« Hiver noir à Middelheim » (texte d'adolescence)

Ce week-end, ma mère a exhumé une partie de mes « vieux papiers » : des exemplaires du journal que je rédigeais, d'abord sur machine à écrire puis sur Commodore PC-10, quand je n'étais encore qu'un gamin ; les bandes (mal) dessinées décrivant ma famille proche, réalisées un peu plus tard, à la sortie de l'enfance ; et enfin une nouvelle fantastique écrite en quatrième secondaire (1995-1996), intitulée Hiver noir à Middelheim. — J'attends toujours que ma maman retrouve dans son grenier ma toute première histoire, un sombre récit de pirates écrit en première primaire dans une orthographe plus que douteuse, que je me ferai un plaisir de poster ici-même lorsque je l'aurai en main, juste pour rigoler un bon coup.

En attendant, aujourd'hui, je me suis mis en tête de publier telle quelle la nouvelle susmentionnée. Il s'agit d'une bête enquête de détective privé au sein d'un supermarché démoniaque, débouchant sur une évocation très faiblarde et moralisatrice de la lutte entre le Bien et le Mal. Je n'ai effectué que quelques modifications mineures par rapport au texte original : correction de trois coquilles et de cinq fautes d'orthographe manifestes ; ajout/suppression de quelques majuscules et signes de ponctuation. Pour le reste, la forme comme le fond restent inchangés.

Deux constats : en premier lieu, le lecteur attentif s'amusera sans doute à retrouver dans ce texte des tournures de phrase, des idées et des « effets de style » qui me sont propres encore aujourd'hui (dans un sens, on pourrait dire que ce texte constitue une sorte de « forme primordiale » — une gestalt ? — de mon écriture actuelle) ; en second lieu, il sourira certainement devant le manque flagrant de maturité et de maîtrise de l'ensemble. On voit que je veux créer un suspense, mais je me ramasse lamentablement. — En bref : merci d'être indulgent ! J'avais à peine seize ans à l'époque et, pour couronner le tout, j'avais de l'acné !

Hiver noir à Middelheim

CHAPITRE PREMIER

« Sachez que vous n'êtes pas le premier à qui je viens demander de l'aide. Tous les autres ont refusé. »
La figure qui se trouvait de l'autre côté du bureau était celle d'un homme déchiré par la terreur et l'épouvante. Il venait d'entrer en poussant énergiquement la porte et s'était laissé tomber dans le fauteuil en cuir destiné aux clients.
« Tous les autres ?
— La police, la gendarmerie et quelques détectives de renom. »
D'épouvanté, le visage de l'homme devint déterminé :
« Je n'irai pas par quatre chemins, Monsieur : ça fait une semaine que je cherche en vain un homme capable de m'aider dans une affaire qui, je vous l'avoue, n'est pas des plus claires.
— Je vous écoute.
— Je suis veilleur de nuit depuis plus de vingt ans dans la grande surface du village voisin, Middelheim. Eh bien voyez-vous, ce supermarché, qui porte le nom d'Aubahn, est le théâtre de phénomènes étranges. »
Mon esprit de détective, rationnel, ne put s'empêcher de caler à l'idée qu'il s'agissait de « phénomènes étranges », mais je laissai continuer ce brave homme que je commençais à soupçonner d'être atteint d'un début de folie.
« Je sais que vous me prenez pour un fou, comme toutes les personnes que j'ai vues avant vous. Mais je m'obstine... Il faut me croire !
» Je suis veilleur de nuit, je vous l'ai déjà dit, et mon travail consiste à m'installer dans la salle de contrôle des caméras du magasin et de veiller à ce que tout soit en ordre. Travail tranquille, vous direz.
» C'est pendant que je lisais un livre, vers deux heures du matin, que le premier événement surnaturel apparut : les caméras se sont éteintes les unes après les autres et je ne voyais plus que...
— Il n'y a rien d'anormal à ça... Peut-être seulement une avarie.
— C'est ce que j'ai cru au début. Mais il n'y a pas que ça ! Soucieux de résoudre le problème, je suis descendu au sous-sol, là où se trouve la pièce dans laquelle tout le réseau électrique du magasin est installé.
— Et...
— Et je n'y suis jamais parvenu. La porte ne s'ouvrait pas.
— Allons, allons, c'était juste un problème de serrure, je ne vois pas de mystère dans tout ça.
— Ce n'était pas un problème de serrure, j'avais les clefs. Non, ce n'était pas ça ! Je sentais comme un force qui retenait la porte et contre laquelle je ne pouvais rien faire. Alors, je suis remonté : les caméras marchaient de nouveau et c'est à ce moment que j'ai vu la chose. »
Ça devenait de plus en plus saugrenu et je ne sus à ce moment que penser. Fallait-il le laisser poursuivre ? Je décidai de lui laisser une dernière chance de s'expliquer :
« La chose ?
— Oui, Monsieur, si l'on peut donner le terme de "chose" à l'abomination que j'ai vue ! Une matière verte et gluante qui s'étendait à vue d'œil sur les étagères. Elle sortait du carrelage et grimpait lentement sur les rayons en faisant tomber toutes les boîtes de conserve sur son passage. Répugnant ! »
Cet homme était fou, telle fut ma conclusion en entendant un tel délire. Oui, il ne pouvait être que fou, ou alors...
« Ne vous est-il jamais arrivé d'emporter de l'alcool à votre travail ? dis-je ironiquement.
— Vous prenez cette vision pour du delirium tremens ! Au travail comme chez moi, j'ai toujours été sobre !
— Soit. Et qu'avez-vous fait après la vision de cette créature ?
— J'ai éteint les caméras et je suis resté bloqué dans mon fauteuil tout le reste de la nuit. Et le pire, c'est qu'au petit matin, il n'y avait plus aucune trace ni de la chose, ni des dégâts qu'elle avait causés ! Tous les soirs, depuis cette nuit, j'ai peur de la voir arriver !
— Et ?
— Plus rien !
— C'est bien ce que je pensais, tout s'explique : vous avez paniqué lorsque les caméras sont tombées en panne et vous avez été victime d'une hallucination !
— Impossible !
— Qu'en pense votre chef ?
— Je ne lui en ai pas parlé ! Il me jetterait à la porte !
— Mouais, écoutez, je ne peux rien faire pour vous, à part vous donner l'adresse d'un excellent psychiatre.
— Et un de plus ! »
Sur cette phrase, l'homme se leva, jeta désespérément une carte sur le bureau et s'en alla en claquant la porte.

Pierre Dumanoir
24, rue du Moulin
1211 Middelheim
TEL. : 080/24.06.54

Je savais maintenant que cet homme persévérant s'appelait Pierre Dumanoir.

CHAPITRE II

Les trois jours qui suivirent la visite du pauvre homme, je ne sus que penser de son histoire. Les récits narrant la présence de forces surnaturelles dans certains lieux, je n'y avais jamais cru.
Pourtant, aussi bizarre que cela puisse paraître, Pierre Dumanoir m'avait intrigué en racontant ses « mésaventures ». C'est pourquoi je pris la décision de me rendre à Middelheim et de mener ma petite enquête.

J'arrivai à la gare de Middelheim dans la soirée. Les deux villages étaient espacés de dix kilomètres et seuls deux trains s'arrêtaient par jour. C'est pour cette deuxième raison que je louai une chambre dans le seul hôtel de la localité.
C'est à sept heures que je me rendis pour la première fois au magasin qui avait causé tant de frayeur à ce cher Dumanoir.
C'était un magasin accueillant qui surplombait une petite colline légèrement boisée. Son parking s'étendait sur deux étages.
À l'entrée, un homme déguisé en pingouin — cet animal était sans aucun doute la mascotte du magasin — distribuait des prospectus. Il m'en donna un. C'était de la publicité pour la chaîne Aubahn. Sur le recto de la feuille, se trouvait l'image du pingouin habillé en Saint-Nicolas avec son inséparable crosse dans la main droite. Au verso, des bons d'achat.
J'entrai dans le bâtiment. Les premières choses qui attirèrent mon attention furent les six pingouins-Saint-Nicolas qui distribuaient des bonbons aux enfants. Je les observai un bon moment avant de reprendre ma route. Dix mètres plus loin, je me retournai de nouveau vers eux.
Un homme regardait fixement les palmipèdes avec un air inquiet. Mais oui ! Cet homme, c'était Pierre Dumanoir. Je ne l'avais même pas reconnu parmi la foule. Il était appuyé contre le mur d'entrée.
J'allai à sa rencontre, l'appelai. Pas de réponse.
J'arrivai derrière lui, lui donnai une tape amicale sur l'épaule.
Les événements se précipitèrent : Pierre tomba, raide comme un piquet. Je remarquai des tâches de sang sur ses vêtements à plusieurs endroits du corps, notamment au cœur. Je sursautai d'effroi : Pierre était mort. Un groupe de personne m'entoura. Mon esprit se troubla, mes yeux picotèrent, je vis deux employés s'approcher de moi. Des cris stridents me percèrent le tympan. Je m'évanouis.

