m'a dit : "Il y a énormément de peurs en vous !" » Cette masseuse a également apparemment la fâcheuse tendance de mettre durant le massage des musiques New Age et des huiles essentielles qui donnent la nausée à Charlotte.
Question massage, je n'ai pas grand-chose à ajouter à la présente discussion. La seule fois où je me suis fait masser (en dehors d'une relation de couple), c'était aux thermes de Spa et je n'en ai pas gardé un souvenir extraordinaire. Lors de ce week-end de cure thermale (en 2005), Maïté et moi avions d'ailleurs eu droit à notre lot d'ambiance New Age et de détente obligatoire (« Tu vas te détendre maintenant, Hamilton, OUI OU MERDE ? »)... Un des soins en dehors du massage a en effet consisté à nous coucher sur un matelas d'eau en nous posant un casque sur les oreilles. Pendant une demi-heure, des bruits d'océan, de dauphin et de vent dans les arbres, accompagnés d'une petite musique gnangnan censée me relaxer, tarir le flot des pensées, bla-bla-bla... Mais c'était beaucoup trop artificiel pour avoir une chance de fonctionner. (Si je veux entendre le vent dans les arbres, je me rends en forêt et si je veux entendre le cri d'un dauphin, je regarde Flipper à la télévision.)
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* « Toujours à Liège » en wallon.

Trom Seniur Edicius

Dans le tram en direction de Bruxelles-Midi, Fríðr me fait la bise et s'assied à côté de moi.
« Alors ? T'étais dans quel train hier matin ? me demande-t-elle.
— Eh bien, comme celui de 7h24 a été supprimé, j'ai pris l'IR de 7h31...
— Ha, comme moi. Et à Leuven, t'as fait quoi ?
— Je suis descendu et j'ai pris le direct...
— Ouais et moi, comme une conne, je suis restée dans le train. Résultat : deux heures de retard à Liège !
— Ha merde...
— Mais j'ai vu le gars qui s'est suicidé...
— Ha bon ?
— Ouais, enfin, il était recouvert d'un drap mais son corps était là, sur la voie parallèle à la nôtre, en entier apparemment. Le train sortait sans doute de gare et ne roulait donc pas trop vite... J'ai des amis médecins qui m'ont expliqué que parfois, on retrouve des morceaux sur 500 mètres... Un bras par-ci, une jambe par-là...
Beuh...
— Bref. Je me suis dit qu'un jour, je créerais un centre pour les candidats au suicide ferroviaire. Je les inviterais chez moi et je leur donnerais une dose mortelle de médicaments, pour qu'ils n'emmerdent pas tout le monde en se jetant sous un train... »

Sur l'escalator.
« Il paraît, d'après une collègue, que les suicides sont plus fréquents les lundis.
— Normal, me répond-elle. Les gens dépriment parce qu'ils n'ont pas envie de retourner au travail. Et puis, en se suicidant le lundi, ils peuvent profiter du week-end !
(Curieuse réflexion...)
— Est-il encore possible de raisonner de cette manière lorsque l'on veut mettre fin à ses jours ?
— Mais oui ! Ils passent un bon week-end et puis le lundi, ils en ont de nouveau marre, et hop !
— Et qu'est-ce que tu fais des gens très seuls pour qui le week-end est une plaie parce qu'ils ne voient plus personne ? Eux devraient se suicider le vendredi, plutôt, non ?
— Oui, c'est vrai : il y a ce genre de personnes aussi... »

J'attends ma correspondance à Liège-Guillemins avec dans les oreilles une chanson très mélancolique signée Gravenhurst, intitulée « The Foundry ». Dans mon champ de vision, sur une autre voie, un vieux train entre en gare. Pour une raison inconnue, j'entrevois en pensée le même train dans un lointain futur (au moins mille ans dans l'avenir) : un morceau de ferraille non reconnaissable, recouvert de terre et à moitié enfoui dans le sol, à l'ombre des arches d'une gare abandonnée et dévorée par le lierre. La végétation a repris ses droits et aucun humain ne se présente à l'horizon.

Durant mon court trajet en train vers la banlieue de Liège, je continue l'expérience : les arbres feuillus qui ponctuent le trajet, je les imagine morts, leurs vieilles branches desséchées se transformant petit à petit en poussière ; les humains dans le train (moi y compris), des squelettes désarticulés ; la Meuse qui coule au loin, un lit asséché... Poussières, poussières et encore poussières... Dans ma projection, mes amis aussi sont morts. Mes parents, présents et à venir, sont morts. Mon arrière-arrière-arrière-etc.-petite-fille est morte depuis des siècles. Nos problèmes, nos petites querelles ridicules, nos peines d'amour, les rires et les pleurs de Gaëlle, tout cela est avalé par le temps. (Un peu comme si j'avais un avant-goût de terre dans la bouche.)
Internet est mort. De ma vie, nulle trace. De ce blog, nulle trace. La dernière version papier existante de tout ce que j'ai écrit (que j'ai imprimée en 2017) a disparu en 2129 lors de l'explosion de l'appartement de mon arrière-arrière-arrière-arrière-petit-fils, durant le ravage de la zone Sud de Bruxelles à l'époque de la Querelle des Douze. Quelques membres de la famille intéressés par la généalogie ont effectué des recherches et ont retrouvé ma trace : Hamilton L. Evenvel, né en 1980, mort je-ne-sais-quand, point final. (De la même manière que je ne connais que le prénom de mon arrière-grand-mère, pourtant pas si lointaine : Anastasie.)

Sorti du train, je me dis que je suis un timoré et qu'il faudrait que je me projette beaucoup plus loin dans le futur, jusqu'à l'époque où le soleil ne sera plus qu'une naine blanche diffusant une lumière faiblarde et presque plus aucune chaleur... Mais j'arrive à mon travail d'un pas énergique, en arborant comme d'habitude un grand sourire faussement confiant... Et j'arrête donc de penser à tout cela (pour le moment).

