Sinologie, solitude, shoegazing

Sinologue ardennais. — Bruxelles, courant de l'après-midi. Après une réunion consacrée, dans les très grandes lignes, à la numérisation d'une partie du patrimoine sonore d'une institution de la Province de Luxembourg, je vais manger un toast cannibale à City 2 dans un restaurant du nom de Hollywood Canteen en compagnie d'un vieil Ardennais que je ne connaissais pas... Voilà pour la mise en contexte. — Quelque chose de frappant chez ce monsieur : il est extrêmement craintif en ce qui concerne les nouvelles technologies, et plus particulièrement les techniques qui consistent à numériser (donc à sauvegarder) de vieilles cassettes d'interviews, vouées à l'effacement à plus ou moins courte échéance... J'essaie d'appréhender son point de vue (car s'il y a bien quelque chose que j'adore en ce moment, c'est d'essayer, sans aucun jugement, de comprendre pourquoi les gens disent ceci ou cela, pourquoi ils agissent de telle ou telle manière, etc.).

Son argumentation est entièrement liée à la question des fuites : en acceptant la numérisation de documents dont il « a la garde », il a peur que la source numérisée (que ce soit un fichier sonore, une carte postale ou encore un simple document textuel) se retrouve quelque part sur la Toile, revendue par des professionnels de l'enchère en ligne qui n'ont aucune idée de la valeur patrimoniale de la chose. Sa définition du Web est à peu près celle-ci : un fourre-tout, un océan informe et grouillant où les informations sont noyées et monnayées. Même s'il l'exprime d'une manière différente, ce qu'il reproche au Web, c'est son relativisme postmoderne (tout est en relation avec tout, tout se vaut, donc la valeur de quelque chose se perd dans la totalité). — Oui mais, ai-je envie de lui dire, le Web est ce qu'on en fait ! Et en ne numérisant pas du tout ces vieux bidules à bande magnétique et à la durée de vie très limitée, le quelque chose en question ne se perdra même pas dans la totalité : il se perdra tout court.
Dans un tout autre domaine, ce monsieur me parle également des deux années qu'il a passées en Chine, juste avant la Révolution culturelle. « Ha, et vous savez parler le Chinois alors ? Et l'écrire ? » Réponse : « Oui, j'ai même travaillé sur des textes en mandarin pendant plusieurs années. Je voulais en faire un doctorat, mais il n'y avait pas vraiment de spécialiste de ce sujet en Belgique. Il aurait fallu que j'aille à Paris... » Plus tard, il me dit : « Si je retournais en Chine maintenant, il me faudrait quelques semaines, voire quelques mois, pour me réhabituer et comprendre ce que les gens disent, car la langue a suivi l'évolution idéologique du pays. » Enfin, il se souvient : « Evenvel... Evenvel... Il y a un sinologue qui porte le même nom de famille que toi... Mais je ne me rappelle plus de son prénom... » Je savais qu'il y avait un journaliste dans la famille (branche éloignée), Edward Evenvel, ainsi qu'un homme d'église et chroniqueur des XIIIe et XIVe siècles, Lodewijck Evenvel. Par contre, je ne savais pas que nous comptions un sinologue « dans nos rangs ».
Rendez-vous annulé. — Je devais voir Fred Jr et FBsr ce soir, mais non ! Le rendez-vous est à nouveau annulé. Aperçu des excuses respectives : Fred Jr prépare en ce moment les 20 kilomètres de Bruxelles et, à cause d'un régime strict, s'est retrouvé à la limite du malaise et donc dans l'impossibilité de se déplacer (c'est malin, tiens, de se ruiner la santé pour un semi-marathon à la con) ; quant à FBsr, il devait se rendre chez le médecin aujourd'hui en fin d'après-midi et, étant donné que Fred a annulé, préfère postposer le rendez-vous lui aussi. « Maintenant si ça t'arrange mieux je peux très bien revenir sur Bruxelles bla-bla-bla... »

Je suis très déçu. Je m'attendais à passer une belle soirée tranquille et ensoleillée en compagnie de mes deux amis à la terrasse d'une brasserie bruxelloise... Que nenni : ce sera seul, à la Maison du Peuple, devant des verres d'Orval (ladite Maison vient d'être réapprovisionnée, c'est déjà ça). Aujourd'hui, je comprends mieux à quoi devait ressembler la déception de Léandra quand j'ai décidé de ne pas venir voir sa pièce de théâtre.  — Les annulations, c'est très mauvais pour le moral et ça ne devrait même pas exister.

Jeux oculaires. — Au comptoir de la Maison du Peuple, une jeune femme à l'accent anglais : « Désolée, tu étais avant moi, peut-être ?
— C'est possible, oui... Je ne sais pas. Ça fait longtemps que j'attends qu'on me serve en tout cas...
— Il faut utiliser les yeux... Regarder les serveurs dans les yeux... Ça fonctionne bien !
Ha... Regarder quelqu'un dans les yeux... Pas de bol, je suis très nul à ce petit jeu... »
(Et comme pour joindre le geste à la parole, en sortant cette dernière réplique, je ne la regarde pas : je fixe, droit devant moi, un point indéterminé du bar situé entre deux bouteilles de vin blanc.)

« Tonight we’ll drink the sewers dry. »  — Une splendide découverte que ce Gravenhurst, groupe britannique mené par le multi-instrumentiste Nick Talbot, que je mentionne déjà brièvement dans ce post. Ayant été sérieusement soufflé par The Ghost in Daylight (2012), j'ai décidé de remonter le cours du temps et d'écouter Fires in Distant Buildings (2005), considéré par la plupart des chroniqueurs musicaux comme la perle rare au sein de la discographie du songwriter. (Non pas que je sois terriblement fan des avis de chroniqueurs musicaux, mais il est parfois nécessaire de faire un minimum confiance à ces derniers pour découvrir de nouvelles choses.)

De bout en bout, cet album est effectivement un pur et sombre joyau. Musicalement, Talbot maîtrise beaucoup de choses, et particulièrement l'évolution mélodique d'une chanson, entre les parties cristallines bâties sur de jolis arpèges folk et les soudaines envolées furieuses extrêmement bien maîtrisées. (Adeptes du shoegazing, courez vous procurer ce disque ! Oui, mais courir où ?  — Courez, c'est déjà mieux que rien !)

Écoutée des dizaines de fois : la très mélancolique « Animals », narrant l'ambiance de décrépitude dans laquelle est plongée l'Angleterre chaque samedi soir, lorsqu'une partie de la population descend sur les centres urbains avec pour seul et unique objectif de boire le plus possible et de faire n'importe quoi. Talbot se sent étranger à ce monde fait de bières et de senteurs d'urine : « I wish I could be like them and I try, but I find it more rewarding to walk along the river, picturing my body discarded in the water. » Oh, comme je le comprends... Sur son blog, dans un article intitulé « Booze Britain », il argue que les Espagnols, les Italiens et les Français (mais je suppose qu'il engloberait sans problème les Belges) n'ont pas ce problème de violence urbaine liée à l'alcool. Je ne connais pas l'ampleur de la situation en Albion, mais pour avoir déjà vu le centre-ville de Bruxelles un samedi soir ainsi que le comportement de certains amis d'anciens amis français, de passage en Belgique, j'aurais tendance à dire que nous ne sommes quand même plus très loin de cette culture-là...

« Song From Under The Arches » (qui fait de nouveau brièvement référence aux ambiances crasseuses de certains coins d'Angleterre) illustre à merveille l'idée d'évolution mélodique dont je parle un peu plus haut. La chanson, qui commence tout en douceur, est secouée à trois reprises de soubresauts bruitistes de guitares saturées et d'orgues grandiloquents. (Et c'est sur cette chanson que se terminera, abruptement, ma journée de jeudi.)