CHAPITRE III

La pièce dans laquelle je me réveillai était remplie de fumée. J'étais couché dans un fauteuil et deux hommes étaient assis en face de moi.
« Vous voilà enfin réveillé. Je suis le gérant du magasin, Henri Brémontier. Et voici l'inspecteur Gérard Swift. »
L'inspecteur Swift, un gros moustachu qui fumait constamment la pipe, commença à parler d'une voix grave.
« Il y a eu un meurtre. Et qui dit meurtre dit coupable. Et qui dit coupable dit suspects. Or Monsieur, vous étiez sur le liste des suspects. Mais... Après examen minutieux de votre cas, je ne vous crois pas coupable. Car qui dit examen minut...
— Abrégeons, coupa sèchement Henri Brémontier.
— Hum... Vous ne portiez pas d'arme sur vous et tous les témoignages prouvent votre innocence. Vous allez donc seulement nous servir à voir un peu plus clair dans l'...
— Vous connaissiez la victime ? interrompit encore plus sèchement le gérant du magasin.
— Dites donc, est-ce vous ou moi qui menez l'enquête ? Connaissiez-vous personnellement la victime ?
— Je suis détective privé, vous le savez sûrement. Pierre Dumanoir était en quelque sorte un client.
— En quelque sorte ?
— Oui, j'ai refusé son affaire.
— Son affaire...
— Suis-je obligé de vous en parler ?
— Ça pourrait simplifier les choses. »
J'étais un peu méfiant. Raconter toute l'histoire à l'inspecteur Swift ne me dérangeait pas mais j'éprouvais une certaine antipathie à l'égard du gérant. Et puis, je briserais le secret professionnel. Mais je pensai à ce qu'aurait fait Pierre dans une telle circonstance : il aurait sans doute tout expliqué.
Je leur racontai toute l'histoire, sans en déformer une seule phrase.
« Sornettes ! Balivernes ! Si j'avais su ça, je l'aurais renvoyé sur le champ ! »
Je m'attendais à ce genre de paroles de la part de Brémontier. Par contre, la conclusion de Swift était beaucoup moins prévisible :
« Le rationnel n'a pas réponse à tout, mon cher Brémontier. Vous avez encore à apprendre. »
La remarque était d'autant plus bizarre qu'elle émanait d'un policier. De plus, elle avait été formulée à la manière de l'instituteur qui réprimande l'élève.
L'inspecteur changea subitement de sujet.
« Vous n'avez rien remarqué de particulier lorsque vous avez découvert le cadavre ? Quelque chose de louche ?
— À part les pingouins, rien.
— Les pingouins ? demanda le gérant d'un air étonné.
— Oui. Les hommes déguisés en pingouin à l'entrée. »
Le vieil homme éclata de rire.
« Bon sang, s'il y avait eu des pingouins dans mon magasin, je le saurais. Où vous croyez-vous ? En Arctique ?
— Je les ai vus, je vous dis ! Ils donnaient des bonbons aux enfants.
— Écoutez, n'importe quel gamin du village vous dira qu'il n'a jamais vu de pingouins dans mon magasin. Et il ne mentira pas puisque je n'ai jamais acheté de déguisements. »
Je vis à son regard qu'il ne plaisantait pas et ressentis le sentiment qui avait dû tant de fois assaillir Pierre Dumanoir : le sentiment d'être pris pour un fou, un anormal.
Swift ne disait rien. Il semblait me comprendre. Je sortis de la pièce en claquant la porte.

Durant tout l'interrogatoire, aucun élément ne m'avait permis de savoir où je me trouvais et quelle heure il était. Il était minuit et j'étais au rez-de-chaussée du commissariat.

Je marchais dans les rues étroites qui menaient à l'hôtel quand l'inspecteur vint me rejoindre pour me dire quelques mots.
« Le temps qui m'était imparti pour chasser Brémontier est écoulé. Je dois retourner chez moi, très loin. Plus loin que vous ne le pensez. Beaucoup plus loin. »
Sur ces mots, il disparut dans les ruelles aussi vite qu'il n'était apparu.
Un personnage mystérieux, ce Swift.

CHAPITRE IV

La bibliothèque de Middelheim était aménagée dans l'ancienne école du village. Elle se trouvait dans la prolongation d'une petite allée de chênes qui devaient certainement avoir été plantés au siècle dernier.
Dès le moment où j'ouvris la porte, l'odeur des vieux bouquins me submergea. L'intérieur était composé de deux pièces : une grande salle dans laquelle les livres débordaient des rayons et une plus petite qui semblait servir de salle de lecture.
J'entrai dans la grande salle.
« Tiens ! Un client ! Les clients se font rares, vous savez. C'est bien dommage. Les gens ne lisent plus assez ! »
La bibliothécaire lisait un roman d'épouvante. Elle le posa.
« Qu'est-ce que je peux faire pour vous ?
— Je recherche des journaux ou des chroniques relatant certains faits qui se seraient passés dans le magasin Aubahn.
— Drôle d'idée. Je vais vous trouver ça. »
La femme se leva et se perdit dans les hautes étagères.
« Voilà. J'ai trouvé, tenez. Vous avez de la chance. On a fait beaucoup d'articles sur ce magasin. Je me souviens, ils ont eu beaucoup de mal à l'édifier.
— Ha bon ?
— Oui. Figurez-vous que les architectes n'avaient pas pris en compte le fait qu'ils construisaient Aubahn au-dessus des galeries de l'ancienne mine. Tout est marqué dans les journaux. Vous les lirez chez vous ?
— Non, non, je vais m'installer dans la salle de lecture. Merci. »

Je lus une dizaine d'articles que l'on pouvait résumer comme ceci.
C'est en janvier mille neuf cent soixante-huit que Gustave Aubahn décida de construire son neuvième magasin à Middelheim.
Les constructeurs eurent effectivement quelques difficultés : ils avaient négligé l'existence des tunnels souterrains de l'ancienne mine de charbon.
Brémontier fut nommé gérant dès l'ouverture du magasin. Il ne se passa rien durant plus de onze ans.
Le douze février mille neuf cent quatre-vingts, une jeune cliente fut retrouvée déchiquetée dans le rayon boisson du magasin. La presse resta très discrète à ce sujet. Le criminel ne fut jamais retrouvé.
Il n'y eut plus d'événements de ce genre jusqu'à la mort de Pierre Dumanoir.
Je n'arrivais pas à faire une liaison entre ces deux meurtres.

Alors que je rangeais les journaux, j'entendis la porte d'entrée s'ouvrir. Des bruits de pas résonnaient de plus en plus fort. Quelqu'un entra dans la pièce.
« Vous devriez partir avant qu'il ne soit trop tard. »
J'avais déjà entendu cette voix. Je me retournai : c'était Pierre Dumanoir. J'étouffai un cri.
« Je vous donne un dernier conseil avant de partir pour l'éternité : allez-vous-en. Rentrez à l'hôtel, faites vos valises et allez-vous-en avant qu'il ne soit trop tard. Ils sont déjà à vos trousses !
— Que... Comment ?
— Vous avez appelé ? demanda la bibliothécaire dans l'autre pièce.
Pierre Dumanoir n'était plus là. Il m'avait parlé sur un ton monocorde, dénué de toute vie, et avait disparu.

CHAPITRE V

Les premiers flocons de neige tombèrent dès la matinée. Au crépuscule, les routes étaient impraticables.
Il fallait pourtant que je sorte : je devais mettre un terme à toutes ces énigmes, même après le terrible avertissement d'hier.
Je n'arrivais toujours pas à comprendre ce que j'avais vu. Je devais pourtant me rendre à l'évidence : ce qui se passait dans Middelheim était quelque chose d'extraordinaire, inexplicable par la science.
Je sortis aux environs de six heures et demie. Une brise glacée me balaya le visage dès l'ouverture de la porte. Je sentis le froid s'imprégner en moi malgré la grosse écharpe en laine qui me couvrait une grande partie du visage.

Le parking du magasin était désert. Pas une seule voiture. Il y avait de l'agitation à l'intérieur du bâtiment.
J'entendis un hurlement. Un homme sortit du magasin en courant. Un pingouin le pourchassait muni d'une hache. Cette dernière s'abattit dans le dos du malheureux, qui s'écroula instantanément. L'oiseau retourna dans le magasin.
Tout à coup, ce fut la panique. Des personnes s'enfuirent en tous sens, poursuivies par la bande de pingouins. Une vision d'horreur. Je ne savais rien faire.
C'était affreux. Plus de vingt cadavres gisaient dans la neige — si l'on pouvait encore appeler ça de la neige.
J'étais terrifié.
Une voix démoniaque résonna. Il m'était impossible de savoir de quel côté elle venait. Peut-être n'existait-elle que dans ma tête.
« Monsieur le détective... Monsieur le détective... Allons, n'ayez pas peur. Avouez que ce n'était pas très prudent de rester. »
La voix qui me parlait n'était pas celle d'un homme ou d'une femme. Une personne capable de produire un tel son ne pouvait être totalement humaine.
« Vous allez vous diriger vers l'entrée du magasin. N'ayez pas peur. Mes gardes ne vous feront aucun mal. »
Je ne pouvais refuser. La voix m'hypnotisait. Je rentrai dans le magasin. Les pingouins ne me firent effectivement aucun mal.
« Vous allez maintenant vous rendre au sous-sol. »
Pendant que j'avançais, la voix continuait à vibrer.
« Tous les éléments perturbateurs, j'ai dû les éliminer. Il y a d'abord eu cette jeune fille, qui a vu ce qu'il ne fallait pas voir, dans le rayon boisson. »
» Pierre Dumanoir savait, lui aussi, bien trop de choses. Et maintenant il y a vous. Vous, le minable détective. Mais je ne vais pas vous tuer avant de vous avoir dévoilé le secret. Vous avez bien le droit de savoir, non ? »