Les rescapés du 457

Zelfmoord. — Mon train est supprimé dès Bruxelles-Midi. Je prends le suivant, beaucoup moins rapide. Arrivé en gare de Leuven, ce message dans l'interphone : « Dames en heren, door een aanrijding van een person ter hoogte van Ezemaal is het treinverkeer naar Tienen, Landen en Luik-Guillemins onderbroken. Gelieve ons te verontschuldigen. » En clair, un accident de personne (c'est-à-dire, dans le langage courant, certainement un suicide) fout le boxon de bon matin sur la ligne.

Tout le monde ou presque descend donc sur le quai en gare de Leuven. Devant notre train immobilisé et aux portes grand ouvertes, j'échange quelques mots avec une navetteuse régulière, une blonde qui ressemble un peu à Laurence Boccolini (nulle critique dans ce cas-ci, juste un constat) et portant de gros écouteurs en forme de pompons. Vingt minutes passent... Le train avec lequel nous sommes arrivés est toujours immobilisé mais soudain, sans crier gare, les portes de tous les wagons se referment d'un coup. Des centaines de passagers sur le quai se rendent compte, affolés, que leur train vers Tienen, Landen, Waremme, etc. s'apprête à reprendre le rail sans eux, ce qu'il fait d'ailleurs, à leur grand dam. (La communication à la SNCB, une longueur d'avance !)
Le « train-escargot » parti sans la majorité de ses voyageurs, j'aperçois Epiphany sur le quai d'en face. Elle nous fait signe et crie : « Le train direct pour Liège a changé de voie ! » Je fais un rapide appel de la main à deux autres navetteurs réguliers (deux frères ?) afin de leur signaler le changement. — Si ça continue comme ça, dans deux ans, les utilisateurs du train de 7h24 vers Liège formeront une grande famille unie. On jouera aux cartes, on fera des barbecues à l'ombre des ruptures de caténaire et on créera l'association « Les rescapés du train 457 », qui s'occupera de soutenir moralement tous ceux qui souffrent des retards sur cette joyeuse ligne « grande vitesse ».

Urbain. — Et de celui-là, t'en ai-je déjà parlé ? Non, je ne pense pas. Au départ, il ne se destinait pas spécialement à faire carrière dans le syndicat. Licencié en droit, il a longtemps hésité entre plusieurs vies, notamment celle de chercheur à plein temps. Mais il était de gauche et c'était l'époque où l'on recrutait des interlocuteurs pour expliquer les enjeux du syndicalisme aux cadres d'entreprise, d'habitude plutôt portés sur la louange patronale. Et pour leur expliquer ces enjeux, à ces cadres, il fallait, disait-on, des gens qui parlaient le même discours qu'eux : des universitaires. C'est donc à cette époque qu'il fut engagé au profit de la lutte syndicale.

Tous les gens interviewés en disent exactement la même chose, à tel point que que ça en devient presque suspect : « C'était un petit gars à lunettes, frêle, asthmatique et d'une santé fragile. » Ensuite ils ajoutent : « Au départ, il n'était pas aimé de tous, car il semblait ne pas appartenir au même monde... Mais il a rapidement réussi à convaincre des foules entières grâce à la puissance de son analyse et à sa vision d'ensemble du monde politique et institutionnel. » — Devenir charismatique simplement à l'aide d'une certaine fulgurance dans la pensée, voilà qui n'est pas banal !

Trombes d'eau. — Une centaine de mètres seulement séparent l'arrêt de bus de la gare des Guillemins, mais lorsque je sors du transport, la pluie et le vent s'abattent sur ma pauvre personne et ne me font pas de cadeau. Pour le coup, je ressemble à ce personnage, récurrent dans les bandes dessinées, qui se balade constamment avec un nuage d'orage miniature au-dessus de la tête. Comme la dernière fois, je suis en tee-shirt ; comme la dernière fois, je fais semblant de rien et marche stoïquement à travers les trombes d'eau ; comme la dernière fois, je suis trempé de la tête aux pieds en l'espace de quelques secondes.

Paranoïa.  Le soir, à la Maison du Peuple, Léandra m'explique cette histoire de chômeur fou qui pratique une forme de harcèlement larvé envers l'organisme où elle travaille, en particulier par l'intermédiaire des réseaux sociaux : « Il est complètement paranoïaque. Il dit que s'il ne trouve pas de job, c'est à cause des Flamands, des marxistes et des immigrés... Il croit que nous ourdissons un vaste complot à son encontre et que c'est à cause de cela qu'il n'arrive pas à trouver de boulot. Mais en fait, c'est lui qui est à côté de la plaque. Ce genre de gars ne sera jamais en mesure de trouver du boulot. Qui voudrait de lui comme collègue ? Il fait peur ! »
« En plus, il est un peu geek sur les bords et se prend pour un Anonymous. Il raconte des mensonges aux internautes qui fréquentent notre page, tente de saturer nos serveurs en nous envoyant des milliers de messages, enregistre une conversation dans une de nos agences pour essayer de prouver qu'il est spolié... N'empêche, ce gars, s'il pétait vraiment un câble, je l'imagine très bien acheter un flingue et prendre pour cible des inconnus dans la rue ! Notre service juridique est déjà au courant. Il y a d'ailleurs déjà une plainte contre lui au pénal... » — Il a l'air sympa, son travail, à Léandra.

Les autres histoires, Léandra vous les racontera elle-même (ou pas).

Les petits paragraphes dominicaux (5)

Cadeau de fête des pères I. — « Papa, / Quand je suis dans tes bras, / mon cœur bat tout bas. / Quand tu me fais un bisou, / c'est tout doux. / Quand je suis contre ton cœur, / Je n'ai plus de chagrin. / Tu es aussi mon ami et / je t'aime à l'infini ! » Le tout accompagné d'un dessin me représentant, avec l'éternelle barbe mal rasée, les yeux bleus et tout le toutim !

