Le réel qui suinte

Légère révision de mon questionnaire de Proust. — Après réflexion, je me rends compte que « l'écoute » n'est certainement pas une des réponses correctes à la question de la qualité que je préfère chez un être humain. Il faut que je change cette réponse par « l'investissement ». L'investissement... Voilà une qualité que j'adore : s'investir pleinement et sérieusement dans quelque chose (relation humaine, projet, idée...), ne pas le faire avec je-m'en-foutisme, et ce même si le projet peut paraître de l'extérieur totalement ridicule. (Pour en finir avec la superficialité.)

Déjà-vu & rêve combinés. — Aujourd'hui, je me relève en pleine nuit, vers quatre heures du matin, assez agité. J'ai fait un cauchemar très réaliste dont j'ai hélas oublié la teneur deux heures plus tard à mon second réveil. J'aurais bien voulu m'en souvenir car, sur le coup, je me suis dit que je devais absolument m'en souvenir. Tant pis... Mais il y a autre chose : quand je me suis dit que je devais m'en souvenir, j'ai eu une sensation de déjà-vu assez étrange... L'impression que j'avais déjà vécu cette situation particulière (jusque là, rien de plus « classique »), à savoir entre autres : revenir de la Maison du Peuple où la gentille serveuse m'a offert un verre, me poser plein de questions sur moi-même avant de m'endormir et me réveiller quelques heures plus tard en pleine nuit à cause d'un cauchemar dont je devais me souvenir et... avoir une sensation de déjà-vu. Car — et c'est là que ça devient d'une certaine manière original — dans cette fugace sensation de déjà-vu était contenue ma sensation de déjà-vu. Curieux : cela forme comme un sorte de cycle sans fin... — En fait, à y réfléchir, non, ça ne forme rien de ce genre.

Prise de contact. — Sous-sol de la gare de Bruxelles-Midi. Je prends un café à mon endroit habituel. Le vendeur : « Salut, M'sieur ! Un café noir à emporter, comme d'habitude ? ». Ouaip. (Le besoin de repères.) La jeune femme au sac Quechua rouge que j'ai mentionnée hier soir est là, justement, en compagnie d'une autre dame que je ne connais pas. (Note : je l'appelle de cette manière alors qu'elle ne porte plus de sac Quechua rouge depuis longtemps, que je sache...) Elle me salue, et j'en profite pour lui demander :

« Vous étiez à la Maison du Peuple hier soir, non ?
— Ha. Euh. Mais oui ! C'est pas loin. On habite le même quartier, je crois. Toi aussi, tu habites Saint-Gilles, non ?
— Oui ! Enfin, non : Forest. À la lisière entre Forest et Saint-Gilles, en fait.
— Et comme Fríðr et moi, tu fais la navette Bruxelles-Liège tous les jours...
— Hé oui... Depuis six ans...
— Six ans ! Moi ça n'en fait que trois...  Enfin, là, j'ai de la chance, je ne travaille pas à Liège aujourd'hui.
— Il en a fallu du temps pour qu'on s'adresse la parole.
— Oui, en effet.
— Fríðr, c'est celle avec ses longs cheveux châtains, à qui je dis bonjour aussi et qui prend son tram à Albert ?
— Oui, c'est elle. À force de prendre le même train, on a fini par faire la navette ensemble, parfois...
— Et tu travailles dans quoi ?
— Dans les archives audiovisuelles.
— Ha ! Marrant. Moi, c'est les archives tout court.
— Ha tiens...
— Et Fríðr, elle travaille où ? Dans les archives audiovisuelles aussi ?
— Non, rien à voir. Elle est dans l'écologie, elle.
— OK. Moi, c'est Hamilton. Et toi ?
— Epiphany. »

Son café et le mien sont prêts. Je lui souhaite une bonne journée et la laisse avec sa collègue car mon train va bientôt arriver en gare. Sur le quai, je dis bonjour à la petite dame un peu ronchonne, dont je parlais ICI notamment. Elle répond, comme souvent, par un sourire et un clin d'œil.