La porte du sous-sol était ouverte. Tout en descendant, je vis dans la pâle lumière la tête d'Henri Brémontier. Je découvris une seconde plus tard le corps sur lequel elle était « fixée ». Ce n'était pas un corps humain. C'était une matière verte et gluante qui ressemblait étrangement à celle que Pierre avait vue dans les rayons du supermarché.
« Qui êtes-vous ? »
J'avais dit lentement ces mots en essayant d'articuler le mieux possible malgré la paralysie causée par la terreur.
« Je suis le Mal. Je suis une de ces créatures qui existent depuis la nuit des temps et qui incarnent le côté sombre de l'âme humaine. »
» Je suis l'intolérance, je suis l'égoïsme, l'orgueil, l'indifférence, la méchanceté, l'avarice, la violence, le mensonge. Je suis tout ça en même temps, je suis le Mal.
— Qui vous a créé ?
— Qui ? Haha ! Mais vous, bande d'imbéciles. Depuis que la race humaine et son intelligence existent sur la Terre, la haine n'a jamais quitté le monde ! C'est vous, avec vos guerres stupides, vos génocides sanglants, qui m'avez inventé. »
Je n'osai placer que trois mots.
« Et le Bien ?
— Le Bien est là, hélas, et il m'a retrouvé. Il va falloir que je change encore d'endroit. Il se trouve lui aussi dans l'esprit des hommes. C'est lui qui nous persécute. Je me cachais sous la couverture d'un gérant de magasin depuis plus de vingt ans. Mais il a découvert ma cachette. Ils vont bientôt venir à ma rencontre.
» Je sais que tu ne comprends rien à mon histoire. Ça n'a aucune importance de toute façon. Je vais te tuer. »
J'essayai désespérément de « ralentir » la mort.
« Et les pingouins ?
— Les pingouins ne sont rien d'autre qu'une partie de moi. Leur forme n'est qu'illusion. Derrière leur costume, se cache la même matière que celle qui me compose. Je m'étais servi de cette matière pour effrayer Pierre Dumanoir — un de mes passe-temps, en quelque sorte — mais celui-ci commençait à en savoir un peu trop, comme toi... Tu vas mourir, maintenant. »
Il y eut un bruit dans les escaliers. Je me retournai. Les pingouins arrivaient et déjà levaient leur hache.
Les lames s'abattirent sur moi. Je fermai les yeux. Quand je les rouvris, il n'y avait plus de pingouins, plus de haches, et plus de Brémontier. Une personne se tenait immobile dans les escaliers. Je reconnus Swift.
« Je suis revenu », dit-il simplement.

ÉPILOGUE

L'inspecteur était assis en face de moi dans le fauteuil destiné aux clients.
« Et voilà, Swift, Middelheim peut dormir sur ses deux oreilles : son magasin n'aura plus jamais de démons comme locataires. Vous avez détruit le Mal sans grande difficulté.
— Ne soyez pas si naïf, je n'ai fait que le chasser. Détruire le Mal, ce serait détruire l'humanité toute entière.
— Vous voulez dire que le Mal peut apparaître n'importe où et n'importe quand ?
— Bien sûr. Sans lui, l'équilibre de l'Univers tout entier serait menacé. Je n'ai fait que l'éloigner. »
Il y avait une question qui me trottait dans la tête depuis assez longtemps. Je devais la poser.
Je marchai vers la fenêtre et regardai les gens, en bas dans la rue, avant de demander...
« Qui êtes-vous, Swift ? »
Je me retournai et découvris avec rage que je parlais à une chaise vide.

Les petits paragraphes dominicaux (1)

Rêve de foie. — Un rêve au milieu de la nuit de samedi à dimanche : je suis devant un médecin généraliste inconnu (une femme, je pense) et me plains d'élancements au niveau du côté droit du ventre. Je demande au médecin : « C'est le foie ? » Elle soulève mon tee-shirt et enfonce vivement son index dans un repli de peau, exactement comme Panoramix (et d'autres) sur le pauvre Abraracourcix dans Le Bouclier arverne. Je hurle de douleur. Elle me dit : « C'est la vésicule biliaire ! » Je lui réponds (car je manque de fantaisie, même dans mes rêves) : « Impossible ! Je n'ai plus de vésicule biliaire ! On me l'a enlevée en octobre ! » Elle insiste : « C'est à coup sûr la vésicule biliaire ! » Je lui redemande si ça ne peut pas être le foie, mais elle est catégorique : « Non, c'est la vésicule biliaire ! Regardez ! », et elle appuie à nouveau au même endroit... et je me remets à hurler... C'est à ce moment que je me réveille... Je touche mon ventre pour me rassurer... Pas la moindre douleur... (Détail amusant : entre « foie » et « folie », il n'y a qu'une lettre de différence.)
Rami. — Ma mère et moi-même apprenons le rami (version simplifiée) à Gaëlle. Il était temps ! Il est impératif qu'elle sache jouer aux cartes, au moins au rami et à la belote. Ces deux jeux-là font partie de la vie familiale depuis longtemps. Franchement, à quoi seraient vouées les nuits chaudes du mois d'août à la campagne sans la belote avec l'oncle, le cousin et l'un ou l'autre parent ?
Kerokko Demetan. — Non, mais v'là-t-y pas qu'il demande un vin blanc à ma mère, comme si de rien n'était. Chez moi. Dans le jardin de la maison familiale. Je reste en retrait avec ma grand-mère, ma tante, ma cousine et son compagnon, en l'ignorant complètement. (Plus tard, au moment d'écrire ce texte, j'y réfléchis et je me dis que c'est moi qui ai clairement un problème.)
Dialectique muette.  — Jamais je n'oserais exprimer dans un blog, ni même dans un journal intime cadenassé, les pensées qui parfois me traversent l'esprit. Certaines dialectiques (ici un choix entre telle et telle action) me semblent tellement radicales qu'elles ne peuvent que rester sous silence. Mais alors, pourquoi l'écris-je ici à demi-mot ?

Mur. — Vus aujourd'hui (et presque tous les jours, de plus en plus souvent) dans les stations de la STIB : des gens qui montent sur le portail d'entrée et l'enjambent pour éviter de payer leur trajet. — Conclusion : construis un mur et tu créeras par la même occasion la population de ceux qui voudront le franchir. Ceci est valable dans de nombreux domaines : militaire, informatique, médiatique, mental, etc. (Idée à creuser, pour une prochaine fois.)


Libre-service. Jeudi dernier, je donnais à la propriété intellectuelle la définition suivante : « absurdité sans nom ». La question qui suit presque directement cette définition est (du moins me semble-t-il) : « Et toi ? Tu aimerais que quelqu'un vienne sur ton blog, en pique tout ou partie de son contenu et le publie "autre part", sans mentionner que tu en es l'auteur ? » — À moins de me contredire sur toute la ligne, il ne peut y avoir qu'une seule réponse à cette question : je n'en ai strictement rien à battre que quelqu'un reprenne mes textes et les recopie pour sa propre pomme. Les deux seules opérations qui me mettraient vraiment en rage sont : 1) que quelqu'un en tire du fric (même si je ne sais trop comment) ; 2) que quelqu'un modifie ou raccourcisse mon propos tout en continuant à m'en attribuer le sens. (Dans les autres cas, je regarderais sans doute la démarche d'un air moqueur, en me disant que celui ou celle qui publie mon texte en s'en attribuant tout le mérite manque cruellement de personnalité.)

Réclusion

Get back home. — « All that I'm asking tonight is that I make it back home alive. No explosions, no crashes, no fights. I wanna get back home... Back home... Back home... I wanna get back home... Back home tonight. »

Lost on Yer Merry Way by Grandaddy on Grooveshark


Gaëlle. — Chez mes parents. Ma fille me montre les horribles hologrammes de voitures en mouvement contenus dans certains œufs Kinder et m'en réexplique le fonctionnement approximatif, que je lui avais appris il y a quelques mois. Je lui dis : « Tu retiens tout ! » Sa réponse vaut le détour... Elle me montre sa tempe et me lâche, toute contente : « Oui, quand on me dit un truc, ça s'écrit là ! Et quand il y a trop de trucs, je regarde un dessin animé, comme ça tout ce que j'ai appris redescend et après, je peux de nouveau recommencer à apprendre de nouvelles choses ! »

« Papa ? Si je prends l'hologramme en photo, on verra toutes les images en même temps sur la photo ou bien une seule ?
 — Euh... »


« J'ai préparé un discours. Vous voulez bien venir l'écouter dans ma chambre ?

— On est tous dans la salle à manger, là, Gaëlle... Tu peux nous le faire ici, ton "discours" !
— Oui, mais je ne veux pas que d'autres personnes l'entendent, car c'est un secret !
— Mais il n'y a que nous pour le moment !
— Oui, mais si quelqu'un arrive pendant que je fais mon discours, il risque de l'entendre !
— Mais non... Personne ne va venir pour l'instant.
— Bon... D'accord... (Elle s'en va chercher une série de croquis.) Voilà : j'ai créé une machine pour que les objets soient vivants. Avec cette machine, par exemple, la vaisselle se fait toute seule !
— Ha ! Elle est géniale ta machine, lui lance ma mère.
— Les voitures se conduiraient toutes seules aussi. Et la lune se mettrait à parler parce qu'elle serait vivante !
— Ha ! C'est bien, ça... »
(Ensuite, Gaëlle regarde la lune et la voiture qu'elle vient de dessiner sur une de ses feuilles et commence à les raturer, pour une raison inconnue... Et c'est ainsi que se termine son « discours ».)