Song From Under the Arches by Gravenhurst on Grooveshark

Rencontre du troisième type

Rêve extérieur. — Aujourd'hui matin, c'est au tour de ma collègue Wynka de décrire les rêves qu'elle a faits cette nuit. Elle a rêvé que je l'engueulais de manière extrêmement virulente, en lui criant : « Tu ne fais jamais rien comme il faut ! Tu as un comportement totalement irrationnel ! » (À noter que c'est quelque chose qu'elle projette de manière récurrente en moi, à tort ou à raison : que je suis « scientiste », « rationnel », « logique »... Donc : que je l'engueule dans un rêve parce qu'elle est irrationnelle est vraiment intéressant quant à l'idée qu'elle se fait de moi, et d'elle-même aussi.) Autre partie du rêve : elle remarque que des légumes ont poussé dans les interstices des carrelages de notre bureau. Elle en parle à Lodewijk et ce dernier l'engueule à son tour, mais de façon moins violente.
Pompage-turbinage.  — Temps de midi. Lodewijk raconte qu'il est allé se promener récemment du côté de Coo. « Ha ! », dis-je, « tu as sans doute dû passer le long du barrage inférieur de la station hydroélectrique... » Non, il n'est pas passé le long du barrage inférieur de la station hydroélectrique... « Dommage, c'est vraiment joli et en plus c'est un bel exemple de station électrique d'un genre spécial : ils font descendre de l'eau de la journée depuis deux réservoirs supérieurs pour créer de l'électricité... Et la nuit, quand la demande est faible, ils remontent l'eau à l'aide de pompes. » La technique, que je mentionnais déjà dans ce blog en juillet 2011, s'appelle le pompage-turbinage et n'a rien à voir avec une quelconque pratique sexuelle. Et il a la cote en ce moment, ce pompage-turbinage, dans la mesure où c'est une des meilleures façons, assez écologique en plus, de stocker de l'énergie dormante.
Durant la discussion, Lodewijk et Sylvette ont bizarrement le plus grand mal à concevoir le principe selon lequel ce genre de procédé entraîne fatalement une perte d'énergie (environ 25% dans le cas de la centrale de Coo). Ils pensent tous les deux que l'électricité créée par le turbinage est plus importante que celle utilisée pour remonter l'eau durant le pompage. J'explique (mais beaucoup moins bien que par écrit) que ce n'est hélas pas possible, que cela contreviendrait aux lois de la physique, et que si c'était le cas, on pourrait faire tourner en permanence les turbines et utiliser une partie de l'énergie créée pour remonter l'eau  — une sorte d'énergie perpétuelle et gratuite... « Mais si on perd de l'énergie dans le processus, à quoi est-ce que ça sert alors ? », demande Lodewijk. Simplement à créer un stock d'électricité pour les périodes de pics énergétiques, ni plus, ni moins. (Et compte tenu des fluctuations du prix de l'énergie, ça rapporte pas mal d'argent.) 

Rencontre du troisième type.  — Le troisième type, c'est Vinge. Je ne l'ai plus vu depuis... euh... le 3 août 2011, apparemment. Il me rejoint au Starbucks de la gare de Bruxelles-Central et, comme il fait délicieusement bon dehors, nous laissons tomber l'idée de nous enfermer à la Porte Noire et nous dirigeons à pied vers la terrasse du Potemkine : « Y a plein de mes collègues là-bas... Travaillent à la justice... Ouaip... Elles sont top biches... Ouais... Quoi ? » (Le « Quoi ? » en fin de phrase est un de ses plus ou moins nouveaux tics de langage.) Arrivés à la terrasse en question, nous buvons de la Volga forte. Curieux : cette bière est bien meilleure que la Volga classique. Je regarde l'étiquette : normal, elle est brassée à Le Roeulx par la brasserie Saint-Feuillen ! (Bizarre...)

Vinge travaille toujours dans les appels d'offres, mais pour la Justice cette fois-ci : « J'suis presque un collègue de Flippo maintenant... Hé ouais ! » Il travaille sous la tutelle de la ministre Annemie Turtelboom, qu'il appelle « Tarte al'pomme ». Cette semaine, il a reçu une agente commerciale de chez Coca-Cola qui venait négocier la vente des canettes à redistribuer dans tous les palais de justice de Belgique, s'il vous plaît. Elle avait un joli décolleté, se penchait vers lui et tout et tout, mais Vinge a compris que c'était une vile manœuvre pour le faire plier et a donc tenu bon : il a ainsi réussi à obtenir un achat massif de canettes à 55 centimes l'unité au lieu de 60. « J'ai fait économiser plus d'un million à l'État... Ouais, ouais... Quoi ? » 

« Putain, mais tu notes tout sur ton vieux téléphone ! Tu devrais t'acheter un carnet ! » (J'en ai un, que Jonas m'a donné, mais il est trop voyant.)

Vinge m'explique qu'il n'a rien à voir avec les spéculateurs néolibéraux actuels. Lui fait partie de la droite traditionnelle, sociale, tendance « bon père de famille ». Il me dit : « Moi, c'est simple, je suis du genre "droite bourgeoise flamande" ! » (Ha bon ?) « On ne peut pas laisser les gens dans la merde... C'est malhonnête, non ?... Quoi ? On ne crée pas une société en engendrant de la pauvreté, non Monsieur ! » Il me conseille de regarder le reportage consacré à John Law sur Arte : « Il avait tout compris, lui : il disait qu'un système monétaire est toujours basé sur la confiance. C'est lui qui est à l'origine du billet de banque en France, hé ouais ! La confiance... Voilà... C'est à la base de tout. Quoi ? »

« Dis, t'as pas un paquet de clopes sur toi ?
— Si, mais elles sont très vieilles, vu que je ne fume pas.
(Je lui passe le paquet, il allume une cigarette.)
— Ha ouais... Putain, c'est de la paille !
— Je t'avais prévenu ! Ils devraient mettre une date de péremption sur les paquets...
— Ouais mais le gars qui fume, il ne laisse pas traîner un paquet pendant des mois, hein. »
(Conclusion : je suis le seul couillon à avoir des cigarettes sur moi sans presque jamais en fumer une seule.)
Je raccompagne Vinge à la gare de Bruxelles-Midi aux alentours de 22h30. Il doit prendre un train car il loge en province chez sa copine. Quand il reviendra à Bruxelles, ce sera pour acheter un appartement, « parce que je ne veux pas perdre de l'argent en louant... »

Voirie en fête

Matinée bancale. — Tout va de travers ! Dès mon réveil à 6h32 et durant l'entièreté de la matinée, j'ai l'impression que mon muscle cardiaque tente désespérément d'imiter un morceau expérimental de King Crimson... Battements rapides, rythmes syncopés à cinq temps, ralentissements, hoquettements, silences... Mon dernier cardiologue en date a beau m'avoir confirmé qu'il ne fallait pas que je m'en inquiète outre mesure, que cette tachycardie passagère entrecoupée d'extrasystoles n'était pas dangereuse, c'est tout de même très désagréable, d'autant plus que ça m'arrive de plus en plus fréquemment (la dernière fois, c'était le 5 mai). J'essaie de me calmer, de respirer profondément : rien n'y fait.
8h27. Je rate de quelques secondes mon train en correspondance à Liège-Guillemins. Pour me consoler, je commande un « grand café de la semaine à emporter siouplaît » à l'Espress « Oh ! » Juice (quel drôle de nom) de la gare avant de happer un bus. La boisson est très chaude et remplie jusqu'à ras bord. À peine le véhicule a-t-il démarré que j'en renverse partout, sur mon sac à bandoulière, sur mon tout nouveau baladeur MP3 (heureusement protégé de l'humidité par une housse en plastique), sur mon pantalon noir... Curieusement, aucune goutte n'est parvenue à tâcher mon tee-shirt marin : une chance !
Je souris de mon infortune et la dame en face de moi, d'un geste compatissant, me donne un mouchoir en papier chiffonné. De l'autre côté du couloir central, une autre dame à la limite de l'hilarité me conseille : « Le petit trou dans le couvercle de votre café à emporter, c'est justement pour éviter ce genre de désagréments ! » Je lui réponds : « Je sais, mais il est inconcevable que je boive mon café par ce trou ! Question de principe ! » Les autres passagers commencent à sourire, eux aussi. Je pense entrevoir clairement sur certains visages une expression qui signifie à peu de chose près : « Quel drôle de type ! »