Gare de Liège-Guillemins. — Je vois un inconnu monter dans mon train en correspondance, le premier tome du roman Dune en main. J'ai la fibre sociale aujourd'hui, et je ne peux m'empêcher de lui lancer, souriant : « Un des plus grands romans de tous les temps... Dune. » Il me répond par un simple oui entre l'enthousiasme et la surprise. — Fin de la partie consacrée au microcosme ferroviaire.

Constat. — Je me trouve dans un de ces jours durant lesquels, sans raison, « le réel suinte ». J'ai l'impression de réintégrer momentanément le giron de l'humanité. Je suis vivant. Je pourrais m'émerveiller devant, au hasard, quelque chose d'aussi banal (du moins en apparence) qu'un bourdon butinant une fleur ou bien la trajectoire d'un groupe d'oiseaux dans le ciel. J'ai le (faux) sentiment de tout comprendre, beaucoup plus rapidement que d'habitude, et je souris béatement dans le tram qui me ramène chez moi. (Je dois passer pour un taré.)

Chez Flippo et Bastien. — J'arrive chez eux vers 21h10. Seules présentes, dans la cuisine : Amy, qui prépare des boulettes de poulet à la ricotta et Ismerie, assise sur un tabouret près de la fenêtre ouverte, au bord de laquelle elle fume de temps à autre. Flippo, Zapata et Pietro sont encore au badminton ; Bastien est à une soirée « football ». Amy et Ismerie me demandent comment je vais et je leur réponds : « La routine... Mais ça me fait plaisir de vous voir...» Ce qui est vrai, sauf que d'habitude, je ne le dis pas. Aujourd'hui, je suis dans une journée où tout va bien, où je souris aux gens et où je lance tout ce qui me passe par la tête...

Les trois badistes reviennent vers 21h30. Zapata reparle de Seashack, mais aussi de différents projets qui consisteraient, l'un à habiter une maison à plusieurs pendant un temps, l'autre, plus vaste, à fonder une auberge alternative à la campagne. Il s'est déjà renseigné à ce sujet auprès de banques. C'est une constante chez lui : le travail de salarié l'emmerde et il se voit mal passer le restant de sa vie dans un schéma de type métro-boulot-dodo. (Moi aussi, mais contrairement à lui, je n'essaie pas de m'en sortir : je suis piégé et regarde passer les jours, les semaines, les années...) De leur côté, Pietro et Ismerie sont à la recherche d'un appartement à acheter.

Amy déteste l'utilisation spéciale qui est faite, par les Français principalement, de la préposition « sur » quand elle est utilisée pour remplacer « à » : « Je vais sur Paris » au lieu de « Je vais à Paris »... Les Belges de la Capitale commencent à l'utiliser aussi, par pur mimétisme. « Pourtant, dit Amy, il n'y a aucune raison d'utiliser un "sur" dans ce cas... On ne marche pas dessus quand on s'y rend ! »

La soirée a commencé tard et se termine donc assez vite. Après le souper (soupe, riz, boulettes et gâteau), pas le temps de jouer à un jeu de société. Il est minuit. Avant que je m'en aille, Zapata me propose de partager un joint. — Ce dernier, combiné au vin rouge que j'ai bu un peu plus tôt, passe mal : je ne suis pas malade, mais la clarté intellectuelle dont je me vantais ci-dessus n'est plus qu'un lointain souvenir. Un peu plus tard, à la Porte de Namur, j'ai mal aux yeux et j'ai la plus grande difficulté à prononcer ma destination au taximan. — Je vais être frais demain, tiens !

[Intermède] Univers clos

J'imagine le tronc d'arbre en amont, et non plus en aval, de la rivière — ou bien du flume, pour reprendre une référence plus en phase avec l'univers de Lucky Luke... (En fait, je me rends compte maintenant que la métaphore, dans la mesure où elle est censée représenter une sorte de "fleuve du temps", devrait carrément être inversée : les troncs en amont devraient représenter le passé et ceux en aval, le futur... Cependant, si je procède de cette manière, le sens de mon précédent article se perd. — C'est parce que je considérais alors les troncs d'arbre en amont comme étant non pas des événements passés mais au contraire des événements dont je n'avais pas encore eu connaissance...)