Spectacle manqué. — J'aurais dû aller voir la pièce de théâtre dans laquelle Léandra joue plusieurs rôles, ce soir à La Louvière. Mais non. Dans un accès d'égoïsme sédentaire — donc sans autres raisons que ma forte volonté de rester immobile et ma répulsion à voir du monde pour le moment —, j'ai décidé de rester chez mes parents. Léandra est déçue (je la comprends)... Et moi, si je continue comme ça, je vais finir par me retrouver dans le monde lovecraftien que je suis en train de me forger tout seul comme un grand... Un univers de solitude...

Cœur de lézard

A lizard in the spring. — « Well I wish I was a tiny little lizard in the spring... Well I wish I was a tiny little lizard in the spring, 'cause a lizard in the spring can do about anything his tiny heart desires. » (Il n'est pas bringuebalé entre sa volonté de liberté et le carcan social, lui !)


Les papys dragueurs. — Dans le train Bruxelles-Namur, en début d'après-midi, une grande blonde aux yeux bleus, jeune, jolie et élancée (le genre « suédoise » mais avec un accent du Brabant wallon) est installée à une banquette de distance de la mienne. Sur le siège à côté d'elle, un énorme sac à dos de voyage. Elle revient — je l'apprendrai plus tard d'un voyage d'un mois à Madagascar et rentre chez elle, du côté d'Ottignies.

Deux vieux messieurs s'installent en face d'elle. « Voulez-vous que je bouge mon sac de place ? », leur demande-t-elle gentiment. « Oh, non, non, ne bougez rien du tout, surtout ! On va s'asseoir en face de vous, comme ça on pourra vous regarder. Votre visage est parfait. Beau comme un portrait. » Elle leur fait un sourire jusqu'aux oreilles, rayonne et les remercie. « Vous allez à Saint-Jacques-de-Compostelle avec ce gros sac ? », lui demande un des deux gars, un peu plus tard (curieuse question). Non, répond-elle : elle revient de Madagascar, adore voyager, bla-bla-bla, a déjà été en Inde, « et vous, vous avez déjà été en Inde ? », etc. etc. 

À Ottignies, la jeune femme s'en va avec son gros sac, empêchant les deux papys de mater plus longtemps sa jolie silhouette. — Oh comme j'aurais adoré qu'une fois la dame partie, ils commencent à débiter des vulgarités sur son compte, comme : « Putain, qu'elle était bonne, celle-là, je me la serais bien tapée ! »... Mais non : ils débutent une discussion conventionnelle et banale, en flamand, sur GlaxoSmithKline Belgique...  

Hanter le futur. — Dans la série de science-fiction Fondation d'Isaac Asimov, le mathématicien Hari Seldon invente la « psychohistoire », une science statistique permettant de prévoir les grandes évolutions probables d'une humanité éparpillée au sein de la Galaxie. Grâce à sa nouvelle discipline, Seldon prévoit l'effondrement de l'immense Empire galactique mais, tel Cassandre, sera condamné à ne jamais être cru. Il réussit néanmoins, afin de « limiter la casse », à mettre en place deux fondations, garantes l'une du savoir technologique, l'autre du savoir psychohistorique.

Après sa mort, Seldon réapparaît ponctuellement sous la forme d'un hologramme aux membres de la Première Fondation et, grâce à la psychohistoire, décrit parfaitement à chaque fois (à une notable exception près) l'évolution de la société, ses crises et la façon dont celles-ci ont été résolues...

Je me dis qu'il faudrait un jour que je mette en place un tel système sur ce blog, au cas où... (La chose est faisable dans la mesure où je peux planifier la publication de messages assez loin dans le futur). Toutes les x années après ma mort, un article serait posté. Bien sûr, je n'y commenterais pas les (r)évolutions de l'humanité (je ne suis pas un psychohistorien), mais je reviendrais hanter le monde des vivants avec mes réflexions à deux balles. — « Aujourd'hui, lundi 11 août 2031, une de mes cendres portée par la pluie a découvert le squelette d'un iguanodon, à 370 mètres de profondeur. » J'imagine aussi qu'après mon décès, mes amis divulgueraient à la presse l'existence de ce blog devenu posthume. Je vois déjà le titre : « Il écrivait un article par jour de son vivant et, décédé, continue à donner de ses nouvelles de temps en temps. » Ce serait du plus bel effet et je deviendrais mort et célèbre, comme Stieg Larsson !

De la difficulté...

De la difficulté de créer de la nouveauté. — Je suis avec Yama dans le train de retour vers Bruxelles. À la fin du trajet, s'esquisse une discussion que l'on pourrait résumer de cette manière : qu'il est difficile d'avoir une idée originale, d'inventer du nouveau ! — Yama aimerait, durant sa vie, créer au moins une chose qui n'a pas encore été créée. Lorsque je lui demande dans quel domaine cette création prendrait place, elle me répond : « Ce serait en rapport avec le modelage de la matière. J'aimerais créer un objet agréable au toucher... » Yama se contrefiche qu'une œuvre d'art possède un fond, un sens... Dans son optique, un artiste qui dans une galerie explique le message qu'il a voulu faire passer à travers son œuvre représente le comble de l'horreur. Ce qui intéresse Yama, donc, c'est la forme ! Somme toute, cela rejoint assez bien ce qu'elle disait avant-hier sur la beauté de l'inutilité.

Ce qui ressort par ailleurs de cette discussion est qu'il est fichtrement difficile, voire impossible, de créer de nouvelles formes (d'art, d'idées, de pensées...). Par « nouvelles », j'entends ici « vraiment nouvelles ». Toute création s'inscrit dans un cadre. Tout génie artistique reste l'expression de la société dans laquelle il s'inscrit et les avant-gardistes ne le sont que parce que, dans leur talent, il leur est possible d'aller un peu plus vite que leur temps, de voir un peu au-delà... Mais un artisan médiéval n'aurait jamais pu inventer l'Art nouveau, de même qu'un peintre de la Renaissance n'aurait jamais pu être suprématiste (ou alors par hasard ?).  

Yama mentionne également l'écriture : comment écrire sans influence ? Comment savoir si une plume et un style ne sont pas la plume et le style de quelqu'un d'autre ? Est-ce que je possède une pensée propre, forgée en moi-même sans le moindre apport extérieur ? Il semblerait que non. Tout ce que je peux faire, c'est jouer plus ou moins brillamment avec les symboles disponibles. En filigrane de cette façon de voir, revient l'idée que je ne suis pas le propriétaire de ce que je pense, ni de ce que j'écris. La propriété intellectuelle d'une œuvre ? Une absurdité sans nom !

Épilogue : d'un côté, je suis entièrement déterminé par le système dans lequel je vis ; de l'autre, j'ai à chaque instant devant moi un panel presque infini de possibilités. Face à ce tiraillement extrême et incessant entre fatalisme et liberté absolue, comment veux-tu que je ne sois pas angoissé ?

De la difficulté d'acheter une boule de glace dans une société postmoderne. — Début de soirée, Bruxelles-Midi. Je décide d'attendre Mary en compagnie d'une glace et d'un café, que je commande au petit stand Häagen-Dazs de la gare. L'objectif paraît simple, mais c'est sans compter sur le vendeur qui a apparemment reçu pour mot d'ordre de vendre tout et n'importe quoi aux malheureux clients qui croisent son chemin...


«  Un café "Americano" et une glace vanille, s'il vous plaît.
— Ha... Désolé, nous ne vendons pas de simple glace vanille... Mais nous avons de nombreux goûts délicieux à base de vanille comme "Macadamia Nut Brittle" !
— Non, non... Dans ce cas, je vais prendre une boule "Crème brûlée".
— D'accord. Et un cappuccino, c'est ça ?
Non, surtout pas ! Un "Americano" s'il vous plaît...
— Vous voulez un brownie avec ça ?
— Non, non, pourquoi ?
— Ou une gaufre chaude ? Un cookie ?
— Non, je ne veux rien de tout ça. Juste le café et la boule, s'il vous plaît.
— Si vous voulez du sucre et du...
— Non, non, non... Je veux un café noir... S'il vous plaît. »
(Va-t-il lui aussi me demander si je désire des glaçons dans ma boisson brûlante ? Non : il abandonne, me donne enfin ma commande et passe à la cible suivante.)

De la difficulté d'apprécier un groupe à sa juste valeur lorsque la sono est pourrie.  — Mary arrive à la gare du Midi peu de temps après cet épisode. Elle s'est garée pas loin de là et est accompagnée d'un de ses potes, Gondry. Celui-ci termine des études d'histoire contemporaine à l'ULB. Mary : « Il est de gauche, comme toi. Il est même allé à Lille pour écouter Mélenchon ! » Encore un putain d'historien gauchiste ! Peu après, Bob nous rejoint et nous partons en voiture, direction La Chocolaterie, une petite salle de concert située à Molenbeek.

Moi, je dis : « Attention ! »... Molenbeek est une commune très dangereuse ! Enfin, ça doit être vrai vu qu'on n'arrête pas de nous en parler dans les médias... Ce soir, nous en avons enfin la preuve criante : deux passants rentrant chez eux nous disent bonjour et un gamin fait du patin à roulettes sur le trottoir ! Pire encore : à deux pas de la salle, une bande de jeunes tente de nous intimider : « La Chocolaterie ? Oui, oui, c'est juste là-bas au fond du couloir... Bonne soirée ! » — Demain, c'est décidé, j'écris au courrier des lecteurs du Vif/L'Express pour expliquer à quel point ces quartiers de la ville sont à la limite de la guerre civile.