Cadeau de fête des pères II. — Mais ce n'est pas fini ! Dans l'emballage, m'attend également une kyrielle de coupons agrafés, sur la couverture desquels Gaëlle a écrit, en blanc sur noir : « CADEAUX BOX ». Elle m'explique le principe, qui s'inscrit dans la droite ligne des coffrets Bongo : « Tu déchires le bon, tu me le donnes et je fais ce qui est écrit dessus. » La liste des coupons est la suivante : « Bon pour 1000 bisous », « Bon pour préparer le petit déjeuner », « Bon pour débarrasser la table » (!), « Bon pour faire la vaisselle » (!!), « Bon pour laver la voiture » (!!!), « Bon pour des câlins », « Bon au choix ». L'institutrice a inventé un moyen de faire travailler les enfants sans qu'ils ne s'en plaignent ! Car — chose amusante — Gaëlle est impatiente que je lui donne son premier bon. Ce sera « Bon pour des câlins ». Elle me fait un gros câlin puis me demande : « Pourquoi tu n'as pas choisi le "Bon au choix" ? » (Une des réponses possibles : « J'attends que tu sois dans la capacité intellectuelle d'inventorier un fonds d'archives. »)

Épigraphes. — À la simple relecture des épigraphes de Dune, je me dis que j'ai vraiment eu une chance extraordinaire, adolescent prépubère, d'avoir été formé — éduqué même ! — par un livre pareil. (Quand je pense que j'aurais pu tout aussi bien tomber sur un roman de Didier Van Cauwelaert ou d'Éric-Emmanuel Schmitt, ça me donne des frissons...) De fait, les courtes épigraphes ouvrant chaque chapitre de Dune sont pour moi, encore aujourd'hui, d'une acuité confondante. Exemples : « Il devrait exister une science de la contrariété. Les gens ont besoin d'épreuves difficiles et d'oppression pour développer leurs muscles psychiques. » ; « Arrakis enseigne l'attitude du couteau : couper ce qui est incomplet et dire : "Maintenant c'est complet, car cela s'achève ici." » ; « Mon père me dit une fois que le respect de la vérité est presque le fondement de toute morale. "Rien ne saurait sortir de rien", disait-il. Et cela apparaît certes comme une pensée profonde si l'on conçoit à quel point "la vérité" peut être instable. » ; « Les Fremen avaient au degré suprême cette qualité que les anciens appelaient le "Spannungsbogen" et qui est le délai que l'on s'impose soi-même entre le désir que l'on éprouve pour une chose et le geste que l'on fait pour se l'approprier. » ; « Le concept de progrès agit comme un mécanisme de protection destiné à nous isoler des terreurs de l'avenir. » ; « Le besoin pressant d'un univers logique et cohérent est profondément ancré dans l'inconscient humain. Mais l'univers réel est toujours à un pas au-delà de la logique. » ; « "Contrôlons la monnaie et les alliances. Que la racaille s'amuse du reste." Ainsi dit l'Empereur Padishah. Et il ajoute : "Si vous voulez des profits, il vous faut régner." Il y a une certaine vérité dans ces paroles, mais pour ma part, je me demande : "Où est la racaille et où sont les gouvernés ?" » — « Lire Dune, c'est devenir Fremen », peut-on lire, du moins si mes souvenirs sont bons, dans Le Science-fictionnaire de Stan Barrets... Lire Dune, c'est aussi avoir une chance de me comprendre. (Si c'est l'objectif que vous poursuivez en lisant ce journal — Hamilton ou les grandes espérances ! —, arrêtez sur-le-champ et courez vous procurer ce fantastique roman.)

« Schadenfreude ». — Après le « Spannungsbogen » de Dune, un autre terme à consonance germanique que Lisa popularise dans le troisième épisode de la troisième saison des Simpson (« When Flanders Failed » ; « Le Palais du Gaucher » en français), au moment où Homer semble extrêmement satisfait du malheur et de la ruine financière qui frappent son voisin Ned Flanders. « Schadenfreude », qui n'a pas vraiment d'équivalent en français, est un terme allemand qui signifie « malin plaisir » ou « joie dans le malheur ». C'est, en gros, le fait de se réjouir du malheur d'autrui... Le genre de pensée que nous ne devrions jamais concevoir ! — Mais la vie n'est hélas pas aussi simple.

Beauf en réseau. — T'as beau mettre une énorme couche de vernis (autrement dit de forme littéraire, avec l'une ou l'autre faute d'accord du participe) à ton attitude de gros beauf réac, tu es et resteras un gros beauf réac. Ça te colle à la peau, mon vieux. Alors arrête de te la péter et de distribuer des bons et des mauvais points en te prenant pour le roi du Monde.

Joli pull. — Avant de rejoindre les autres au Parvis, Mary m'offre mon cadeau d'anniversaire (avec exactement cinq mois de retard) : un joli pull du style « marinière ». Plus tard, dans les toilettes du Verschueren, je m'observe quelques secondes dans le miroir vétuste, avec ma tronche ordinaire et mon vieux jeans noir délavé. Je me dis que ce pull est beaucoup trop beau pour moi ; ou plutôt qu'il m'irait bien si et seulement si je me transformais en bobo des Halles Saint-Géry, avec un nouveau pantalon, un beau chapeau, des favoris et un air faussement désabusé. — Jamais je ne changerai à ce point (jamais je ne changerai, point), mais c'est quand même un très joli pull.

Panem etc. — Après ce début de soirée en compagnie de Mary, Coraline, Bob et Jerry, je reviens seul, tel un jokari, un boomerang ou encore un simple élastique, à la Maison du Peuple... Et là — ô stupeur ! — je remarque qu'ils ont installé 2 (deux) écrans géants et un parterre de chaises pour l'Euro 2012. J'arrive au bar, totalement dépité, et je commande un demi de bière (pour me remettre du choc, on va dire) en lâchant un long soupir à la serveuse : « Oh non, ne me dis pas que ça va être comme ça durant tout le championnat ! » Elle me répond, tout aussi dépitée : « Si, si... » « Je déteste le football ! » « Moi aussi ! » — Conclusion : pour elle comme pour moi, c'est une vraie catastrophe !