Mais peu importe, nom de Dieu !
Un jour, elle (ou une autre) viendra finalement s'asseoir à ta table et finira par te poser la question, évidente : « Pourquoi restes-tu donc seul devant ton ordinateur, l'air tracassé et soucieux, en te rongeant les ongles et en te prenant la tête dans tes petites mains ? »  — Et tu lui répondras que tu écris un blog journalier, que ça prend une assez grande partie de ton temps libre, et aussi que ça te crée quelques ennuis... Tu lui diras qu'elle est dedans... mais ça ne l'impressionnera pas.

(« Pourquoi ne vis-tu pas ta vie ? »)

(Combien de personnes se trouvent répertoriées dans ce blog sans qu'elles le sachent ?)
À force d'écrire tout ce qui se passe dans ta vie, tu ne vis rien.
À force d'imaginer des situations qui pourraient se passer, il ne se passe rien.
À la moindre tension ou au moindre étalage d'un quelconque intérêt pour ta personne, pour ce que tu es en propre, tu te replies sur toi-même, dans tes livres, dans ton univers clos.

— Bordel !

Vous ne vous en sortirez jamais, toi et ton univers à la con ! 
Vous allez créer le vide autour de vous, encore, encore et encore !
Vous allez finir seuls ! — 
Hamilton !
Paradoxe. Tout ce que j'écris, chaque mot, chaque ligne, chaque paragraphe, ne m'aide en rien : pour tout dire, cela ne fait que m'enfoncer... Mais je m'enfoncerais encore plus si je n'écrivais pas. Quoi que je fasse, je suis foutu, sans vraiment l'être. 

(Voilà l'effet qu'engendre, à minuit passé, une minuscule preuve d'attention. — Et quand je dis à mes collègues que je suis romantique à un stade avancé de non-retour, elles me rient au nez.)

"Save and continue"

Publicité. — « Tes relations avec les autres laissent à désirer ? Tu es timide, complexé et maladroit dans tes contacts sociaux ? Tu ne comprends pas pourquoi d'aucuns te laissent de côté et te tirent la gueule ? Tu es célibataire depuis longtemps et tu ne sais pas comment rompre cette solitude qui te ronge ? Nous avons LA solution à tous tes problèmes ! — OUI ! Tu as bien entendu ! — LA solution ultime ! Cela s'appelle... la philosophie allemande. Avec la philosophie allemande, tu découvriras un monde fait d'exaltation de soi, de sentiments de supériorité et de misanthropie. Tu comprendras également que tu te poses de très mauvaises questions et que la vie ne peut être vécue que dans le stoïcisme le plus complet et le repli du Monde. Alors, toi aussi, parcours sans plus tarder cette huitième merveille de l'humanité qu'est la philosophie allemandeuh ! Premier pack à 18,89 € seulement, les suivants à 19,51 € ! (Les parenthèses, tirets cadratins et autres ponctuations superflues sont en option.) »

Pendant ce temps, hier soir... — Avec toutes ces conneries d'anniversaire, je n'ai pas du tout parlé de mon week-end, que j'ai passé en compagnie de mes parents et de ma fille. (Rien à signaler de ce côté, si ce n'est que cette dernière a reçu son troisième bulletin de première primaire — très beau — et qu'elle est de plus en plus éveillée.)

Hier soir, comme tous les dimanches ou presque, je suis allé à la Maison du Peuple. J'avais en vue de travailler en première partie de soirée à une sorte de tableau d'ensemble reprenant les périodes marquantes de ce blog pour l'année écoulée, mais dès mon arrivée, je tombe sur Nanash — un revenant ! — et Andrew. Normalement, eux aussi doivent travailler : Nanash a en effet demandé à son vieil ami de l'aider à traduire en anglais le résumé d'une communication médicale qu'il voudrait donner au Brésil cet été. L'abstract (comme il dit) doit être envoyé aujourd'hui... mais il n'a pas encore terminé le texte en français. 