Sur un des flancs de la petite et sombre salle de concert, est installé un long bar où ils vendent notamment de la Pils de Silly et de la Divine. Au programme de ce soir : Lower Dens. Anecdote amusante : dans mon ignorance crasse, j'ai cru pendant un bon bout de temps que le groupe était mené par un homme assez efféminé, alors que c'est exactement l'inverse. Le leader n'est autre que Jana Hunter, une musicienne d'origine texane installée à Baltimore, Maryland. Avec sa mèche de cheveux qui lui tombe constamment sur le visage, elle me fait penser à un des gamins gothiques dans South Park
Je suis le seul couillon à ne pas avoir vu que c'est une femme.

« La vie est souffrance... La vie n'est qu'une souffrance... 
On nous apprend à croire à des contes de fées aux 
fins heureuses, mais seules les ténèbres existent...
Une noire et déprimante solitude, qui te dévore l'âme. »


Musicalement parlant, rien de nouveau sous le soleil : une batterie métronome dans un pur style « jam Krautrock », des synthétiseurs plutôt « New Wave » par-ci, par-là... Je ne suis pas très emballé sauf, à la limite, pour un ou deux morceaux phare... Faut dire que la sono est assez pourrie et mal balancée : la batterie noie le reste des instruments, les guitares et les voix s'entremêlent... Peut-être aurais-je dû écouter leurs albums avant d'aller les voir ? Ou peut-être suis-je trop à cran ce soir pour apprécier cette musique à sa juste valeur ? (J'ai envie d'être tranquille, chez moi, loin de tout ce bruit...)

Comme un grain de sable dans le cours du temps

Retour sur interviews. — Pendant mon travail, je réécoute en arrière-plan les interviews de syndicalistes socialistes que Wynka et moi avons réalisées jeudi dernier. Je m'entends discuter, poser une série de questions ridiculement hors-sujet et, comme d'habitude, je hais ma voix : je cherche mes mots constamment, à la limite du bégaiement, parle beaucoup trop vite et surtout, surtout... je suis d'une pédanterie qui me laisse pantois. Je parle comme un Namurois qui aurait fait ses études universitaires à Bruxelles et qui aurait essayé, en vain, de prendre l'accent prétentieux des cénacles universitaires de la Capitale. (Aurait ?)

Comme si cela ne suffisait pas, je me rends compte que j'entraîne mon interlocuteur sur le terrain de l'opinion politique, sans doute parce que je trouve celle-ci plus intéressante que le simple étalage de mémoire factuelle. Wynka me dira que c'est globalement positif car, de cette manière, l'interviewé se sent en confiance et se lâche plus facilement sur des sujets sensibles. La médaille a néanmoins un revers : en jouant (inconsciemment) de la sorte, je crée une source brute beaucoup plus difficilement utilisable en termes d'enquête historique. Ci-dessous quelques extraits légèrement remis en forme, sans rapport direct avec l'objectif de l'interview...
Interviewé n°1. Parler en public, ça s'apprend avec l'expérience ! On faisait des assemblées en front commun... Plus de 2000 personnes... Quand vous avez des choses à dire et que vous ne racontez pas des couillonnades ce que Sarkozy a fait hier [au débat du mercredi 2 mai] —, eh bien vous n'êtes pas mal à l'aise. Quand vous ne racontez pas des mensonges, vous n'êtes jamais mal à l'aise... Et ça, les gens le voient !
Moi.
Ils voient l'honnêteté, c'est ça que vous voulez dire ?
Interviewé n°1.
Tout à fait. C'est ça qui a fait perdre le match hier à Sarkozy.
Moi
. Haha, oui ! Mais il est malhonnête depuis très longtemps, celui-là.
Interviewé n°1. — Ouais... Enfin, pour moi, hein... Il y a sans doute des libéraux qui l'ont trouvé impeccable !

Interviewé n°1. On vit une grave menace en ce moment... La situation qu'on est en train de vivre au niveau international, c'est les années 30 ! Vous savez qu'en 1929, il y a eu une crise financière mondiale épouvantable... Et après la crise financière, une crise économique... Et une crise sociale avec une récession épouvantable dans la plupart des pays et notamment en Europe.
Moi.
Et le retour de l'extrême droite.
Interviewé n°1. Et le retour de l'extrême droite au pouvoir, oui ! On revit exactement la même chose ! Le problème c'est que ça s'est terminé par une guerre... C'est vrai que c'est un contexte différent, mais le phénomène est le même ! On part d'une crise financière qui engendre des problèmes économiques et sociaux ; on part de gens qui ont peur... Et quand les gens ont peur, ils votent extrême droite, ils votent pour des gens qui divisent, qui leur désignent le coupable : "il est , c'est les Juifs, c'est les Arabes..." Mais le coupable, ce n'est rien de tout ça : c'est le système... Et l'extrême droite s'est toujours bien entendue avec le système.
Moi.
Enfin, si on veut se rassurer, on peut se dire que, dans les années 30, il y a eu aussi le Front populaire, il y a eu la résistance à Franco... Il faudrait y penser si on doit nous mêmes un jour entrer en résistance !
Interviewé n°1. Exactement ! Exactement !
Moi. C'est vrai qu'on comprend pourquoi après la guerre, le Conseil national de la Résistance a proposé plein de choses qui étaient de nature très solidaire... C'est parce qu'ils ont connu la solidarité pendant la guerre...
Interviewé n°1. Oui. Quand on a vécu des moments comme ça et qu'on a lutté pour finalement rétablir une démocratie, on comprend pourquoi il faut y être attaché !

Interviewé n°2. J'ai mal au ventre quand je vois Di Rupo, par exemple... Mais qu'est-ce qu'il fout là ? Quel mandat est-il en train de remplir ? Moi, je ne sais pas... Je trouve qu'il est nuisible.
Moi.
En tant que Premier ministre socialiste ?
Interviewé n°2. Oui ! Parce qu'il est en train de nous charger de tous les défauts du capitalisme, que le national est en train d'avaler. Quand je vois le programme dirigé par Di Rupo, ça ne peut que nous faire du tort, à nous... Il me fait mal au ventre parce que, si je ferme les yeux et que j'écoute, je ne vois pas la différence entre le programme de ce gouvernement et le programme du PRL [parti libéral belge francophone, réuni aujourd'hui au sein du MR]. Oui mais demain, nous socialistes, quand nous irons aux élections, on va nous reprocher ce qu'a accepté Di Rupo !
Moi. Donc, la seule différence, c'est qu'il est estampillé socialiste et donc qu'on se dit que la pilule passera plus facilement... Mais, en gros ce que vous dites, c'est que c'est la même chose... Que c'est le même programme ; que c'est un programme d'austérité qui ne devrait pas être porté par un socialiste ?
Interviewé n°2. On n'a pas de raison... On n'a pas de raison... Il ne devait pas accepter cette place. Mais c'est l'exemple d'un homme qui a donné trop d'importance à son auréole et pas assez à sa fonction.

Interviewé n°2. (...) [Les pensions extra-légales], c'est très dangereux... Et vous avez beau répéter ça aux travailleurs, ils ne comprennent pas. En prenant des avances pour vivre mieux aujourd'hui, vous travaillez à avoir une mauvaise vieillesse...
Moi.
Vous hypothéquez votre futur, c'est ça que vous voulez dire ?
Interviewé n°2. — Oui, tout à fait !
Moi. Mais actuellement, même au gouvernement, on a presque l'impression qu'en réduisant les pensions légales, ils nous forcent à prendre des pensions qui sont justement extra-légales. C'est une volonté politique de mettre l'économie au privé.
Interviewé n°2. Tout à fait, ça c'est sûr ! Ça, c'est une certitude absolue ! C'est pour ça que j'en veux à un type comme Di Rupo qui a apporté sa caution de Premier ministre à toutes ces manœuvres... Qu'un libéral le fasse, eh bien je dis : c'est dans sa doctrine, c'est normal... Je ne critique pas les libéraux, ils défendent leur genre...
Moi.
Mais qu'un socialiste le fasse, c'est une forme de trahison, c'est ça ?
Interviewé n°2. Oui, tout à fait. Et ça, les gens ne le comprennent pas. Quand je vais défendre ce point de vue, j'ai sur le dos les délégations syndicales...
Moi. 
L'idée, c'est qu'on va vous dire que c'est dépassé, qu'il ne faut plus penser comme ça ?
Interviewé n°2. Oui.
Moi. Et c'est vraiment difficile d'aller contre cette tendance...
Interviewé n°2. Terrible ! Terrible !

L'avenir et l'advenu. — « Ça y est ! C'est reparti ! », lâche au début du temps de midi ma collègue Christiane, mi-résignée, mi-amusée... L'objet de sa gentille petite moquerie : un débat philosophique entre Charlotte et Lodewijk sur le statut qu'il conviendrait de donner à l'avenir. Résumé des positions : pour Charlotte, l'avenir n'a pas réellement d'existence propre ; il n'est rien d'autre qu'une projection mentale. Pour Lodewijk, au contraire, l'avenir n'est pas connu, mais il est en quelque sorte déjà là, quelque part.