Le bus arrive à destination. Mon gobelet de café est encore à moitié plein. Je dois descendre du transport avec dans les mains mon sac, mon manteau et ce maudit café. Je ne renverse plus de liquide ; par contre je laisse tomber mon sac, qui se fracasse bruyamment sur le sol. Un gentil monsieur me le ramasse. Je lance à la cantonade, d'une manière sans doute un peu trop enthousiaste : « Ha flûte, c'est vraiment pas ma journée ! »  — Et tout le monde rigole. Diem perdidi...
En fin de matinée, Aurèle, un ancien collègue, débarque pour dire bonjour à l'équipe et manger avec nous. Arrivant dans mon bureau, il me lance, sans aucune moquerie : « Ha, t'as l'air d'avoir la pêche, comme d'habitude ! C'est bien... T'es toujours aussi en forme apparemment ! »  — Mais c'est qu'il est désagréable en plus !

Un blog, peut-être ?  — Pendant le temps de midi, nous reparlons de la discussion sur l'avenir et l'advenu, mais aussi de ce que percevrait un extraterrestre qui braquerait un télescope extrêmement puissant sur la Terre depuis une planète se trouvant à des dizaines d'années-lumières de nous. (Il verrait le passé, forcément. Il pourrait peut-être me voir marcher dans la rue alors que je n'ai que 9 ans. Il verrait vivre des humains pourtant morts depuis longtemps... Il aurait la possibilité de voir en temps réel des événements qui, pour nous, sont du domaine de l'histoire.)

À l'écoute de ces sujets de discussion, Sylvette se tient la tête entre les mains puis propose, résignée : « Franchement, il faudrait écrire ces conversations dans un carnet... Ou bien dans un blog. » Je réponds : « Dans un blog, c'est déjà le cas. » Mais personne ne tique...  — De temps en temps, j'en viens cependant à me demander si certains de mes collègues ne me lisent pas régulièrement en « cachette »... Car c'est une manie récurrente des lecteurs de ce blog que d'essayer de me cacher qu'ils me lisent. Peut-être d'aucuns sont-ils quelque peu honteux de regarder à l'intérieur de la vie de quelqu'un d'autre ? Ou bien, plus sûrement, trouvent-ils que mon écriture perdrait de sa franchise si je savais qu'ils me lisent ?


Terrasse improvisée.  — Je suis invité chez Mary pour le souper, en compagnie de ses quatre colocataires. La rue dans laquelle ils habitent, pas loin de Ma Campagne, est complètement fermée à la circulation en raison d'importants travaux de voirie touchant aux conduites d'eau. Sur la route, du sable partout, deux petits bulldozers et un profond trou juste en face de la porte d'entrée de la coloc.

Il fait délicieusement bon et, plutôt que de s'installer dans le petit jardin privé derrière l'habitation, les colocataires décident de placer des chaises devant la maison, à même la rue, entre le trou béant et un des bulldozers. Au programme : des grandes bouteilles de Jupiler, des bières spéciales, des cigarettes et un joint.

C'est plus fort qu'elle : Mary ne peut s'empêcher de monter sur le bulldozer... « J'ai toujours rêvé de faire ça ! » (C'est bien : elle a des rêves accessibles. Moi, un de mes rêves, ce serait de voir la Terre depuis l'Espace, ce qui est déjà beaucoup moins facile à réaliser, on en conviendra.) Une dame de septante ans environ sort sur son balcon et nous prend en photo. Un des colocataires, Jerry, lui crie : « Vous voulez venir boire un verre avec nous ? » Il disait ça pour rire, mais la dame répond : « J'arrive ! »  — Est-elle sérieuse ? Oui ! Cinq minutes plus tard, elle débarque au milieu de la terrasse improvisée, avec dans une main un transat et dans l'autre une bouteille de vin, un verre et un tire-bouchon. Elle est d'origine néerlandaise, s'appelle Jeanne et ça fait plus de vingt-cinq ans qu'elle vit dans le quartier.

Nous restons plus de deux heures dehors. Certains voisins, intrigués, nous regardent ; d'autres engagent la conversation. Du coup, Jerry a une idée : faire une méga-fête de quartier dans la rue ce jeudi ou ce vendredi, « avec barbecue et tout »... Certains autres sont assez emballés. 

Plus tard, durant une heure environ, Bob et sa copine viendront nous faire un petit coucou. Cette dernière, psychologue de formation, vient de démissionner d'une maison d'accueil pour enfants tenue par une sorte de psychopathe qui, entre autres sévices, fait dormir les gamins sur l'escalier lorsqu'ils font pipi au lit. « Une plainte est en cours », nous rassure-t-elle.

La soirée se termine un peu avant minuit... Je suis très fatigué, je n'ai pas envie de marcher. En attendant mon bus, les extrasystoles recommencent. Ambiance !

goliath_blonde

L'homme qui défiait les horloges

(Ça ferait un bon titre de film, non ?)

Rêve de vacances anticipées. — Encore un rêve (!), dont je ne me rappelle que de quelques fragments, que je vais essayer de reconstituer du mieux que je peux... Je décide de me rendre au Québec bien avant la date prévue. Je suis chez mes parents et je constate sur le Web qu'un avion à destination de Montréal s'en va de l'aéroport de Charleroi (« Brussels South », qu'ils disent pour se la péter, mais c'est une autre histoire) en début d'après-midi... Ni une, ni deux, je décide que je serai à bord. Pas question de réserver : je demande simplement à ma mère de me conduire jusqu'à l'aéroport. 

Dans la voiture, je regarde l'heure et me rends compte que l'avion devrait déjà être parti. Je dis à ma maman, assez fier, quelque chose comme : « Tu vois ? Moi, je me fiche des horaires ! Je défie les horloges ! » Ma mère me dépose non pas à l'aéroport mais dans une gare, puis s'en va... Peu de temps après, je réalise que j'ai déjà payé un billet pour le mois de septembre et non pour le mois de mai, et qu'en plus je suis censé partir avec Flippo. Je téléphone donc à ma mère et lui demande, un peu déçu, de venir me rechercher. Je termine l'appel par : « Ce que j'étais en train de faire n'avait strictement aucun sens car ce n'est pas maintenant que je pars... Et je perdrais énormément d'argent si j'agissais de cette manière. »

Smog.  — Est-ce moi qui suis très sensible des voix respiratoires ou y a-t-il réellement un problème avec l'atmosphère, ce matin, dans les hauteurs de Forest ? Sur le court trajet séparant mon domicile de la station de prémétro, au milieu d'un épais brouillard, j'ai le souffle court et l'impression d'étouffer (un rappel des crises d'asthmes de mon enfance)... L'air que je respire ne sent en tout cas pas très bon ; il me paraît presque vicié...  — Je m'imagine dans quelques années, suivant l'exemple des habitants de certaines mégalopoles, porter en permanence un masque lorsque je marche dans la rue...  — Non, non, NON ! Cassez-vous des centres urbains, putain de bagnoles à la con !