Personne à la table ne travaille comme il devrait travailler. Nanash s'isole un moment sur son MacBook grâce à ses écouteurs, mais après une petite heure, il revient sur Terre et prend part à une discussion politique, élection présidentielle française oblige. Nanash appartient à ce qu'on pourrait appeler, en gros, la gauche radicale (un communiste, quoi) et soutient donc Mélenchon... Moi aussi. (Comprendre : si j'étais Français et que je devais voter pour quelqu'un à la présidentielle, je voterais pour lui.) Je dis d'ailleurs durant la conversation, sans que je sache moi-même si je suis sérieux ou pas, que dans l'éventualité —  extrêmement improbable — d'une victoire du leader du Front de gauche, je prendrais illico presto le train pour Paris... (À défaut du drapeau noir, je brandirais un drapeau rouge sang. — Mais à choisir, je préfèrerais encore brûler tous ces putains de drapeaux.)

Qu'importe les arcanes de la politique française ! Ça me fait très plaisir d'avoir un gars de gauche à ma table. Je sens comme un souffle d'air frais ce soir (ou plutôt hier soir) : celui de la remise en question du système. Je me sens moins seul, pour une fois : d'habitude, en soirée, à l'exception de celles que je passe en compagnie de Flippo, Zapata, Amy, etc., ou de Léandra en tête à tête, je suis entouré de gens ou bien de droite, ou bien centristes (donc de droite), ou bien encore apolitiques (donc de droite).

Je regarde avec une certaine délectation Nanash s'énerver en tapant du poing sur la table. Sa colère me rappelle un peu celle qui m'a prise d'un coup lors d'une soirée chez moi, le vendredi 17 juin 2011 (de l'intérêt de tenir un journal). Il s'agit ici, pour autant que je puisse en juger, du même genre d'énervement : celui de quelqu'un qui sait ce que c'est, matériellement, de ne pas avoir d'argent du tout, et qui trouve presque déplacée toute discussion bourgeoise, de salon, à ce sujet.

Nanash possède une conscience politique très tranchée. Il a des idées arrêtées sur les salaires et sur ce que devrait gagner les gens : « La rémunération d'un ministre ou d'un parlementaire, à l'origine, c'est pour permettre à tous, y compris aux classes les plus pauvres, d'occuper ce genre de fonction et de s'y consacrer à plein temps. C'est aujourd'hui une somme énorme. C'est moralement inadmissible de gagner autant. C'est une question de principe. Quand autant de gens sont asphyxiés financièrement, les représentants de l'État se doivent, encore plus que les autres, de donner l'exemple. » Ou encore : « Les règles du jeu devraient être exactement les mêmes pour tous. Or, actuellement, rien n'est plus faux. Ceux qui sont les plus capables de s'en sortir financièrement, ce sont les classes les plus aisées, qui peuvent se payer sans problème un comptable, un avocat... La justice ne s'applique pas de manière égalitaire pour tous. Ce sont toujours les plus petits qui ont le plus de mal à s'en sortir... »
Face à lui, Andrew est un peu énervé, pas tant à cause du discours qu'il tient que de son comportement de procureur général. Andrew se dit même inquiet par rapport à un tel ton : il n'aime pas l'attitude qui consiste à délimiter ce que devrait être la vertu en matière de société. Je suppose qu'Andrew considérerait une société économiquement planifiée comme une énorme privation de liberté, voire comme une aberration. — Mais le problème réside aussi dans le fait qu'actuellement, comme souvent (voire toujours ?), beaucoup de personnes sont réellement privées de toute liberté parce que la redistribution des richesses est tristement mal foutue.