Mes deux collègues n'arrivent pas à se mettre d'accord sur l'interprétation d'une phrase comme : « Dans les années 60, l'avenir était plus radieux qu'aujourd'hui. » Pour Lodewijk, c'est un non-sens : qu'on soit en 470 avant Jésus-Christ, en 1960 ou en 10191, un moment dans le temps reste immuable et objectif. Lodewijk dira donc à plusieurs reprises : « En 1960 ou aujourd'hui, 2017 n'est pas plus ou moins radieux. C'est simplement la vision qu'on s'en fait qui change. » Charlotte, au contraire, pense que l'avenir ne peut être considéré que comme une projection mouvante : « Non, 2017 n'a pas de consistance propre. Ce qu'on nomme 2017 n'est rien d'autre qu'une vision par rapport à un instant donné. » Lodewijk : « Pour ceux de 1960, 2010 était l'avenir. Et maintenant cet avenir s'est concrétisé ! » Charlotte : « Non, 2010, c'est l'advenu. Tu confonds l'avenir, qui est une idée, avec l'advenu, qui en est la concrétisation après coup... »
J'apporte mon eau au moulin et prends pour point de comparaison le passé : ce dernier n'a pas non plus stricto sensu d'existence propre et, selon les époques, les cultures et les civilisations, les penseurs ont présenté ce passé comme glorieux (cf. le concept d'Âge d'Or chez les anciens Grecs) ou au contraire miteux (cf. la façon dont certains érudits de la Renaissance considéraient le Moyen Âge, ou encore la vision progressiste de l'histoire mise en avant par les positivistes). Mais à cela, Lodewijk répondra : « Oui, mais là encore, il ne s'agit pas du passé mais d'une vision du passé. »

Voilà ce qui arrive quand on joue avec des mots comme « maintenant », « demain » et « hier » en les détournant de leur usage commun. Si je dis à Léandra : « Hier, je suis allé à la Maison du Peuple » ou « À l'avenir, j'essaierai d'être plus souriant », la phrase sera comprise directement, sans que j'aie besoin de l'expliciter... Mais dès que je place hier ou demain dans une discussion philosophique, je ne m'en sors plus et me tape la tête contre le mur de ma compréhension limitée : «  se trouve hier par rapport à aujourd'hui ? » ; « Demain est-il déjà contenu quelque part ? », « Quel est ce maintenant vécu à chaque instant de ma vie mais qui fuit tel l'impalpable grain de sable à l'intérieur d'un sablier ? » — Ces questions ne devraient même pas être posées. (J'avais pourtant clairement précisé : PLUS DE WITTGENSTEIN dans ce blog, bordel !)
Pieds de plomb. — Dans le train de retour vers Liège-Guillemins, en soirée, à exactement une semaine d'intervalle, je recroise les deux dames qui la dernière fois traitaient de l'usage anal d'un balai. Aujourd'hui, la plus jeune se plaint de son travail :
« Il faut que tu t'imagines ce que c'est de se rendre au boulot avec des pieds de plomb... Chaque matin, tu te lèves sans perspective et tu te dis que tu vas devoir faire ces conneries toute ta vie... Ça me donne envie de me pendre !
 — Mais enfin ! Ne dis pas ça !
 — Je n'aime pas ce que je vois pour le moment... Tout va mal !
 — Tu devrais penser à toi !
 — Ben oui... Mais je vais me retrouver toute seule, tu vas voir. 
 — Mais non !
 — Mon collègue, il a six ans d'expérience. Chaque fois que je vais le voir pour un problème, il s'en fout. Il ne restera pas plus d'un mois... Et puis je vais me retrouver au chômage...
 — Tu vois tout en noir !
 — Je trouverai un boulot où je devrai faire des sandwiches, tiens ! On me laissera tranquille comme ça... Et je ne me ferai pas chier !
 — Des sandwiches ? »
Le train arrive en gare de Liège-Guillemins. Pour entendre (et retranscrire) la suite de la discussion, il m'aurait fallu continuer le trajet en compagnie de ces deux dames. J'y ai pensé sérieusement, afin d'alimenter un peu plus ce blog, puis je me suis dit que le jeu n'en valait pas la chandelle.

Delhaize & l'orthographe.  — À la caisse du petit Delhaize jouxtant la gare de Liège-Guillemins, cette petite pancarte : « ATTENTION VOLEUR ! TOUT VOLS, QUEL QU'IL SOIT, FERA L'OBJET D UNE PLAINTE ! ». — Et si je corrige les fautes d'orthographe, aurai-je droit à une ristourne ?

Potemkine. — Un des problèmes récurrents de ce bar réside dans le fait que le personnel a parfois le plus grand mal à comprendre la langue française. Je demande une « Biolégère Dupont » au serveur, mais il n'a pas l'air de piger. Je recommence, à deux reprises, et le gars finit par me servir une... Volga (une « bière légère », avait-il compris, à mon grand dam). C'est à ce moment que je me rends compte qu'il parle principalement l'anglais...  — Mais qu'est-ce que je fous ici ? Et pourquoi ai-je commandé une bière, d'abord ?

space_jockey

De l'inutilité d'un blog

La beauté dans l'inutilité. — « (...) Par contre, je ne suis pas d'accord avec toi ! me lance Yama dans le train de retour vers Bruxelles.
— Ha ?
— Non.
— Sur quoi ? Sur La Nef des fous ?
— Non, non... Cette partie-là, je l'ai juste survolée... Non.
— Sur François Hollande alors ?
— Non, non, pas du tout !
— Ha...
— Non, c'est par rapport à un truc que tu as écrit sur l'utilité d'un blog...
— Ha oui, je vois !
— Dans d'autres posts, tu dis explicitement que tu écris principalement pour toi, sans qu'il y ait spécialement une utilité pour autrui...
— Mais ce texte sur l'utilité est circonstanciel. C'est parce qu'une personne m'a écrit ce jour-là que la lecture de mon blog l'aidait dans sa propre vie... Un truc de ce genre...
— Oui, je comprends parfaitement que quelqu'un, en te lisant, trouve des résonances dans sa propre vie... Mais dire que ton blog est utile, non ! C'est le rabaisser !
Mmmmh, en effet. Sans doute le mot "utile" est-il particulièrement mal choisi...
— Non... Je ne sais pas...
— Tu as du mal avec le concept d'utilité, c'est ça ?
— Carrément ! Je déteste par exemple quand quelqu'un dit qu'il "aime se rendre utile" ! Personne n'est vraiment utile...
— Oui, je comprends très bien.
— La beauté du projet, c'est justement son inutilité.
— Donc mon blog est meilleur s'il est inutile ?
— Ouais ! On s'en fout que ce soit utile ! »

The Wire, le canapé et les échecs. — Yama a écouté récemment sur France Culture l'émission des Nouveaux chemins de la connaissance consacrée aux séries The Wire et 24 heures chrono, en rapport avec l'effondrement du rêve américain, et a été marquée par une drôle d'analogie proposée par l'un des deux intervenants du jour : celle reliant symboliquement le canapé orange se trouvant au centre de la cour où vivent et commercent les petits dealers de Baltimore dans The Wire et le concept d'immobilité sociale...  — Ces dealers de rue n'ont d'autre choix que de jouer chaque jour le même jeu : vendre leur dope ou bien crever. Aucune ascension n'est possible pour eux. Chaque jour, c'est donc un éternel recommencement : ils baignent complètement dans un cadre de vie fixe duquel ils ne peuvent s'extraire. Le canapé serait alors presque l'équivalent métaphorique de la boule blanche (le rôdeur) dans Le Prisonnier.  — Mais avec quoi tu viens, là, Hamilton ?
J'ai écouté l'émission en question. L'idée du canapé est peut-être un peu tirée par les cheveux... Quoique... Dans The Wire, série perfectionniste par excellence, tout est maîtrisé, rien n'est laissé au hasard et la symbolique joue un grand rôle.  — Un canapé comme symptôme de l'immobilité sociale... Pourquoi pas tout compte fait ?
Durant l'émission, les deux invités esquissent en quelques traits ce qui oppose The Wire à 24 heures chrono. Les deux séries proposent chacune une vision de l'Amérique, mais la différence de point de vue est de taille : dans 24, l'angle d'approche se situe en hauteur (vue omnisciente, surveillance maîtrisée, simultanéité des actions...), alors que dans The Wire, tout est vu du bas (échelle humaine, démystification de la surveillance, impossibilité de maîtriser tous les maillons d'un système complexe...). Ils terminent par un constat d'ordre politique : The Wire serait plutôt de gauche tandis que 24 heures chrono plutôt de droite...

Je dis à Yama que ce qui m'a d'emblée frappé dans The Wire, c'est la référence constante au jeu d'échecs. Au cours de la première saison, un dealer enseigne à un autre les rudiments des échecs et l'explication qu'il donne  — une scène d'anthologie ! — peut servir de squelette aux cinq saisons de la série. Beaucoup de personnages principaux prennent ainsi place sur un immense échiquier : Marlo Stanfield, le gangster économe dans ses mouvements qui veut devenir roi et y arrive (bien qu'à la fin de la série, sa situation — libre mais empêché de reprendre le business — ressemble à un pat)... Lester Freamon, fin limier à la police criminelle, est un cavalier qui trouve d'importants indices par à-coup... Jimmy McNulty, l'inspecteur qui ne respecte aucune règle, est un fou. Etc.  — Mais je ne vais pas réécrire ici l'article déjà paru sur le Blog du noctambule...
« Space Jockey ». — Voilà ! J'ai retrouvé le nom de l'énigmatique race extraterrestre qui apparaît notamment dans le tout premier Alien de Ridley Scott (Alien, le huitième passager, 1979) et dont je parlais dernièrement à Yama, sans revenir sur son putain de nom : « Space Jockey », ou « Pilote », ou encore « Mala'kak »... Il s'agit d'une forme d'être bio-mécanique qui ne fait qu'un avec un vaisseau de type organique (c'est-à-dire dont les éléments ressemblent à voire sont des composantes vivantes).