Rasage intime. — Écrire une chanson poétique sur un thème aussi cru relevait de la gageure. Et pourtant, Chad VanGaalen l'a fait sans trop de problème... Dans « Shave My Pussy », dernier morceau de son quatrième et dernier album studio Diaper Island (2011), il tente d'entrer dans la peau d'une femme qui veut absolument se sentir belle, désirable et intéressante auprès de sa moitié mais qui, en quelque sorte, se trompe complètement de combat : « Maybe if I shave my pussy then you'll love me, Baby... Will you love me? I'm really feeling ugly... »

Dans une interview, le musicien explique : « J'étais simplement en train d'acheter quelques courses et au moment de payer à la caisse, je suis tombé sur cette femme qui était totalement aliénée par tous ces magazines, par tous ces magazines injectés de collagène qu'elle voyait autour d'elle... Alors je suis rentré chez moi avec cette idée en tête... » Et VanGaalen a écrit cette courte chanson, très rapidement, sans développer le thème à outrance. Musicalement, avec son refrain hanté, le résultat me semble assez grandiose...


Goliath blonde. — Vu aujourd'hui au rayon bières du supermarché Match à côté de chez moi (à la recherche d'un Orval que jamais je ne trouvai) : le nouveau design des bouteilles de Goliath blonde 6°, une bière brassée pas loin d'Ath (à Irchonwelz pour être précis) par la Brasserie des Géants/des Légendes (la délicieuse Quintine, c'est eux aussi). Bon, d'accord, le logo est joli, épuré, tout ça, mais... euh... hem... c'est moi qui ai l'esprit mal tourné ou tout cela rappelle un tantinet l'imagerie nazie ?

Yo-La-Tengo

Les petits paragraphes dominicaux (2)

Rêve de boucherie. — Encore un rêve ! Je marche dans une rue et passe devant la vitrine d'une boucherie. À l'intérieur, je reconnais Alan Wiers, un ancien collègue de l'époque où je travaillais du côté de La Louvière. Il est habillé en boucher et est en train de servir une cliente. Je rentre dans le magasin et lui lance, enthousiaste : « Bien le bonjour, Monsieur Wiers ! », mais il ne semble pas me reconnaître. Je lui demande ce qu'il fait là et pourquoi il a changé de boulot. Il chuchote la réponse d'une voix désemparée, à la limite de l'inaudible. Je finis par comprendre qu'il a des problèmes financiers et qu'il a été obligé de prendre un second job en soirée, pour joindre les deux bouts. Il est totalement abattu et j'essaie d'en comprendre la raison. Sa voix est tellement faible que je n'arrive pas à entendre son discours. Cependant, la cause de son extrême mal-être m'apparaît très clairement : son fils vient de mourir. 

Le plus beau « lalala » de l'Univers connu. — Comment ai-je pu louper cette minute épique au cours de mes premières écoutes de Django Django, album dont j'ai réalisé la très courte chronique ce jeudi ? Vers la fin du morceau « Firewater », aux alentours de 3 minutes et 25 secondes, le chanteur et ses acolytes se mettent à entonner un « lalala » enthousiaste, tout en harmonies, déconcertant de pureté et de profondeur. Ce n'est pas tous les jours que je peux passer en boucle durant une bonne partie de la nuit un « lalala » de cette qualité... 


Firewater by Django Django on Grooveshark

Je suis un gros puant. — Je demande à deux jeunes femmes si la table d'à côté est libre. Elles me regardent avec de grands yeux avant de me sortir un « Oui, oui... » déconcerté et condescendant. Ensuite, l'une d'elles me regarde longuement et chuchote deux-trois mots à sa copine. Quelques secondes plus tard, elles reculent d'une place pour s'éloigner de moi. Sympathique rencontre !

Orage en préparation. — Cinq heures du soir : un orage se prépare ! Je le sens jusque dans le petit courant d'air qui me frôle la tempe à chaque fois qu'un client ouvre la porte vitrée à simple battant... Je le vois également aux arbres du Parvis, dont les feuilles frétillent à l'unisson, ainsi qu'à l'assombrissement généralisé. J'en viens à espérer que la pluie tombe dru, que le tonnerre gronde et que le vent souffle en rafale ! (Une panne d'électricité dans le café serait formidable, aussi.)

Espace de liberté. — Je me dis que le présent journal constitue le seul espace d'expression libre en ma possession. Je fais tout tout seul, comme j'en ai envie, je ne suis dirigé par personne et je ne reçois l'avis d'aucun correcteur... D'accord, mais est-ce vraiment un espace de liberté complet ? Non. N'y a-t-il aucune autocensure ? Bien sûr que si, mais personne, absolument personne, ne viendra jamais me dire : « Tu dois corriger ceci ! » ou « Je t'interdis d'écrire cela ! » Là encore, c'est entièrement faux.

Non, Léandra ne viendra pas ce soir... — Léandra, Jonas et moi devions nous rendre en fin d'après-midi à une exposition de photographies organisée par le collectif Cyklope dans le cadre du Parcours d'artistes de Saint-Gilles, puis faire découvrir le quartier du Cimetière d'Ixelles (et notamment l'Atelier) à Jonas... Las ! Ce dernier, malade, n'est pas en mesure de sortir aujourd'hui et Léandra restera donc à son chevet. Exit donc l'exposition, le Cimetière d'Ixelles et ses bières trappistes.

Orage. — 18h30 : gagné ! L'ambiance est sombre, les éclairs illuminent le ciel... Par contre, pour la pluie drue et la coupure de courant, on reviendra... (Wait and see !)

Musique vespérale.  — Si je devais choisir, parmi des milliers d'autres, un album pour évoquer les ambiances post-orageuses des soirs de printemps ou d'été, ce serait And then nothing turned itself inside-out de Yo La Tengo (2000). La pochette à elle seule, reprenant un fragment de photographie du génial Gregory Crewdson, est terriblement évocatrice quant au contenu du disque. Et c'est à peine si, à l'écoute de « Everyday », la chanson d'ouverture, je n'entends pas le grésillement des grillons ni ne sens l'odeur de chaleur humide se dégageant du tarmac...

Le wagon de la fête perpétuelle

Rêve pittoresque. — Il fait nuit. Je cours sur une route de campagne à flanc de colline en compagnie de Mary. La route forme une côte sinueuse mal éclairée parsemée de temps à autre de petits bosquets. Sur notre gauche, une ligne de chemin de fer qui suit du mieux qu'elle peut les circonvolutions de la route.

À plusieurs reprises, des voitures arrivent à contresens et leurs phares nous éblouissent. À chaque fois, Mary me prend par la main, m'entraîne rapidement vers un des bas-côtés pour ne pas que je sois percuté de plein fouet par la voiture. 
Un peu plus tard, alors que nous continuons à courir vers le sommet, un très petit wagon éclairé par de nombreux lampions passe à vive allure sur notre gauche (une sorte de phare éblouissant dans la nuit noire). À l'intérieur du wagon et sur son toit, des jeunes gens font la fête, tenant un verre à la main, chantant, vociférant... Ils nous font de grands signes et nous hurlent, tout sourire : « Attention ! Nous allons vous écraseeeer ! Hahahaaa ! » Le train est rapidement loin derrière nous. Les lumières de la fête ferroviaire s'estompent jusqu'à ne plus être qu'une petite étoile scintillante à l'horizon. Dans le silence retrouvé, je dis à Mary : « Ils sont très bêtes... Ils auraient dû comprendre qu'ils ne pouvaient pas nous écraser car nous ne sommes pas sur leurs rails. » Mary reste muette, me prend par la main et nous continuons à courir ensemble sur le chemin pentu...  
C'est à coup sûr un des plus beaux rêves dont je me souvienne. Difficile de rendre à sa juste valeur l'ambiance « goethienne », nocturne, presque féérique, qui se dégageait de tout cela. D'un côté le calme intimiste de la nuit ; de l'autre l'urgence, la rapidité des véhicules. Et sur le plan symbolique, il y aurait sans doute moyen d'écrire un roman (idée des jeunes qui s'amusent sur une voie parallèle mais qui ne nous atteignent pas ; course d'obstacles, ascendante et sinueuse ; etc.) 
Avis aux resquilleurs de la STIB. — Resquillez si ça vous amuse (ce ne sont pas mes oignons), mais par pitié ne me collez pas en douce pour passer le portail en même temps que moi ! Je déteste que vous me colliez (je déteste que l'on me colle tout court, d'ailleurs), d'autant plus que nous n'avons pas gardé les cochons ensemble, n'est-ce pas ? Un de ces jours durant lesquels je serai mal tourné et n'aurai nulle envie d'être emmerdé par qui que ce soit, je finirai par m'énerver, vraiment... (Ouhouhou, Hamilton va s'énerver, on est mort de trouille !)
Soirée nomade. — Léandra est déjà revenue de Budapest. En cette fin d'après-midi, Jonas et elle, de retour de la Zinneke Parade, me rejoignent à la... Maison du Peuple, oui, oui ! Nous passerons la soirée à changer d'endroit : de mon « quartier général » au Bar du Matin ; de ce dernier à la Fleur en Papier doré en passant par une courte marche au milieu de l'avenue des Villas à Forest... Les oiseaux chantent, le soleil brille, Jonas est fatigué.