Save and continue. — Toujours au cours de la même soirée, Andrew, qui en ce moment joue à un vieux Zelda sur sa console, me dit en substance ceci : « Pouvoir revivre sans cesse une journée passée, comme dans Un jour sans fin avec Bill Murray, c'est le rêve de toute la génération "Jeux vidéo" : sauvegarder sa vie comme on le fait avec une partie de Zelda et pouvoir la rejouer sans problème plus tard...  »  — Du coup, je me demande, si j'en avais le pouvoir, quelles parties de ma vie (quelles sauvegardes) je déciderais de rejouer. C'est impossible : mieux vaut donc ne plus y penser et gagner du premier coup.
Aujourd'hui soir, Maison du Peuple (encore et toujours). — Je suis presque à jour. Sensation étrange que celle d'écrire dans ce blog ce qui se passe à quelques heures d'intervalle. Je vois des troncs d'arbre descendre le cours de la rivière et, pour une fois, un tronc se trouve non pas loin en aval mais presque en face de mes yeux. Je décris, en léger différé, le passage du tronc... J'ai rattrapé mon retard.
(C'est même pire que ça : étant en avance sur la rédaction de mon journal et n'ayant rien d'autre à foutre de mon existence, je suis allé jusqu'à décrire dans le train le passage d'un tronc qui se trouvait en amont : je savais que Léandra serait à la Maison du Peuple ce soir et j'ai donc raconté la rencontre avant qu'elle n'ait réellement lieu. Mais ce genre de chose ne marche pas et je suis maintenant obligé de revoir mon texte. — Il ne peut y avoir de Prédiction sans Avenir.)
Léandra (qui n'est pas un tronc, je tiens à le préciser) est déjà installée à l'une des tables du fond quand j'arrive. Elle a oublié ses clés et s'en ira bientôt passer sa soirée chez Jonas. Nous buvons du vin blanc. Par le plus grand des hasards, Igor est également, en transit, à la Maison du Peuple. Il s'installe avec nous et prend un verre de vin rouge. 
Léandra et Igor partis vaquer à leurs occupations respectives, je reste seul à une table près de la fenêtre. Marrant : je remarque que la jeune dame au sac Quechua rouge, qui prend le même train que moi tous les jours et qui me salue depuis peu de temps, est assise à une autre table avec des amis. Ce n'est pas la première fois que je la vois dans ce café... (Et sur un des murs de celui-ci, plusieurs semaines d'affilée, j'ai cru voir la photo d'enfance d'une autre navetteuse : celle qui ne dit jamais rien, qui a un air très froid, qui lit John Stuart Mill et qui s'intéresse au cinéma.) — Le monde est petit, mais je ne lui parle pas.

La serveuse la plus jolie et la plus souriante du café est présente aujourd'hui. Quand elle me voit, elle me demande comment ça va et me distribue une flopée de tickets Wi-Fi (assez pour tenir quelques jours). J'aimerais être comme elle car elle respire la joie de vivre. Elle accueille tous les clients avec un sourire jusqu'aux oreilles. — Mais comment fait-elle ?

Addendum curieux. (Je jure que le paragraphe ci-dessus ne constituait pas une amorce.) Je m'apprête à partir de la Maison du Peuple, vers 22 heures. J'ai déposé mon verre sur le comptoir, je reviens des toilettes... La serveuse citée plus haut arrive à ma table et me dit : « Je suis un peu déçue. T'es passé devant le bar et tu n'as pas repris de verre. Je comptais t'en offrir un. Tu veux quoi ? ». Euh... « Je veux bien une Chimay blanche, mais en 25, et je vais venir la chercher au bar... » Au bar, elle me dit : « Tu es toujours souriant et de bonne humeur [ha bon ?], alors je t'offre un verre. » Que faire ? Bah rien. Mais je vais juste éteindre mon PC et essayer d'avoir l'air normal, au cas où. (Mon dieu, mon dieu...)

366

Hasard du calendrier. — Pendant qu'en France, les électeurs doivent (ou plutôt peuvent) choisir entre l'extrême droite, la droite dure, la droite molle et la gauche, de mon côté, je fête (c'est un grand mot) le premier anniversaire de ce journal en ligne. 

Mais je triche un peu... S'il est vrai que je traite de ma petite vie à la con à raison d'un article par jour depuis un an, à quelques très rares exceptions près, la nuance est de mise. Car ce n'est qu'à partir de la mi-juillet 2011, lors de mes vacances à Stavelot, en compagnie de ce qu'on appelait alors la "dream team", que le présent journal a pris la forme d'un blog à part entière. Vers le 20 juillet 2012, je pourrai donc vraiment affirmer que j'ai atteint un premier objectif : celui d'avoir écrit, et ce pendant une année complète, un "vrai" article pour chaque jour de l'année écoulée. — Objectif totalement ridicule, j'en conviens.