Le Space Jockey mort dans Alien, le huitième passager...
(Mais c'est qu'elle est grande en plus, c'te bestiole !)

Les auteurs et scénaristes de science-fiction sont friands de ce genre de ressorts mystérieux, dont le principe est le suivant : les humains découvrent via un ancien artefact (vaisseau abandonné, objet spatial, message...) une race extraterrestre qui semble éteinte. Des éléments en petit nombre sont donnés pour attirer l'attention du lecteur ou du spectateur, mais pas assez pour tarir le flot de questions qui se bousculent dans sa petite tête : les Xénomorphes ont-ils été créés par les Space Jockey ? Ces derniers ont-ils disparus de l'Univers ou se sont-ils réfugiés quelque part ? Etc. 

La même technique est utilisée, entre autres, dans 2001 : l'Odyssée de l'espace d'Arthur C. Clarke/Stanley Kubrick (cf. les curieux monolithes déposés par des extraterrestres qui ne se montrent jamais) ; Rendez-vous avec Rama du même Clarke (passage dans le système solaire d'un gigantesque vaisseau dont les mystères se laissent difficilement percer) ; ou encore dans le Cycle de la Grande Porte de Frederik Pohl (découverte d'une porte spatiale d'origine extraterrestre permettant à de téméraires pilotes humains de se rendre à divers endroits de la galaxie).


« Lololulu26 ». — Maison du Peuple, en soirée. « Alors, vous avez de nouveau des tickets Wi-Fi ? ». La serveuse me répond : « Non, toujours pas, notre approvisionneur n'est pas passé... Mais nous avons un code prioritaire sur lequel tu peux te connecter. Par contre, si trop de monde se connecte en même temps, ça ne fonctionne pas ! » Elle s'en va quelques secondes à l'arrière du bar et revient avec un petit morceau de papier, sur lequel elle griffonne le code en question, un pseudonyme ridicule du genre « Lololulu26 » (le mot a été changé afin de préserver le secret de ce « maître de tous les codes »). De retour à ma table, j'essaie à plusieurs reprises mais force est de constater que ça ne marche pas !

Fin alternative

« Nous assistons à l'effondrement du vieux monde qui croule par pans entiers, jour après jour. Ce qui est le plus surprenant, c'est que la plupart des gens ne s'en aperçoivent pas et croient marcher encore sur un sol ferme. »
(Rosa Luxemburg, Lettres de prison, 1916-1918.)

Gare de Bruxelles-Midi, le matin. — Rectification : contrairement à ce que j'affirmais dans cet article, Epiphany, navetteuse Bruxelles-Liège, se promène toujours en ce moment avec un sac à dos Quechua rouge (et gris). C'est sans doute ce même sac que Yama a récupéré sur la banquette pour le lui redonner, alors que la petite Epiphany l'avait négligemment oublié, un jour de fatigue sans doute. Les pièces du puzzle du train de 7h24 se mettent petit à petit en place !
En parlant de pièces du puzzle : une des autres navetteuses régulières, la brune assez mystérieuse, froide et renfermée qui lit toujours des trucs intéressants et dont une photo d'enfance a semble-t-il orné les murs de la Maison du Peuple (mais c'est une autre histoire), cette navetteuse donc se balade aujourd'hui avec un sac à l'effigie de Rosa Luxemburg reprenant une citation en allemand de celle-ci (un court texte sur la révolution). Je suis certain que cette navetteuse-là est d'une grande intelligence et très cultivée, mais je ne connais même pas son prénom !
Citation. — Tant qu'à mentionner la militante révolutionnaire allemande, une autre citation, qui résume à merveille la différence entre la démocratie de pacotille dans laquelle nous vivons et un véritable changement radical de système politique : « Quiconque se prononce en faveur de la voie des réformes légales, au lieu et à l'encontre de la conquête du pouvoir politique et de la révolution sociale, ne choisit pas en réalité une voie plus tranquille, plus sûre et plus lente, conduisant au même but, mais un but différent, à savoir, au lieu de l'instauration d'une société nouvelle, des modifications purement superficielles de l'ancienne société (...), non pas la suppression du salariat, mais le dosage en plus ou en moins de l'exploitation. » (Réforme sociale ou révolution ?, 1899.) ♥
(D'autres citations sur le site de La Toupie.)
Fin alternative. — Écoutés aujourd'hui durant le trajet de retour : deux morceaux du groupe de post-rock Our Last Hope Lost Hope. Le premier, « Godsstation », est une mélodie longue et tranquille. Le second, « Alternative Ending », constitue au contraire une très courte envolée. Le second est la continuation directe du premier une fin alternative, comme son titre l'indique.

Le héros de ce diptyque musical sans parole pourrait être un homme à la vie monotone, ennuyeuse, horizontale, qui se rend compte tout à coup, mais peut-être trop tard, qu'une alternative flamboyante est/était possible : une montée verticale fulgurante, brève mais beaucoup plus intense que tout ce qu'il a vécu jusqu'alors. L'homme marche lentement dans la rue puis, sans raison, force le pas et finit par courir très, très vite... jusqu'à s'envoler ; ou bien : il croise une inconnue dans une foire et, plutôt que de continuer son chemin en baissant les yeux, l'emmène faire un tour de montagnes russes.  — Quelque chose de ce genre...

Alternative Ending by Our Last Hope Lost Hope on Grooveshark

Mary II. — J'ai appris indirectement que la sympathique serveuse de la Maison du Peuple s'appelle Mary. Ça lui va bien, je trouve. (Pour éviter les confusions avec Mary première du nom, je la nommerai ici Mary II.) Aujourd'hui, lorsque j'arrive au bar, elle me fait un grand sourire et me sort : « On est à court de tickets Wi-Fi ! Tu as tes réserves ? » Oui, oui, j'ai mes réserves...
« Les nouveaux socialistes. »  — J'écris dans un coin, tout au fond du café. En fin de soirée, un homme vient s'asseoir au bout de la longue table en face de la mienne. Il remarque qu'un verre à peine entamé y est posé et me demande si la place est libre. « Je pense que oui, lui réponds-je. Le propriétaire du verre est apparemment parti sans le boire... » Je me replonge dans l'écriture de ma soirée de dimanche. Peu de temps après, l'homme se remet à parler. Il dépose son ordinateur portable sur ma table et me montre un article de presse américain sur « Mr. Pudding » : « Lisez ça, me dit-il, c'est comme ça qu'ils surnomment Hollande aux États-Unis... Mais leur analyse est intéressante. La presse là-bas est clairvoyante : elle ne le prend pas pour un guignol... »

Je discute avec lui pendant une dizaine de minutes, de la Grèce, du changement politique en France, etc. Il a une vision optimiste des événements. Je l'écoute sans l'interrompre. C'est assez comique, si je puis dire, car je suis justement en train d'écrire un article pour le moins pessimiste sur ce genre de « choses ».

Il parle de François Hollande comme un des représentants des « nouveaux socialistes », en opposition à DSK et à tous ceux qui, à gauche, se sont compromis avec le monde financier... Je ne suis pas convaincu que la différence soit si grande, mais je n'y connais pas grand chose. Sur la montée de l'extrême droite, il me dit : « Il ne faut pas s'en faire. L'être humain, naturellement, n'est pas raciste. » — Je lui réponds que ce n'est pas tant une question de racisme que de désignation d'un bouc émissaire en temps de crise... (Qu'est-ce que le naturel vient faire dans ce débat ?)

Roses

Présidentielle 2012. — Je suis à la Maison du Peuple (pour ne pas changer) lors de la publication des premiers résultats fiables... Un secret de Polichinelle car peu après 18 heures, les sites Web du Soir et d'autres journaux belges annoncent clairement la couleur : le nouveau président de la République française sera François Hollande.

C'est là que je me rends compte de ce que c'est d'être émotionnellement de gauche. Car être d'un bord politique, quoi qu'on en dise, c'est avant tout une question de tripes : l'émotion d'abord, la raison ensuite. (Si je devais utiliser pour l'occasion un langage Western, je dirais : « On pend d'abord, on juge après. ») Donc, lorsque je vois la bouille joviale du candidat socialiste sur tous les sites de presse, ma première réaction est un accès de joie, voire de larmes de bonheur (je suis un grand sensible) : « Ha putain, mais c'est pas possible... Ils l'ont élu ! La droite est enfin éjectée de l'Elysée ! » Finies les dérives sécuritaires ! Finis les discours xénophobes à peine cachés !
« Bon, OK, me dis-je, le type n'est pas de gauche radicale, peut-être n'est-il même pas de gauche du tout, mais au moins ce président de la République-là aura un discours beaucoup plus tempéré, plus raisonné que l'opportuniste qui quitte la fonction... Et il sera à la tête d'un gouvernement social-démocrate. C'est toujours mieux que rien. »
Et puis... Et puis la raison reprend le dessus. Je me dis que, comme Elio Di Rupo en Belgique, ce président socialiste sera à coup sûr, à moins d'isoler l'Hexagone du reste du Monde, porteur de nombreuses réformes d'essence néolibérale, imposées par les marchés... Des réformes qui auraient dû être menées par un gouvernement de droite, et non par un socialiste, qui y perdra ses plumes et deviendra impopulaire. — À moins que... Mais non !