Le fabuleux monde du marketing pour enfants

Marketing. — La semaine dernière, j'avais promis à Gaëlle de lui acheter des « Zoobles ». Je me rends donc avec elle ce samedi après-midi dans un magasin de jouets du côté de City 2. Ma fille devient manifestement fan de ces petites bestioles ressemblant à des Mogwais (voir ici) et peut aujourd'hui m'en raconter un peu plus sur le fabuleux monde du marketing à destination des plus petits : « En fait, les "Bakugans", c'est des attaquants ; ils ont chacun une arme spéciale ; c'est pour les garçons... Et les "Zoobles", c'est des gentilles bêtes roses qui vivent dans les arbres ou dans l'eau ; c'est pour les filles... »

C'est quelque chose de très flagrant quand on entre dans un magasin de jouets : tout, absolument tout, est compartimenté selon le genre... Les boîtes à dominante rose et à l'esthétique naïve (avec moult princesses, fées et licornes) sont pour les filles, et les boîtes à dominante bleue et à l'esthétique guerrière sont pour les garçons... Et c'est là que le lecteur avide d'analyse sociologique de haut vol s'attend à un long développement en 17 points expliquant la raison d'être et la critique d'un tel système de marketing ciblé... Un développement qu'il ne lira jamais ici car 1) je ne suis pas sociologue ; 2) j'ai la flemme et 3) j'ai envie de rattraper le retard accumulé ces derniers jours dans l'écriture de mon journal.

Après quelques hésitations, Gaëlle flashe sur un kit complet contenant une sorte d'arbre-nid, accompagné d'une maman Zooble et de ses deux petits. Un « Zoobling » (c'est ainsi qu'on nomme un enfant Zooble) a la capacité de se loger dans le ventre de la maman qui, elle, peut se replier et se déplier à loisir, à l'aide d'un système aimanté (une vidéo vaut mieux qu'un long discours)... « Oh, regarde, papa ! Une balançoire pour les deux petits ! », « Oh ! Tu as vu ? Elle peut faire tourner le carrousel ! », « Je ne m'en lasserai jamais ! C'est le plus beau cadeau du Monde ! Tu es le plus gentil papa du Monde ! », etc.


Réflexions enfantines. — Nous faisons la file à la caisse du magasin de jouets, derrière un gamin tenant une boîte de jeu d'échecs. Gaëlle me demande : « Papa, pourquoi les rois se font la guerre ?
— Hein ?
— Pourquoi les rois, ils se font la guerre ?
— Eh bien, euh... Parfois, ils la font pour agrandir leur territoire, parfois à cause de la religion ou encore parce qu'ils ont besoin d'argent... Et parfois pour ces trois raisons à la fois... Ou encore pour autre chose... Mais pourquoi tu me poses cette question, toi ?
— Je ne sais pas. Je réfléchissais à ça, c'est tout... »

« Papa ? Pourquoi est-ce qu'on dit "Le tour du monde en quatre-vingts jours" et pas "Le tour de la Terre en quatre-vingts jours" ?
— Euh... »


Le soir au pied du lit, Gaëlle adore que je lui lise des histoires de Léonard, la série de bandes dessinées signée Turk & De Groot. Elle rigole de bon cœur à chaque fois que le pauvre disciple qui-sert-la-science-et-c'est-sa-joie se prend une enclume ou un coup de tromblon dans la tronche. J'ai toute la collection jusqu'au numéro trente mais je trouve que les premiers tomes de la série sont les plus marrants. C'est ce que je veux expliquer à Gaëlle, mais je fais un lapsus. Ainsi, au lieu de dire : « Les plus vieux albums sont les plus comiques », je lui lâche : « Les plus vieux albums sont les plus nouveaux », ce qui — on en conviendra ne veut pas dire grand-chose. La réponse de Gaëlle vaut le détour : « Hé papa, "Les plus vieux sont les plus nouveaux", c'est un oxymore, ça ! C'est vraiment contradictoire, "vieux" et "nouveau" ! C'est un oxymore ! »

« I got lots of friends in Floridaaaaa! »

Hurlements pop. Lorsqu'un chanteur de death metal hurle comme un taré dans son microphone, produisant ce fameux son guttural semblant venir d'outre-tombe que les amateurs nomment « grunt » ou « death growl », personne ne s'en émeut... Par là, je veux dire que c'est tellement fréquent et naturel que le cri se noie dans le morceau... Ce qui semblerait curieux, dans ce cas précis, c'est que le chanteur arrête de hurler et se mette tout d'un coup à fredonner une mélodie tranquille... (Si une violente tempête souffle en permanence dans la forêt, l'ermite qui y vit ne remarquera ni les rafales, ni les éclairs, mais seulement les rares périodes d'accalmie et de silence.)
Le paragraphe ci-dessus servait simplement d'accroche, car ce vendredi, j'aimerais plutôt mentionner quelques exemples inverses, à savoir des chanteurs venant de la musique pop ou bien du rock « traditionnel » qui pètent soudainement un câble, autrement dit qui passent en quelques secondes de la mélodie sympathique aux hurlements incontrôlés. Et si j'ai envie de traiter de ce sujet aujourd'hui, c'est parce que je n'ai rien d'autre à raconter viens d'écouter une chanson du groupe The National qui se prête merveilleusement bien à la description. Elle s'appelle « Slipping Husband » (Sad Songs for Dirty Lovers, 2003)...

Slipping Husband by The National on Grooveshark

La chanson s'écoute comme une jolie petite mélodie pop bien ficelée, sauf qu'à la fin du morceau, le chanteur s'énerve réellement pendant un très court instant et que ça change tout, absolument tout. 

Ce hurlement subit donne du relief à l'ensemble.

En résumé, les paroles consistent en une sorte de sermon qu'un gars fait à l'un de ses amis concernant la vie qu'il mène, avant que celle-ci ne parte vraiment en vrille... (« Sit down dear we gotta talk, you're acting like a kid. We don't wanna hear about the things you never did... ») L'ami en question a des enfants, mais ne s'en rend pas vraiment compte (« You coulda been a legend, but you became a father. That's what you are today, that's what you are today... ») ; au contraire, il a créé une sorte d'univers personnel (« Spending all your time somewhere inside your head, haunted by the important life you coulda lead »). Après le sermon, le narrateur propose à l'ami paumé de le « remplir d'alcool » avant qu'il ne devienne réellement une plaie pour son entourage, à ressasser le passé, à parler de choses qu'il n'a jamais réalisées. On sent l'énervement du narrateur monter jusqu'au trop-plein (et c'est là que le chanteur explose) : « DEAR WE BETTER GET A DRINK IN YOU BEFORE YOU START TO BORE US! » Ce qui est terrible dans cette chanson, c'est que l'éclatement vocal final s'inscrit dans un scénario facilement compréhensible d'énervement incontrôlable face au comportement d'un ami. (Pourquoi ai-je l'impression de comprendre cette situation, tant du point de vue du paumé, que de celui du donneur de leçon ?)