Au début, il s'agissait d'un journal en ligne "secret" (plus d'informations ICI), qui ne contenait que quelques descriptions sommaires de ma journée. En date du 22 avril 2011, on peut donc lire ici-même le texte fondateur de cet immense patchwork sans queue ni tête, un paragraphe ridiculement inintéressant et on ne peut plus laconique :
Retour de Christelle
Christelle arrive de Lyon en voiture en fin d'après-midi. Je suis content. On passe la soirée au bowling avec FBsr, Alineke, Tom, Ophely et son amie Carmela, puis on va manger à La Fleur en papier doré.
En ces temps lointains, l'objectif était simple : me permettre d'avoir un très bref aperçu de ce que je faisais de mes journées. Le fait qu'il débute avec le retour (très temporaire) à Bruxelles de Christelle (la seule personne ici à garder son vrai prénom, avec Gaëlle et Maïté) n'est pas un hasard : somme toute, sa venue était pour moi un événement marquant et heureux, et l'utiliser comme la pierre angulaire de ce journal n'a donc rien d'étonnant. Depuis lors, je n'ai presque plus (voire plus du tout) de nouvelles d'elle. 

Par la suite, c'est devenu beaucoup plus compliqué : je me suis mis à écrire de plus en plus et j'ai fini par considérer tout ce projet comme une sorte d'atelier d'écriture très personnel, un peu à l'instar de Lewis Trondheim qui, pour apprendre à dessiner, s'est fixé la réalisation d'une BD de 500 pages, le mythique Lapinot et les Carottes de Patagonie... — Sur 500 pages, Trondheim s'est vachement amélioré. De mon côté, je ne peux hélas, et en toute honnêteté, en dire autant : je compare mes textes d'aujourd'hui avec ceux d'il y a dix mois et je trouve que j'écris toujours de la même manière, sans le moindre effet de style (à l'université, mon ami Hamilton II disait que j'écrivais de manière "mathématique", mais ça ne veut pas dire grand chose) et avec beaucoup de fadeur.

Tableau d'ensemble.  — Je voulais, pour mieux comprendre le sens de tout ceci, réaliser, en ce jour d'anniversaire, un tableau d'ensemble un "tableau synoptique" comme dirait l'autre (dont je dois taire le nom dès demain)... Un tel tableau m'aurait peut-être permis de mieux comprendre le sens de ce blog. Mais je n'ai tout compte fait ni le temps, ni l'envie de me consacrer à cette tâche aujourd'hui soir. Le résultat de la bête noire à l'élection présidentielle française, la fatigue mais aussi la morosité qui m'assaille en ce début de nuit y sont pour quelque chose, sans aucun doute...

Questionnaire de Proust & consorts

En cette veille d'anniversaire (voir demain pour les détails), j'ai décidé de répondre au fameux questionnaire de Proust et à quelques unes de ses extensions. — Le questionnaire de Proust : un jeu de questions-réponses d'origine anglaise (Confession book), populaire au XIXe siècle, que l'ami Marcel a découvert lors de son adolescence et adapté en français durant sa jeunesse.
Proust a laissé de côté certaines parties du questionnaire original. J'ai donc ajouté à la liste trois questions qui me semblent intéressantes et que j'ai estampillées "(CB)" (pour "Confession book") afin de les dissocier du reste. Dans le même état d'esprit, j'ai intégré en fin de parcours les dix questions que Bernard Pivot posait rituellement à ses invités lors de son émission télévisuelle Bouillon de culture, environ un siècle après Proust. Ces dernières sont marquées "(BP)" (pour "Bernard Pivot" — bah oui !).
Ce questionnaire constitue sans doute le genre d'exercice qu'adorent les "narcissiques exhibitionnistes" (ces gens qui ne sont satisfaits de leur reflet que si d'autres le regardent). Je suppose que je dois me considérer comme faisant partie de cette catégorie. — Sinon, comment aurais-je pu passer mon temps, pendant un an, à écrire ma vie sur un blog plutôt que de la vivre ? — Il est d'ailleurs intéressant de constater que Proust s'intéressa à ce genre de questions en partie durant son adolescence, période rêvée de l'égocentrisme et de l'émancipation : "Regardez-moi ! Je suis là ! J'existe !"