Et puis je me dis que ce n'est pas parce qu'une forme molle de socialisme* a repris le pouvoir exécutif en France que le jeu va forcément changer... La donne est la suivante : mesures d'austérité voulues par la Finance internationale, paupérisation de l'Europe, montée en flèche de l'extrême droite, qui brise de plus en plus le cordon sanitaire qui l'isolait de l'espace de décision depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. (Voir, et ce n'est qu'un exemple, la toute récente arrivée des néo-nazis de l'Aube dorée au Parlement grec. — Voilà ce qui se passe lorsque les seules solutions modérées proposées sont des mesures d'austérité ! — Voir aussi, en passant, la direction prise par l'Allemagne après la Première Guerre mondiale.)

En toute raison, et en dehors de la moindre émotion, dois-je vraiment me réjouir de voir François Hollande arriver au poste de président de la République au moment même où, à travers la fenêtre orientale de mon appartement, je vois l'Europe prendre feu ?

C'est toujours mieux que rien, oui, oui...


Soirée. — Ce dimanche, je passe la soirée en solitaire. Je prends tout mon temps pour écrire un article à rallonge, celui consacré à la journée de vendredi, sur les pneus à crampons, les collègues de Léandra, la soirée chez Tom, La Nef des fous, etc.

Seul contact : un coup de fil d'Emily. Il y a beaucoup de bruit dans le café et j'ai du mal à la comprendre. Condensé : elle est à la librairie Filigranes avec Andrew ; les deux cherchent des guides touristiques ; leur idée est de se rendre, durant le long week-end de l'Ascension, en Allemagne, « plutôt du côté de la Pologne Cologne »... Suis-je intéressé ? « Non, non, ça ne va pas être possible pour moi. » (Mon voyage au Canada sera a priori la seule incursion en dehors de la Belgique cette année.) Emily ne me rejoint pas ce soir, Andrew se rend apparemment à un drink électoral... Et moi, je continue à écrire...
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* Aucun rapport avec l'homme : c'est le socialisme du PS qui est mou, en général.
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« Original Pimpant »

Apnée, tachycardie et extrasystoles.  — Ha ! Elle va être belle cette journée de samedi, à Bruxelles, en compagnie de ma fille !  — Durant la nuit, je me suis réveillé en sursaut à deux reprises, avalant de grandes bouffées d'air, comme si je n'avais plus respiré depuis une minute (à bien y réfléchir, peut-être était-ce vraiment le cas ?). Le matin, je sors du lit plus fatigué que la veille, le cœur battant la chamade (la lave tiède de tes yeux coule dans mes veines malades ?*) et décalant ses battements. Je sais d'avance que toute ma journée sera gâchée par ces ratages cardiaques désagréables et ça m'énerve prodigieusement. Courant d'après-midi, le souffle court, je suis obligé d'aller me reposer quelques heures dans ma chambre, laissant Gaëlle, toute sage, devant un DVD des Simpson
Autant je suis dans une phase morale et intellectuelle ascendante en ce moment, autant je suis terriblement à plat physiquement. Peut-être la mort est-elle plus proche que je ne le crois ? — C'est vraiment très embêtant d'être une conscience prisonnière d'un corps dont je ne contrôle aucune des fonctions vitales... Mon cœur peut lâcher d'un instant à l'autre, annihilant toute vie, toute mémoire... C'est ce qui arrivera tôt ou tard de toute façon. (Tu aimes les évidences, hein, Hamil' ?) — Toute l'humanité n'est en fait que ceci : une mémoire, une conscience se perpétuant dans l'immensité de l'espace et du temps... Mais pour combien de temps encore ?  — Ça vaut bien la peine d'emmerder les autres avec ses rêves de pouvoir, d'argent et de domination... Au final, tout, absolument tout, sera aplani. (Absurdité, absurdité que tout ceci !)

Et en plus, il fait gris...  — Si seulement il faisait beau, mais non ! Le temps est gris et maussade. Non pas que je n'aime pas cette ambiance de « météo aquarium » (pour reprendre une expression de ma tantine), mais c'est embêtant de rester enfermé toute la journée dans un appartement avec Gaëlle. Et puis, un peu d'air frais me ferait sans doute le plus grand bien.

« Original Pimpant ». — Que serait devenue l'histoire de la famille Simpson sans la légendaire figure de Charles Montgomery Burns, vieux milliardaire acariâtre, égoïste mais haut en couleur ? Ce personnage porte à lui tout seul la moitié des gags les plus hilarants de la série. (Gags qui, soit dit en passant, sont contenus principalement au sein des toutes premières saisons... Car par la suite, ce show est devenu, à de rares exceptions près, très mauvais et consensuel — rattrapé par le formatage télévisuel ambiant, en quelque sorte.)

Vu aujourd'hui, pour la centième fois au moins, cet épisode génial (le 10e de la 5e saison) intitulé en français L'enfer du jeu**, dans lequel Burns crée son propre casino et perd complètement les pédales... Il se laisse pousser la barbe et développe une folie du contrôle couplée à une phobie des microbes (comme Howard Hughes !), à tel point qu'à la fin de l'épisode, Waylon Smithers, son fidèle bras droit, doit se déplacer dans un environnement aseptisé habillé en chirurgien. Scène mythique et surréaliste : Burns montrant une maquette d'avion à son assistant. Le vieil homme explique, le plus sérieusement du Monde : « Smithers, j'ai créé un nouvel avion. Il s'appelle "Original Pimpant". Il transportera 200 passagers depuis l'aéroport de New York jusqu'au Congo belge en 17 minutes. » (Voir ICI, à 15 minutes et 44 secondes du début. — À noter que tout l'épisode est presque du même niveau !) Gaëlle connaît cette réplique par cœur (j'en suis très fier).

Monty Burns présentant fièrement son « Original Pimpant ».

Retour sur La Nef des fous. — Je me suis bien gardé hier de prendre parti pour cette nouvelle, et pour cause : en première lecture, j'y décelais quelque chose de malsain. Rien à voir avec le fait que son auteur est un assassin... Non : simplement, le texte me mettait mal à l'aise.

Après une nuit de sommeil (et d'apnées), je peux pointer plus facilement du doigt la source du malaise : ce pamphlet « anarcho-primitiviste » relaie un discours assez proche par endroit de celui prôné par une branche de l'extrême droite contre, entre autres, la social-démocratie. — Je rectifie, car c'est plus complexe : il contient des éléments de langage propres aux anarchistes de droite et aux libertariens américains, ceux pour qui la liberté individuelle ne peut en aucun cas être entravée par des politiques de type égalitariste, principalement portées par la gauche...

De manière allégorique, le texte vilipende ces foules qui suivent aveuglément un gouvernement fonçant droit dans le mur et qui ne remettent jamais en cause la légitimité de ce dernier. Mais il est également un chouïa plus précis : la cible privilégiée de sa critique, c'est l'égalitarisme et les mesures antidiscriminatoires. C'est ainsi que les principaux protagonistes qui geignent sur le navire sont : des marins étrangers qui gagnent moins que les autres ; un gay qui se sent discriminé dans ses pratiques sexuelles ; une femme qui veut la même couverture (comprendre les mêmes droits) que les hommes ; une autre femme qui ne pense qu'au bien-être des animaux... Autrement dit, selon ce texte : la lutte contre la xénophobie, l'homophobie, la discrimination des femmes et la souffrance des animaux sont annexes ; ce qu'il faut avant tout, c'est un changement radical de société. (On pourrait presque rapprocher ce discours des idées de ceux qui n'arrêtent pas de dire du mal, en Belgique, du Centre pour l'égalité des chances ou du MRAX.)

Voilà de quoi s'emmêler les pinceaux... Car il y a dans La Nef des fous des éléments intéressants concernant les choix de société : à quoi cela sert-il d'égaliser les droits de chacun si, sur un plan plus vaste, toute la civilisation est vouée à l'effondrement ?  — Et pourtant, si je déteste la réticence de la social-démocratie vis-à-vis de toute remise en question radicale, je déteste encore plus les plans foireux qui ressemblent furieusement à des coups d'états militaires dont le but est de... de quoi au fait ? De revenir à une ère pré-technologique, pré-industrielle ? De tout raser, de faire mourir 90% de l'humanité pour revenir à une économie rurale/artisanale à échelle humaine ? D'envoyer des colis piégés à des scientifiques technophiles ?

Quoi qu'il en soit, cela repose la question de la technologie et de l'éthique : est-il possible de disposer d'une technologie plus en phase avec les besoins de l'humanité et moins proche du pouvoir et de l'argent ?  — Au fond, la question n'est pas tant celle de la technologie que de l'usage qui en est fait. Par ailleurs, toute avancée technologique a lieu sur différents plans : d'un côté, elle peut être un moyen d'asservissement et d'aliénation (il suffit de voir les progrès en matière de puces électroniques et de fichage) ; de l'autre, elle peut constituer une toute nouvelle forme de résistance (voir par exemple la constitution de réseaux indépendants et d'essence coopératiste sur Internet). — Mais tout ce que je raconte ici est un peu bateau, non ? Quoi de plus naturel pour le fan de métaphores maritimes à deux francs cinquante que je suis...

À suivre...
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* Une référence à Julien Clerc... Je commence à me répéter.

** Le titre anglais, $pringfield (Or How I Learned to Stop Worrying and Love Legalized Gambling), parodie du Dr. Strangelove (Or How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb) de Stanley Kubrick, est beaucoup plus inspiré.