À la Maison du Peuple : du Queen, de l'Europe et du Van Halen comme fond musical. Tout ce que je déteste ! Du rock spectacle, des couillons de guitar heroes qui font les malins en masturbant leur instrument de musique. La sobriété, l'humilité, l'intimité, savent-ils seulement ce que cela signifie, ces showmen de pacotille à l'égo surdimensionné ? Jonas n'est pas d'accord avec moi. Il ne voit pas la ressemblance (pourtant frappante) entre Queen et Van Halen et considère par exemple le synthétiseur ridicule (il faut bien dire ce qui est) qui ponctue les morceaux de ce deuxième groupe comme étant ni plus ni moins l'équivalent au clavier des riffs de guitare déchaînés d'Eddie. Mais non ! Irmin Schmidt jouant du synthétiseur (je me répète) ou les ondes Martenot utilisées dans certains morceaux de Radiohead, voilà qui a de la gueule !

Léandra raconte une histoire marrante, si je puis dire, qui s'est déroulée dans les thermes de Budapest. Elle et sa maman sont repérées par une touriste française qui s'ennuie (son mari est dans une autre partie des bains, réservée aux hommes). La dame commence à vanter les bienfaits de la société hongroise en ces termes* : « Ici, ce n'est pas comme en France : les gens sont adorables et il n'y a pas beaucoup d'étrangers ! » Léandra m'explique : « Pour cette dame, le mot "étranger" renvoie directement aux Maghrébins. Elle vit dans le fantasme selon lequel la présence des "Arabes" en France est toujours équivalente à une diminution générale de la qualité de vie. » Un peu plus tard, la même dame chantera les louanges des musées français : « Nous avons les plus beaux musées du Monde ! » C'est vrai que le Metropolitan à New York ou l'Ermitage à Saint-Pétersbourg, c'est de la merde en barre à côté des grandioses musées du Royaume de France !

Jonas mentionne l'émission Mauvais Genres du 5 mai dernier consacrée aux écofictions et aux discours de fins du monde. Les invités y ont notamment parlé de Jules Verne et rapproché l'œuvre de celui-ci d'une certaine conception de la finitude du Monde : chaque roman de Verne explore un endroit particulier, considéré d'abord comme mystérieux et inconnu mais qui devient par la suite entièrement appréhendé, cadré, compris, fini (les profondeurs sous-marines, la Lune, etc.)... Jules Verne serait-il un maniaque du contrôle et de la connaissance universelle ? — Assez curieusement, Léandra compare cette idée de finitude à la série Martine de Marcel Marlier et Gilbert Delahaye. Car Martine aussi explore chaque endroit de son monde une seule fois : la mer, la montagne, les profondeurs glacées de la Nébuleuse d'Orion (euh... non, je confonds sans doute avec une autre œuvre de fiction). —  La réflexion de Léandra tient la route, tout compte fait ! Et moi qui croyais dur comme fer que cette série n'était qu'un prétexte pour dessiner des fillettes en petite culotte, voilà que je me rends compte très tardivement qu'il s'agit aussi d'une réflexion de grande ampleur sur la conquête de la connaissance absolue !
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* Jeu de mots pourri.

Odieux, insensible et paranoïaque (ou pas)

Rêve de philosophe. — J'ai dit ici même que je ne mentionnerais plus jamais Wittgenstein dans mon journal, mais la promesse tient-elle toujours s'il s'agit d'un rêve ? On va dire que non ! (De toute façon, je fais ce que je veux.)
Je suis à une conférence donnée par Ludwig Wittgenstein en personne, qui a lieu dans une salle coupée en deux par un mur percé d'une fenêtre sans vitre et d'une petite entrée (un peu comme dans une cuisine américaine). D'un côté du mur, une sorte de sas d'accueil des visiteurs ; de l'autre, la petite salle de conférence en tant que telle. Il ne s'agit pas d'un auditoire : le sol est horizontal et Wittgenstein reste debout au milieu de la salle, encerclé par un public restreint. Le visage rêvé est celui du Wittgenstein tardif, la cinquantaine bien entamée.

À la fin de la conférence, dont je ne me rappelle pas un traître mot, Wittgenstein reste pour répondre aux questions du public. Contre le mur en partie ouvert, se trouve un tréteau sur lequel sont exposées les dernières parutions du philosophe. Je feuillette un volume richement illustré, intitulé De la nouvelle géographie (ou quelque chose d'approchant). Je n'ai pas d'argent sur moi et me dis que je l'achèterai une autre fois. Par contre, je me souviens avoir pris les Recherches philosophiques dans mon sac à bandoulière.

Après quelques secondes d'hésitation, je prends mon courage à deux mains et décide de me diriger vers le philosophe, qui semble perdu dans ses pensées... Tout le monde a déserté la salle. « Professeur Wittgenstein ! Professeur Wittgenstein ! Excusez-moi, est-ce que je pourrais avoir un autographe ? » Et je lui tends les Recherches. « Mais très certainement », me répond-il, et il prend le livre pour y écrire quelques mots. Je lui dis : « J'ai fait l'histoire à l'université mais j'ai longtemps hésité avec la philo. Cependant, à vous lire, j'ai bien fait de ne pas avoir choisi la philo... » Il me regarde avec de grands yeux interloqués : « Mais non ! Pourquoi donc ? » Je ne sais pas ce que je dois lui répondre.

Après avoir signé mon exemplaire des Recherches, il sort une série de cartes de visite sur lesquelles sont inscrits les noms de diverses personnes qu'il a côtoyées. « À vous de m'aider maintenant ! », me lance-t-il, et il me tend une carte sur laquelle sont notées les coordonnées de Maurice Drury. Je comprends que je vais devoir signer toutes ces cartes en sa compagnie et que ça va durer très, très longtemps...
« Ça te pose un problème ? » — À l'une des deux seules caisses ouvertes du Match de la chaussée d'Alsemberg, en fin de matinée, la file se prolonge jusque dans les rayons. Un vieux monsieur portant des lunettes nasales arrive perpendiculairement à la file et reste planté devant moi avec son caddie. Veut-il passer avant tout le monde ? Un jeune homme derrière moi lui lâche : « La file commence là-bas dans le fond, Monsieur... » Et le vieux d'aboyer : « Je sais ! Mais moi je reste ici ! Ça te pose un problème ? Ça te pose un problème ?... Non ? Ça va alors ! » — Vieux, malade... et désagréable en plus...