La chanson m'en rappelle une autre, de feu Grandaddy : « Florida » (Excerpts From the Diary of Todd Zilla EP, 2005). Là aussi, la mélodie commence gentiment (dans le style « Beach Boys »), quoique assez speedée... Cependant, très rapidement, la schizophrénie pointe son nez : on sent en effet que le chanteur n'est pas net et se trouve très près de griller un sacré fusible. D'un coup, il se met à gueuler : « I GOT PRIDE, IT DOESN'T HIDE NOOOOOW! I CAN LIVE AT THE RIVER, FUCK YOUUUUUU! MY EX-GIRLFRIEND'S A MODEL IN FLORIDAAAAAA! SHE WANTS ME BACK BUT I DON'T TAKE NO SHIT! » Puis vient l'harmonica, suivi de cette question, lancinante, de la part de l'auditeur : « Mon dieu, mais qui est ce malade ? », question accentuée quand on a en tête d'autres morceaux chantés par le doux et sensible Jason Lytle. 

Florida by Grandaddy on Grooveshark

On l'aura compris, j'adore ce genre de cassure musicale bien spécifique, que je rapproche des moments de pure folie présents chez — du moins je suppose — tout être humain à un moment ou à un autre : hurler en public, se mettre à courir sans raison, prendre une assiette et la lancer contre un mur dans un moment de colère, quitter un groupe sans aucune explication, renverser une table, tuer un chat, etc., etc.

Le cauchemar de Gaëlle. — « La nuit dernière, j'ai rêvé que je devais faire pipi, mais en fait, je devais vraiment faire pipi, dans la réalité aussi ! Mais à chaque fois que je me levais et que je marchais vers les toilettes, il y avait un croque-mitaine à l'intérieur des WC, qui m'attendait pour me manger. Alors je retournais dans ma chambre et j'attendais que le croque-mitaine s'en aille. Mais à chaque fois que j'y retournais, le croque-mitaine était dedans et il grognait de plus en plus fort. À la fin, j'avais tellement besoin de faire pipi que je suis rentrée quand même dans les toilettes... Et là, le croque-mitaine a voulu me manger. Mais heureusement, j'ai compris à ce moment que c'était un cauchemar et j'ai réussi à me réveiller... Et je suis vraiment partie faire pipi...
— Et le croque-mitaine était là ?
— Ben non, t'es bête ou quoi, papa ? Les croque-mitaines, ça n'existe pas ! »

Changement de couche à Saint-Gilles

Inquiétude. — Comme chaque matinée de la semaine ou presque, je commande mon premier café de la journée dans les sous-sols de la gare du Midi. Les serveurs de l'enseigne commencent à me connaître et, dès qu'ils me voient débarquer, mettent la machine en route (ce qui peut d'ailleurs poser problème lorsque je ne veux pas de café, mais c'est très rare).

De temps à autre, certains matins, le comportement de ces vendeurs de cafés et viennoiseries change très rapidement. Il passe de la politesse (« Bonjour Monsieur, votre café, comme d'habitude ? ») à l'inquiétude (se retournant vers les collègues : « Il est encore là ! Surveillez-le ! »). Explication : il semblerait qu'il y ait dans ce souterrain des personnes dont l'occupation favorite est de voler de la nourriture. 

Et ce matin, je vois le regard de mon vendeur se transformer... Il me répond à peine, est ailleurs, regarde vers l'extérieur, me rend la monnaie d'un air distrait... Il en a repéré un, c'est sûr. Il est inquiet : le voleur va-t-il à nouveau venir leur parler, tout en essayant de voler une pomme ou l'un ou l'autre smoothie ? À voir le regard à la limite de la terreur dudit vendeur, je ne peux m'empêcher d'imaginer une scène digne d'un film de zombies : les quelques pauvres préposés assaillis par une horde de malandrins réclamant un peu de café et de nourriture. Ils sortiraient alors des riot guns de leur réserve et protégeraient la sandwicherie attaquée en tirant dans la foule... Mais les munitions viendraient à manquer et les tireurs finiraient par se faire dévorer... Et moi, j'arriverais pour commander un café et ne rencontrerais que ruines fumantes, corps déchiquetés et plaques de sang coagulé... (Un changement dans ma routine, pour sûr !)


Archiviste audiovisuelle. — Dans les escalators, je croise le regard de Fríðr. Comme j'ai établi un contact tangible avec elle depuis ce lundi et que je n'ai donc plus peur de lui adresser la parole, je l'attends en haut de l'escalier mécanique afin de marcher avec elle jusqu'aux quais, où se trouve déjà Epiphany, sa copine navetteuse que je connais un peu aussi désormais. J'attends le train en leur compagnie.

J'en apprends un peu plus sur Epiphany, en recoupant ses propos de ce matin avec son CV en ligne (il n'y a pas que Léandra qui est capable de retrouver la trace de quelqu'un sur le Web). Chose assez amusante, Epiphany a un parcours très similaire au mien : elle a fait des études universitaires en rapport avec le métier du livre, puis s'est spécialisée dans les stratégies de l'information et de la documentation (son travail de fin d'études a consisté à réaliser un site Web dynamique sous interface PHP/MySQL, exactement comme moi), ensuite elle a travaillé dans un écomusée (comme moi), et est maintenant archiviste, mais s'occupe surtout de l'aspect informatique/base de données à son boulot (comme moi). J'apprends par ailleurs qu'elle travaille dans une société belge de numérisation d'archives audiovisuelles bien connue. Je lui explique que je vois très bien de quoi il s'agit, tout en taisant le fait que de nombreux confrères archivistes trouvent leurs tarifs exorbitants (mais c'est une autre histoire !).