Manipulation. — Et voilà qu'il faut que je recontacte Lewis en urgence ce soir. Après un mois de silence, il m'a téléphoné à deux reprises cet après-midi, mais j'avais coupé mon téléphone, comme de plus en plus souvent en ce moment. Voyant que l'appel ne menait à rien, il a téléphoné à Mary pour lui demander de me dire qu'il fallait absolument que je le recontacte. Tout ça pour quoi ? Pour me proposer, une fois au bout du fil, de le voir demain midi... Il sera seul toute la journée... Il a des choses à me dire... « J'ai eu de graves problèmes de santé pas chouettes du tout il y a peu, tu sais... Des neurones qui s'en vont... Ce n'est pas grave si on ne se voit pas, mais ça me ferait tellement plaisir... » Connaissant le spécimen, je sais pertinemment que j'ai devant moi un cas particulièrement appuyé de manipulation : il joue sur la corde sensible (« Je vais très mal ») pour m'apitoyer. Du coup, je me crispe et je n'ai pas envie de le voir. Demain, je ne lui téléphonerai pas. (Mais peut-être suis-je un odieux et insensible paranoïaque qui voit de la manipulation partout alors qu'il n'y a qu'un besoin humain très réel ?  — Mais non !)

Potemkine-Cabraliego. — Mary me rejoint à la Maison du Peuple vers 20 heures. Nous partons directement prendre un verre à la terrasse du Potemkine. L'endroit est curieusement désert  — de menaçants nuages couvrent l'entièreté du ciel, ceci explique sans doute cela —  et le serveur, comme d'habitude, ne pige rien à ce que je lui raconte (j'ai l'impression d'être à Londres).

De la puissance de l'habillement : Mary porte un pull marin du plus bel effet, et force est de constater que ça lui va très bien. À côté des siens, mes vêtements noirs sans aucun style forment un contraste négatif. (Oui, oui, moi aussi je peux tenir un discours superficiel, en me forçant.)

Mary s'est beaucoup investie dernièrement dans une fulgurante relation d'amitié qui a très vite tourné au vinaigre. Pour résumer, et sans entrer dans les détails, elle avait mis beaucoup d'espoir en une femme rencontrée récemment : « Elle disait qu'elle voulait changer le Monde... Pas par petites couches successives mais en s'attaquant directement au sommet de la pyramide... » Samedi dernier, la dame en question est arrivée dans une soirée organisée par Mary et ses colocataires. Elle a fait bande à part avec des amis invités en dernière minute, s'est montrée très désagréable et a même failli passer à la bagarre... Mary est très déçue par toute cette histoire.

Plus tard, Mary m'explique qu'en amour, elle est souvent attirée par des individus qui, inconsciemment, lui font du mal car ils sont dans une phase d'autodestruction. Elle ne tombe jamais sur des personnes stables et équilibrées. Pourquoi les relations sont-elles toujours si compliquées ? — Parce que si ce n'était pas le cas, on s'emmerderait encore plus dans la vie, hé, couillon !

Nous terminons la soirée dans les Marolles, au Centro Cabraliego de Bruselas, une cantine servant de point de rencontre pour les Espagnols et un des seuls endroits de la Capitale où boire de l'alcool n'est vraiment pas un luxe (la Maes est à UN euro !).

« Et toi, de nouvelles rencontres ?
— Non.
— Et la stagiaire, là, à ton boulot ?
— Bof... Je n'essaierai jamais rien de toute façon...
— Pourquoi ?
— Bah !
— Et tu vois encore du monde ?
— Non.
— Léandra, ça va ?
— Je pense que ça peut aller, oui...
— Walter, des nouvelles ?
— Non.
— Emily ?
— Non, non...
— Andrew ?
— Non... En fait je ne vois plus personne, hein...
— Tu ne leur enverrais pas un message ?
— Non, non...
— Vu ta vie actuelle, tu ne risques pas de faire de nouvelles rencontres, en fait, ou alors par hasard, dans un bar... »

Pop céleste

« I'll find you and I'll kill you. » — Ce mardi, une vidéo postée par Lodewijk As Himslf m'a rappelé l'existence de Chad VanGaalen, fantastique songwriter canadien (encore un !) à la voix aiguë et aux clips faits maison. L'album Soft Airplane m'avait marqué à l'époque de sa sortie (2008), de même que la vidéo de la chanson « Molten Light », rappelant l'ordalie médiévale et tournant autour des thèmes du meurtre, de la culpabilité, de la prophétie et de la vengeance  — rien que ça !


Et puis, j'avais oublié de l'écouter (difficile de tout suivre)... Mais VanGaalen continue de créer des microcosmes musicaux et artistiques très particuliers (sous acide ?), sur plein de thèmes différents, notamment de science-fiction (voir et écouter « Peace On The Rise » ci-dessous, ou bien encore « Clinically Dead », sur l'album Infiniheart (2005), chanson qui commence comme ceci : « Clinically he was dead but the motor inside his head was still working. So they plugged him into a machine and let his brain dream... » — On en revient à la discussion d'hier sur les BCI !). 

Beach Boys du futur.  — Dans les pages de tête du RifRaf de ce mois-ci, parmi une petite dizaine d'autres, les Écossais du groupe Django Django... Intrigué par la description qui en est faite, je passe à l'écoute et découvre avec beaucoup de bonheur leur premier album, un condensé de bonne humeur pop, de psychédélisme, de chœurs à la Beach Boys et de musique électronique. Tout cela se tient merveilleusement bien et on n'a pas le temps de s'emmerder. Ci-dessous, en guise d'exemples, « Hail Bop », un air tellement primesautier qu'il pourrait presque arriver à me faire danser (j'ai dit « presque »), « Life's A Beach » qui m'a mis de très bonne humeur au boulot dès le début de la semaine et « Skies Over Cairo », le morceau d'influence orientale tellement curieux et puissant que t'y crois pas (en plein milieu, une petite mélodie qui me donne l'impression d'écouter une bonne vieille musique informatique, en vogue à l'époque des cartes AdLib !)...

Hail Bop by Django Django on Grooveshark
Life's A Beach by Django Django on Grooveshark
Skies Over Cairo by Django Django on Grooveshark

« The Prize ».  — Ce nouveau single de Gravenhurst (The Ghost in Daylight, avril 2012) commence très gentiment, presque mielleusement, à la manière d'un slow. À la première écoute, rien absolument rien —  ne permet de se douter que cette chanson se terminera dans un déluge flamboyant de riffs démentiels, d'envolées de violons et de rythmes à couper le souffle. Seuls les quelques chœurs du début laissent penser que...

The Prize by Gravenhurst on Grooveshark

(Et je me rends compte que j'ai toujours autant de mal à mettre en mots une chanson que j'aime. Une musique s'écoute, elle ne se décrit pas.)

« Tope là, mec ! »

Rencontre ferroviaire. — Début de soirée. Le train parcourant la dorsale wallonne au départ de Liège-Guillemins est rempli d'étudiants qui rentrent chez eux à l'occasion du long week-end de l'Ascension. Je m'assieds en face de l'un d'eux, qui sort son petit ordinateur portable exactement au même moment que moi. Il fait un signe amical de la main : « Pas de problème, nous allons nous partager la tablette. » Peu après la gare de Huy, le gars range son ordinateur et sort de son sac un boîtier de jeu... C'est Diablo III !

Il voit que je suis intéressé alors il engage la conversation. « T'as pas envie de l'acheter ? », me demande-t-il, « C'est seulement quarante euros ! » Je fais un geste de recul : « Ha non, ha non... J'ai déjà donné ! Il m'a fallu des mois et des mois pour me désintoxiquer [de World of Warcraft], alors hors de question que j'essaie le nouveau Diablo ! » (De toute façon, je n'ai pas la machine pour le faire tourner.) Le gars est intéressant et ouvert au débat d'idées. Le contact passe bien et la conversation s'engage sur plein de domaines différents, jusqu'à la gare de Charleroi, où il descend pour rejoindre des amis... J'apprends qu'il s'appelle César (comme le fils de Lewis) et qu'il étudie la psychologie à l'ULg.