Hamilton L. Evenvel, client polyvalent. — La Maison du Peuple est presque comble ce soir. Seules places restantes : les fauteuils confortables sur le petit podium. Le coin est boudé par tout le monde et je m'y assieds donc, seul, avec mon ordinateur et 50 centilitres de bière. C'est la seconde fois que je m'installe à cet endroit légèrement surélevé. (La première fois, c'était pour discuter avec Fany, tiens !) 

Les clients ne tardent pas à investir le lieu. Parmi ceux-ci : une femme seule avec son matériel à dessin ; un groupe de quatre jeunes insupportablement pédants ; deux amoureux qui n'arrêtent pas de s'enlacer et de s'embrasser avec beaucoup de vigueur (pauvres amygdales...). Vont-ils aller jusqu'au coït ? On dirait, mais tout compte fait non (ils gardent beaucoup trop de vêtements pour arriver à quelque chose de vraiment probant en la matière).
Courant de la soirée, une jeune femme couche son bébé sur le canapé vide situé à ma droite et me prévient : « Je suis désolée, je vais devoir changer mon gamin... Ça ne va pas sentir bon. » « Pas de problème. J'ai l'habitude. J'ai connu ça. » Le garçon est tout content d'être sur un canapé, n'arrête pas de gigoter et d'explorer chaque recoin de ce petit monde. La maman est débordée : « Bon, je n'y arriverai pas. Je vais attendre le père... » « Hé, attendez, lui lancé-je, je peux m'en occuper si vous voulez. Je le tiens pendant que vous changez son lange ! » Elle accepte. Je m'attends à voir le bambin pleurer alors que je maintiens ses petits bras contre le canapé, mais c'est l'inverse qui se passe : il me fait un grand sourire émerveillé, comme s'il découvrait quelque chose d'à la fois extrêmement comique et fabuleux. — Oui, oui, je sais, pas besoin de me le répéter à nouveau (vous allez me gêner) : je suis à la fois l'un et l'autre, hem.
hinode_venus

Adieu tellurique

Carnets de notes. — Au boulot, je parle avec Wynka des interviews historiques que Charlotte et moi avons réalisées hier. Le problème se présente toujours de la même manière : qu'est-ce que nous allons pouvoir en faire, de ces souvenirs disparates, de cet énorme puzzle mémoriel ? La mémoire n'est jamais fiable, même vingt minutes après un fait ; alors comment pourrait-elle l'être vingt ou quarante ans plus tard ? Il faudrait que les témoins consignent au fur et à mesure les événements auxquels ils assistent ou contribuent... 
Wynka se rappelle : « Lorsque je faisais ma thèse, j'ai interviewé un gars qui, pendant seize ans, a pris note quotidiennement de tout ce qu'il faisait. Il écrivait dans deux séries de carnets de couleurs différentes : l'une pour son travail et l'autre pour sa vie privée. L'interview s'est déroulée en plusieurs jours car ce monsieur reprenait toutes ses notes et s'en servait pour me raconter sa vie, avec beaucoup de détails... » — Alors là, je dis : respect !
Adieu tellurique. — Ray Bradbury est mort hier. Dans mon système, il était le dernier survivant du groupe des trois grands auteurs de science-fiction nés en 1920. Frank Herbert (le plus grand à mes yeux on l'aura compris) est mort en 1986 ; Isaac Asimov (le plus grand selon Jonas) en 1992...

Bradbury refusait l'étiquette « science-fiction » que beaucoup lui accolaient et se considérait avant tout comme un auteur de romans fantastiques, dans la veine d'Edgar Allan Poe (lire par exemple, dans les Chroniques martiennes, la nouvelle « Usher II », évident hommage à l'auteur du Corbeau)... Il n'empêche que c'est un des premiers, avec Theodore Sturgeon et Cordwainer Smith, m'ayant fait comprendre que la S.-F. (ou ce que je considérais comme de la S.-F.) pouvait aussi être poétique et humaniste.
Par un hasard du calendrier astronomique, la mort du vieux Ray coïncide presque exactement avec le passage de la planète Vénus devant le soleil (en prenant pour référentiel la Terre, évidemment)... Un phénomène assez rare à l'échelle humaine, dans la mesure où le prochain transit aura lieu le 11 décembre 2117*... C'est un peu comme si le système solaire saluait le départ de l'écrivain. L'histoire me rappelle par ailleurs une épigraphe d'un des chapitres de Dune : « Une légende dit que, à l'instant où le duc Leto mourut, un météore traversa le ciel au-dessus du castel ancestral de Caladan. » De l'art de donner un sens romantique à cette implacable mécanique d'horloger qu'est l'Univers.

 Le transit de Vénus superbement photographié 
par la sonde japonaise Hinode. (Crédit : JAXA/NASA.)
(Plus de photos ICI et une belle vidéo — si on coupe le son — .)

Panne électrique. — Maison du Peuple, en soirée. Les lumières s'éteignent, puis se rallument aussitôt. Cinq minutes plus tard, à nouveau, c'est la panne de courant... Une des serveuses au bar est inquiète : « Il doit y avoir de l'eau qui coule sur les fils, à la cave... » Des serveurs font des allers-retours au sous-sol pour tenter de comprendre et résoudre le problème.
Je suis de retour à ma table située à deux pas de la porte de la cave. La panne de courant perdure et le café est alors simplement éclairé par la lumière du crépuscule. Depuis quelques minutes, il y a désormais un petit attroupement autour de la fameuse porte, que le vigile attitré (un homme qui passe sa vie au bar à attendre qu'il se passe quelque chose) vient de fermer à clé. Assez curieusement, il y a quelqu'un à l'intérieur qui tente de sortir et qui, n'y arrivant pas, tambourine... Bom ! Bom ! Bom ! La situation me fait penser aux nouvelles de Lovecraft : ce sont les Grands Anciens, en provenance des profondeurs de la Terre, qui viennent frapper à la porte des vivants ! Un des serveurs (celui qui ne sourit jamais) lance au vigile : « Hé, vous ne pouvez pas l'enfermer ! C'est interdit, c'est interdit... On risque d'avoir des ennuis ! »
J'essaie pendant un moment de comprendre la situation, ainsi que le rapport avec la panne. Pour ce que j'en ai compris : un gars a essayé de voler un sac mais s'est fait repérer, alors il a profité du fait que la porte de la cave était ouverte pour s'y réfugier. Je ne saurai jamais la fin de l'histoire car, après un moment, j'ai décidé de rentrer chez moi. Sur le coup, ça me semblait une bonne idée mais par la suite, je me suis dit que j'aurais vraiment dû rester jusqu'au bout de l'événement afin de le raconter au complet.
En tout cas, cette anecdote tend à prouver qu'il se passe vraiment de drôles de choses dans cette cave...
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* Une journée qui, à mon humble avis, ne sera pas décrite dans le présent journal. Je vois loin, mais faut pas déconner, non plus... 