Le futur du cerveau. — « Je travaille dans la psychologie comportementale et cognitive... Ça te dit quelque chose ?
— Oui, je comprends. Tu fais du béhaviorisme, quoi...
— Du post-béhaviorisme même !
— Ha bon !
— On découvre des trucs fabuleux pour le moment dans le domaine de la cognition. Si les États donnent les moyens aux scientifiques, le futur du cerveau sera vraiment impressionnant. La BCI par exemple, tu sais ce que c'est ?
— Non.
Brain-Computer Interface... On fait communiquer directement une interface extérieure avec le cerveau. Avec ce genre de système, les humains pourront commander des choses à distance par la pensée...
— Hé ben...
— Et le futur des jeux vidéo, c'est ça, rien de moins ! Le jeu sera dans ton cerveau ! Dans trente-quarante ans, tu auras des gens qui ne sortiront presque plus jamais du monde imaginaire implanté dans leur crâne... »

Bière. — « Dis, je vois que tu bois une Jupiler, là... T'en aurais pas une pour moi, par hasard ?
— Non, désolé. Ha, attends ! J'ai de l'Orval dans mon sac de courses !
— J'en veux bien ! C'est toujours mieux que rien !
— "Mieux que rien", un Orval ? »

Le nouvel opium du peuple. — « Les jeux vidéo, c'est pas un truc de bourges, m'explique-t-il. Les bourgeois, ils sont dans la réalité, ils s'occupent de leurs avoirs, ils gèrent leur fric... Un jeu, c'est un monde alternatif qui touche surtout les pauvres, qui ont plus besoin de s'échapper du réel. Je ne sais pas, toi, tu viens de quel milieu ?
(J'ai en tête de flagrants contre-exemples à ce qu'il vient d'énoncer, mais je n'en dis rien et réponds à sa question.)
— Une famille ouvrière, clairement.
— Tope là, mec ! Moi aussi ! En fait, mes parents m'ont mis devant des jeux vidéo très tôt, pour ne pas que je sorte...
— Ha ? Chez moi, ce n'est pas vraiment de cette façon que ça s'est passé...
(Il continue sur sa lancée, un peu à la manière de l'ami Hamilton II.)
— Tu vois comment va le monde en ce moment... Faut pas être pessimiste, ni optimiste... Juste réaliste... Le monde ne va pas bien, et les gens — les pauvres surtout — vont se réfugier de plus en plus dans ce genre de réalité alternative. »

Noms compliqués. — « C'est quoi ton nom, pour que je te retrouve ?
— Evenvel...
— Merde, je ne m'en souviendrai jamais !
— Donne-moi le tien alors...
— Tu ne le retiendrais pas non plus !
— Quoi ? C'est un nom polonais ?
(Il me regarde avec des grands yeux.)
— Oui, c'est un nom polonais ! Comment tu sais ça ?
— J'en sais rien... Une intuition, quand tu m'as dit que je ne le retiendrais pas.
— Bon, tant pis...
— Allez, on se retrouvera bien sur Facebook ! »
(Faudra peut-être mettre Léandra, professionnelle de la recherche Web, sur le coup, quand elle sera de retour de Budapest.)

Au Vieux Moulin. — Fred Jr m'attend à l'entrée du parking de la gare de La Louvière-Sud. Curieux : il est en train de parler à Bernard et à sa fille. Bernard est un ancien collègue : il était, comme moi, membre de l'équipe pédagogique (guide) dans un ancien charbonnage de la région. Bernard est prépensionné depuis peu : « on » l'a, dit-il, gentiment poussé vers la sortie...

Ce soir, Fred a réservé une table pour deux personnes au Vieux Moulin, la brasserie qui se trouve à deux pas de sa maison, à Écaussinnes. Ils y servent de l'Orval, ainsi que divers assortiments de brochettes d'agneau. Nous prenons tous les deux « LA TOTALE » (10 brochettes, 6 accompagnements différents et des pommes frites).

Fred Jr est assez euphorique car il va enfin pouvoir quitter son actuel travail (dans lequel il ne trouvait plus aucun intérêt ni perspective) pour un tout nouveau poste de coordinateur des bibliothèques publiques. Seul regret : la perte de quelques collègues avec lesquels il passait l'essentiel de ses contacts sociaux au travail.

Archivistes corporatistes. — Au cours d'une discussion sur le petit univers de l'archivistique, que nous connaissons tous deux assez bien, nous arrivons au constat suivant : beaucoup d'archivistes, qu'ils aient 25 ou 65 ans, sont déjà très vieux. Ils vivent dans le monde terrifiant des articles de loi régentant leur domaine de compétence. Exemple (imaginaire) : « Non, mais vous vous rendez compte, mon bon Monsieur, que si cette loi est votée, qui stipule entre autres, via son fameux article 39, quatrième alinéa, que les compétences territoriales sur les archives de l'archidiocèse passent aux régions hors, évidemment, cas particuliers prévus par la loi de 1955, ce serait une véritable ca-ta-stro-phe ! »

Beaucoup d'archivistes sont corporatistes et conservateurs. Ils ne voient pas (et ne veulent pas voir) l'évolution du monde et des techniques, alors ils se renferment dans la gestion et le stockage de leurs registres comptables... Fred a connu un archiviste qui lui a dit, texto : « Les archives informatiques, à quoi ça sert ? ». Quant à moi, au sein d'une association dont je fais partie, je n'ai jamais vraiment réussi à convaincre qui que ce soit de l'intérêt de l'ouverture et de la nouveauté (faut dire que j'ai vite laissé tomber) : « Non, non, me rétorquait-on, il faut donner un accès à telle ou telle partie du site Web uniquement aux membres qui ont payé leur cotisation ! Sinon, on va se faire bouffer ! »

Contre la superficialité. — « C'est bien sympa, lance Fred, les gens qui n'arrêtent pas de parler de tout ce qu'ont fait leurs enfants... Mais en fait on s'en fout ! » Hé oui ! Que le petit bout de chou ait réussi à se retenir pour aller sur le popo comme un grand ou qu'il dorme sans sa tutute, c'est bien cool pour papa et maman, mais après ? C'est certainement la raison pour laquelle je ne sais jamais ce que je dois répondre quand on me demande comment va Gaëlle, si ce n'est : « Ça va, ça va... » (Et quand tu écris des paragraphes entiers sur elle dans ce blog, c'est intéressant, Hamilton ? — Hé ! Je n'oblige personne à me lire !)

« On a posé des panneaux photovoltaïques sur le toit. C'est Donna qui s'en est occupée... Paraît qu'on y gagne, mais c'est elle qui a fait le calcul... En fait, ça ne m'intéresse pas plus que ça... » Comme je le comprends ! Tout ce qui est pragmatique, budgétaire, relevant du bon sens et de l'épargne doit être évacué au plus vite, car là n'est pas l'essentiel. Le gars qui, tout fier, explique à ses collègues qu'il a posé des panneaux photovoltaïques sur le toit de sa baraque ou qu'il a acheté une voiture hybride, pourquoi le dit-il si ce n'est pour se vanter ? Exemple (toujours imaginaire) : « On a été en vacances à Sumatra. Ha ! Quel dépaysement ! C'était si merveilleux là-bas ! Et comme les gens sont gentils ! »

Deux possibilités : soit Fred Jr et moi sommes de grands enfants (tout à fait possible), soit nous détestons tout ce qui s'apparente à de la superficialité. Soit les deux.