O₂

Interview. — Oh, je crois que tu l'aurais adorée, cette vieille dame élégante que Charlotte et moi avons interviewée cet après-midi, dans les locaux du syndicat. Dans un des textes qu'elle nous a photocopiés, elle dit admirer Simone de Beauvoir, tout comme toi. C'est une féministe, une militante, une socialiste, engagée encore actuellement dans le combat social malgré ses 81 piges. Une grande dame.

Elle nous explique sa jeunesse : née dans une famille bourgeoise chrétienne où — une chance ! — on aimait le débat d'idées, elle a fait une partie de son cursus secondaire chez les sœurs. Dilemme : vers douze-treize ans, elle se rend compte qu'elle ne croit pas en Dieu et découvre l'athéisme. Elle est la seule de sa classe à poser des questions au catéchisme (au grand bonheur de ses camarades), à ne pas gober leurs salades sur le pêché, le martyre et la repentance. Elle est virée de son collège. Plus tard, dans un autre institut religieux, elle découvre le socialisme et la liberté dans la lutte : Marx, Luxemburg, Jaurès... Virée à nouveau !

Elle fait des études de sociologie à l'université. Elle est une des premières femmes à Liège à porter le pantalon (« À l'époque, ça ne se faisait pas, sauf à la plage... »). Dans l'immédiat après-guerre, elle trouve un boulot dans une pharmacie, où elle rencontre son premier mari. Problème : elle veut y installer une délégation syndicale ! On compte la virer, forcément. Pour trouver de l'aide, elle se rend au syndicat des employés de la région. Elle y croise l'amour de sa vie : « Nous avons très vite compris que nous passerions notre existence ensemble... » Du coup, divorce après seulement quelques mois de mariage. Énorme scandale... Elle nous montre de vieilles photos sépia de son second mari : un syndicaliste de haut vol, au regard vif. Il ressemble à un boxeur ou encore à un de ces acteurs que l'on ne rencontre que dans les vieux films noirs.
Elle organise la lutte des employés du bassin liégeois. Elle nous raconte : « Très tôt, je voulais comprendre la pièce dans laquelle je jouais. On ne m'a jamais demandé de comptes. Je faisais ce que je voulais. J'étais — et je suis toujours — un électron libre. Faut dire que j'en ai gagné des luttes sociales ! » Elle nous explique qu'à une époque, elle avait la possibilité de faire de Liège une ville morte : elle claquait des doigts et la majorité des caissières de grands magasins s'arrêtait de travailler. Elle lançait un appel à la grève et les piquets s'installaient dans la ville.

Le syndicalisme a toujours été une question de rapports de force, et aussi de contacts humains, de compréhension, d'empathie... Avec le nombre, on change le Monde. Avec l'empathie, on fait comprendre aux gens qu'ils ne sont pas obligés d'accepter la situation dans laquelle ils vivent. C'est encore vrai de nos jours. Et devant un café, après l'interview, l'ancienne syndicaliste garde espoir : « Les humains ne changent pas. Ce qui change, c'est le contexte. La solidarité est toujours là, comme avant. Les gens s'entraident. On le voit moins aujourd'hui ou tout simplement on essaie de nous faire croire que ce n'est pas le cas. » — Je ne suis pas certain qu'elle ait raison mais un peu d'espoir, un peu d'oxygène dans ce monde asphyxié et asphyxiant, ça fait toujours du bien !

Génie musical. — Je rate mon train de quelques minutes à Liège-Guillemins. Je dois encore passer au magasin car mon frigo est désespérément vide. Résultat : aujourd'hui, le repas sera simple. Je m'excuse auprès de Mary : « Ce soir, je cuisinerai de bêtes rigatoni à la bolognaise ». Elle s'en fout, elle considère que c'est parfait et elle trouvera d'ailleurs le plat très bon. Elle a autre chose en tête, de toute façon, pour le moment, Mary...
La raison officielle de cette soirée chez moi : elle a besoin d'un programmeur (un grand mot) pour mettre en relation toutes les pages qu'une graphiste a réalisées pour le nouveau site Web de son boulot (« Putain, Hamil, pourquoi tu ne m'as jamais dit que tu étais capable de faire ça ? »). La graphiste a fait du bon travail, mais celui-ci s'arrête à l'esthétique. Dans le monde du développement Web professionnel comme ailleurs, chaque rôle est cloisonné : cahier des charges par V, plan d'ensemble par W, graphisme par Y, codage par X, phase de test par Z, etc. C'est, évidemment, quelque chose que j'ai du mal à (di)gérer car j'aimerais tout faire moi-même, comme d'habitude. J'aurais tellement aimé vivre à ces époques pas si lointaines où l'on pouvait découvrir et réaliser une multitude de choses en restant dans son coin. Aujourd'hui, l'hyperspécialisation met des bâtons dans les roues d'un individu qui voudrait tout prendre en compte, du début jusqu'à la fin d'un processus.

Sur mon ordinateur, elle aperçoit mon blog (sur lequel elle lit en vitesse  — Mary lit très vite  — la page consacrée à la soirée de ce vendredi, chez elle) et me lance : « Hé ! On s'en fout de ton blog ! Tu dois travailler sur mon site Web, allez, allez ! »
En fin de soirée, entre une partie d'échecs avortée et des parts de « Tout le monde veut prendre sa place » en ligne, Mary me fait découvrir le mix que Nicolas Jaar vient de réaliser (19 mai 2012) pour la BBC Radio 1 (disponible en entier via SoundCloud). Ce patchwork confirme sans aucune hésitation que ce gars est un génie. Somme toute, il ne fait dans l'ensemble « que » reprendre des musiques écrites par d'autres mais il le fait de manière tellement brillante que l'essai confine au chef-d'œuvre : transitions simples et épurées de toute beauté (écouter aux alentours des 10 minutes et 50 secondes), mise en avant de morceaux en ayant le bon goût de ne pas y toucher (le fantastique piano de Keith Jarrett vers les 26 minutes et 40 secondes, par exemple), des fusions de rythmes exceptionnelles (brève reprise de Bill Callahan à 1 heure et 2 minutes), etc. (Voilà donc une playlist que je pourrai faire tourner sans honte au prochain souper chez moi.)

De plumes, de sang et d'eau

Les lèvres noires. — Cette fois-ci, sans doute Jonas serait-il d'accord pour déclarer que The Black Lips est un vrai groupe de vrai rock véritable, même selon le cadre très étroit dans lequel il inscrit ce genre musical (« Le rock, c'est un gars qui prend une guitare et qui en sort un son de malade ! » ou quelque chose de rapprochant)... Enregistrement à l'arrache, voix qui se foutent complètement de sonner juste, énergie tribale, paroles répétitives qui la plupart du temps ne veulent pas dire grand-chose...

Par ailleurs, sans doute des membres de ma famille visionnant sur ce blog la vidéo de la chanson « Family Tree » (Arabia Mountain, 2011) me demanderaient-ils à nouveau si je ne suis pas en train de changer de bord (ça va devenir le running gag du moment). Pour les rassurer, pour autant qu'il faille les rassurer de quoi que ce soit, je leur répondrais que je regarde ce clip principalement pour les jolies jeunes femmes dénudées couvertes de plumes et de sang, ainsi que pour l'ambiance orgiaque, décadente et séminale qui se dégage de la vidéo... (Tout doux, Hamilton... L'ambulance va bientôt arriver... Encore un tout petit peu de patience...)
Autre chose : suis-je le seul à voir dans ce clip un petit air de ressemblance avec « Losing My Religion » de R.E.M. ?... Même imagerie onirique faite de corps à moitié nus, de référence à la culture chrétienne, à la Renaissance et à l'homosexualité ? Dans « Losing My Religion », l'image de saint Sébastien percé de fausses flèches ; dans celui-ci, un faux Christ sur sa croix. Et puis, il y a les plumes !

I'm happy again. — Par principe, à partir du mois de juin, qu'il pleuve, qu'il vente, qu'il neige (?) ou qu'il fasse un soleil radieux, je refuse catégoriquement de porter le moindre pull ou manteau (autrement dit : je suis toujours en tee-shirt ou en chemise). De la même manière, il est hors de question que je me balade avec un parapluie. Par conséquent, vers 17 heures, lorsqu'une pluie torrentielle s'abat sur moi, entre le travail et mon arrêt de train, je ne suis absolument pas protégé. Les quelques autres malheureux que je croise sans parapluie courbent l'échine et tentent de se protéger tant bien que mal. Ils ont tort. Car tenter de se protéger en baissant la tête ne sert à rien. Je garde donc la tête haute et continue de marcher tranquillement en sifflotant. J'essaie de me dire que je ne fais qu'un avec la pluie, qu'elle ne m'atteint pas vraiment, que je vis l'instant présent, comme Gene Kelly dans Singin' in the Rain... Sauf que je ne danse pas, ne fais pas de claquettes ni ne m'accroche à un lampadaire... What a glorious feeling. I'm happy again. I'm laughing at clouds. So dark up above. The sun's in my heart... (Ce passage décrit à la perfection la sensation que peut ressentir quelqu'un qui ne considère pas la pluie comme son ennemie.)

Résultat de cette petite folie : dans le train, mes chaussures sont liquéfiées, mon pantalon est littéralement trempé et je suis obligé de secouer ma tête comme un vieux chien pour évacuer toute l'eau présente dans ma chevelure. Les gens me regardent comme si je débarquais de Pluton. J'ai envie de gentiment leur expliquer : « Vous savez, dehors, il pleut. On est en Belgique. Ça arrive. » Ou encore : « Sur Pluton, il n'y a pas d'eau*. »

Fríðr. — Le train entre en gare de Bruxelles-Midi et je suis toujours bel et bien mouillé. Fríðr (la navetteuse) sort en même temps que moi. Je lui dis : « Je me suis pris la pluie dans la tronche. Je n'ai jamais de parapluie. » Elle me regarde de haut en bas et me répond : « Je vois. » Je passe une partie du trajet de retour avec elle. Elle m'explique qu'elle travaille dans l'assainissement des sols, à Liège, depuis environ trois ans. Quand je lui raconte que ça fait plus de six ans que je fais cette putain de navette, elle s'exclame : « Six ans ! », puis me demande : « Et tu n'as pas envie d'habiter à Liège ? » Toujours la même réponse : ha non, Bruxelles est ma ville d'adoption, ma belle petite ville, dans laquelle je finirai mes jours et je ne la troquerai pour aucune autre ville dans ce monde de fous. (C'est sans doute là l'unique signe d'appartenance territoriale que l'on pourra déceler dans ce journal, avec peut-être ma maison d'enfance.) Plus tard, dans le tram, je lui renvoie la question : « Et toi, tu ne veux pas aller habiter à Liège ? » Elle me fait un grand non de la tête, un peu comme pour signifier « T'es taré ou quoi ? » Sublime décadence, la danse des panses, ministère de la Bière, artère vers l'Enfer... 

Au Parvis de Saint-Gilles, je lui explique que c'est là que je descends aujourd'hui (la prochaine fois, je lui dirai peut-être aussi que c'est là que je passe ma vie).
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* En fait, peut-être que si, justement !