Dernière étape avant le train. — Avant de me reconduire en voiture à la gare de Braine-le-Comte, Fred m'offre une Leffe blonde chez lui et en profite pour me montrer des extraits du débat entre Hollande et Sarkozy (que je n'ai pas vu) et notamment le « Moi, président de la République » de Hollande. C'est bien dit mais ça sonne tellement faux et préparé que j'en ai le bourdon. Il me montre aussi, dans un tout autre domaine, un catalogue de planches originales de bandes dessinées à la revente. Il y a du Mœbius, du Franquin... Conclusion : ce n'est pas encore demain que je pourrai en avoir une accrochée à mon mur. Pas grave : somme toute, ce ne sont que de jolis dessins sur un bout de papier...

Le fantôme de la gare du Midi

Spectre. — 7h20 du matin. Sur un des quatre escalators reliant la station de métro au grand hall de la gare de Bruxelles-Midi, j'aperçois un fantôme. Je monte vers le monde des vivants quand lui descend vers son univers souterrain... C'est Vinge ! (Ou alors son sosie.) Il regarde droit devant lui, les yeux tristes, l'air hagard, comme d'habitude... Il ne me voit pas. — Mais qu'est-ce qu'il fout là, celui-là ? Est-ce vraiment lui ? J'ai comme un doute. Je me rappelle par ailleurs que j'avais promis de l'appeler, un de ces jours.
La souffrance des hauts QI.  — « Si vous avez une grosse... mémoire [ouf, j'ai eu peur !], si vous avez une intelligence fulgurante, alors vous devriez tester votre quotient intellectuel. Au-delà de 130, vous serez considéré comme un surdoué... » C'est de cette manière qu'est introduit au JT d'hier soir, sur France 2, un reportage sur « la vie compliquée des surdoués », que Charlotte mentionne durant notre matinée de travail hebdomadaire dans les dépôts d'archives...

« Vous allez le voir, ce n'est pas un ticket pour une vie réussie », conclut le présentateur, David Pujadas... Au début du reportage, la caméra s'appesantit longuement sur un adolescent à lunettes, archétype du surdoué introverti victime de TOC, qui tente d'aligner avec une minutie extrême une petite pile de DVD sur son étagère. Le gamin se retourne : « Si vous filmez ça, ça va durer deux heures, hein... » — Je me demande comment cette scène a été tournée... J'imagine le caméraman expliquer au jeune homme : « Bon alors là, on va te filmer pendant que tu mimes un de ces fameux TOC dont tu nous as parlé, pour que le téléspectateur puisse comprendre que tu es différent, et aussi le calvaire que tu vis au jour le jour. » J'ai l'impression de regarder un reportage animalier... La narratrice : « Il ajuste, il compte, il range... Ce geste le rassure, alors Sacha le répète, imperturbable. » Elle aurait pu parler avec le même ton de voix de la reproduction du gnou en période de rut. — Mais passons ! Ce jeune homme décrit dans le reportage comme étant un surdoué (et qui semble en faire une marque de fabrique) ne paraît pas avoir une vie très funky : il est constamment montré du doigt, a raté de nombreuses fois ses études, est sous antidépresseurs, dans une famille d'accueil, etc.

Plus loin dans le reportage, une mère à côté de la plaque explique face à la caméra : « Leur cerveau traite des millions d'informations tout le temps, tout le temps, tout le temps... Sans arrêt... C'est-à-dire qu'il n'y a pas de pause... Dans leur tête, il n'y a pas de pause... » — Est-ce à dire que dans le cerveau des « gens normaux », il y a des pauses ? 
Plus loin encore, le reportage vire à la réunion des surdoués anonymes (du genre : « Bonjour, je m'appelle Timmy et j'ai un gros cerveau. Aujourd'hui, c'est mon troisième jour sans réfléchir... »). En scène : un petit comité de surdoués qui se sont regroupés pour parler de leurs angoisses. L'un, architecte, raconte qu'il est incapable de mentir ou de faire des compromis : la relation avec les autres doit être « honnête, franche, profonde, intense ». Une autre a quant à elle pratiquement laissé tomber toute forme de relation amicale : « La solitude me va bien... »
Retour à la discussion avec Charlotte. Celle-ci ne comprend pas le rapport entre le fait d'être surdoué et celui d'être honnête et/ou incapable de faire des compromis : « L'honnêteté, c'est un concept moral, ça n'a rien à voir avec l'intelligence... » Et Wynka de rajouter : « La preuve, c'est qu'il paraît que j'ai un QI très bas... Et pourtant je suis très honnête ! » (Sacrée Wynka !)  — Par ailleurs, au cours de ma vie, j'ai connu un certain nombre de personnes à la fois très intelligentes et malhonnêtes, menteuses, manipulatrices... Somme toute, l'honnêteté ou la malhonnêteté ne sont rien d'autre qu'une mise en équation morale qui dépend de la réponse et de l'importance que l'on donne à la question : « Pourquoi dire la vérité si le mensonge semble a priori plus profitable ? » — L'honnêteté et la franchise sont des plantes rares, qu'il conviendrait d'arroser beaucoup plus amoureusement que ces concepts flous et hautains d'intelligence et de sur-don... Car quand j'y réfléchis un tant soit peu, être surdoué (soit encore plus doué que ceux qui sont doués), ça ne veut pas dire grand-chose.

Je comprends et partage cependant les propos de l'architecte interviewé : tout doit être pleinement ou ne pas être ; le juste milieu est une triste farce : soit c'est blanc, soit c'est noir, mais par pitié ne me parlez pas de gris ! S'il s'agit de vivre une relation humaine fadasse, alors mieux vaut ne rien vivre du tout. Le rapport de cette façon de voir les choses avec l'honnêteté et à la franchise est évident. Par contre, celui avec les surdoués est plus que ténu.  — Ce reportage mélange des choses qui ne peuvent pas être mélangées.

Niquage de reliure. —  Salle de lecture, fin d'après-midi. Je feuillette, à la recherche d'horribles fautes, les mémoires que viennent de remettre deux de nos stagiaires en bibliothéconomie. J'en fais tomber un maladroitement sur la table, détachant une partie de la reliure...

« Mais tu es en train de niquer toute la reliure ! crie Sylvette.

— Mais non, mais non, elle n'est pas cassée... Regarde... Je ne nique jamais rien, tu le sais bien... »
Après quelques secondes de réflexion, je ne peux m'empêcher de rajouter :
« ... ni personne, d'ailleurs. »
(Et je me rends compte après coup que cette saillie verbale est, pour tout dire, d'une très grande vulgarité.)

Blog de Fred Jr. — C'est nouveau, ça vient de sortir : mon grand ami Fred Jr se lance dans le blogging. Son journal s'intitule « Je n'aime pas les blogs »  — ou comment s'inscrire dès le début dans le paradoxe le plus retentissant ! —  et, pour autant que je puisse en juger, reprend dans les grandes lignes le même principe que celui qui prévaut ici, à savoir décrire des pans de vie, mettre en scène des passions, avancer des idées...

Sur la forme néanmoins, son blog, en phase de lancement, diffère beaucoup du mien : alors que je suis un maniaque du contrôle au point d'aller vérifier pour la huitième fois l'orthographe et le style d'un article quatre mois après sa parution (il y a encore beaucoup de boulot à ce niveau), Fred, lui, est exactement à l'opposé de cette démarche... Toute personne le connaissant comprendra aisément où je veux en venir : Fred Jr est du genre à brûler le syllabus d'un cours après avoir réussi l'examen ou à écrire un article et ne plus jamais y revenir. Il ne se relit pas. Il est impulsif. Du coup, même ses titres d'articles contiennent des fautes... — Comment donc arrive-t-il à dormir voire à survivre en sachant pertinemment qu'il y a encore des erreurs quelque part dans ce qu'il a écrit ?

C'est mon ami Fred tout craché. Quand nous travaillions ensemble, nous avions une manière tellement différente de fonctionner que nous étions au final d'une très rare complémentarité. Mais c'est une autre histoire, qui sera etc. etc.