Pour atténuer le côté narcissique et exhibitionniste du questionnaire, deux solutions : en premier lieu y répondre avec la plus grande honnêteté, même si la réponse que je donne peut paraître stupide ou plate (l'exercice demande donc la suppression de tout orgueil, effet de style, jeu de mots, second degré ou humour) ; en second lieu avoir recours aux amis, car le questionnaire se divise, à mon sens, en deux types de propositions très différentes : celles auxquelles je ne peux répondre que par introspection (par exemple : je ne peux pas demander à quelqu'un d'autre quelle est ma couleur préférée) et celles qui ont trait à mon image extérieure (par exemple : je peux demander à quelqu'un me connaissant bien quel est mon principal défaut). Pour trois questions, j'ai donc demandé l'avis de mon amie Léandra Courbet (notée LC). Elle y a beaucoup réfléchi et ses réponses sont d'une très grande justesse.

Le principal trait de mon caractère (Your favorite virtue)
(LC) L'enthousiasme

(CB) Ma caractéristique principale (Your chief characteristic)

(LC) L'authenticité

La qualité que je préfère chez un homme
L'écoute

La qualité que je préfère chez une femme
L'écoute

Ce que j’apprécie le plus chez mes amis
La constance des sentiments

Mon principal défaut
(LC) Une certaine complaisance dans l'inaction

Mon occupation préférée
Le jeu

Mon rêve de bonheur
Seul devant un ciel étoilé, une nuit d'été
OU
Dans un champ de blé durant une violente pluie d'orage, sans parapluie

Quel serait mon plus grand malheur ?
Vivre dans une cage

Ce que je voudrais être
Moi-même mais en plus confiant

Le pays où je désirerais vivre
L'Irlande !

La couleur que je préfère
Le noir

La fleur que j’aime
Le perce-neige

L’oiseau que je préfère
Le corbeau

Mes auteurs favoris en prose
Frank Herbert, Dan Simmons

Mes poètes préférés
Goethe

Mes héros dans la fiction
Lester Freamon (The Wire), Gurney Halleck (Dune)

Mes héroïnes favorites dans la fiction
Marge Gunderson (Fargo), Énée (Endymion)

Mes musiciens préférés (Mes compositeurs préférés)
Can, Slint, Godspeed You! Black Emperor

Mes peintres favoris
Mes héros dans la vie réelle
Bertrand Russell, penseur et impliqué dans le monde (je ne suis ni l'un, ni l'autre)

Mes héroïnes dans l’histoire
Rosa Luxemburg

(CB) Ma nourriture préférée (Your favourite food...
Le poisson "à l'escavèche"

(CB) Ma boisson préférée (... and drink)
L'Orval !

Mes noms favoris
Gaëlle, Guillaume, Cassandre

Ce que je déteste par-dessus tout
La satisfaction rapide et la vantardise des médiocres

Le personnage historique que je méprise le plus
Adolphe Thiers

Le fait militaire que j’admire le plus
Je n'admire aucun fait militaire

La réforme que j’estime le plus
La révolution copernicienne

Le don de la nature que je voudrais avoir
(Comme Proust) La volonté !

Comment j’aimerais mourir 
Entouré de celles et ceux qui comptent

L'état présent de mon esprit
Clair malgré la brume

Fautes qui m’inspirent le plus d’indulgence (For what fault have you most toleration?)
Celles qui, dans la langue française, sont produites par des non-francophones

(Je ne suis pas satisfait de cette réponse... J'adore par contre celle de Proust adolescent à la question anglaise : "Pour la vie privée des génies". La réponse de Proust plus vieux — "Celles que je comprends"  — me paraît beaucoup plus fade.)

Ma devise 
Magna est vis consuetudinis (Grande est la puissance de l'habitude)

(BP) Votre mot préféré ?
"Phylloxéra"

(BP) Le mot que vous détestez ?
"Dysfonctionnement"

(BP) Votre drogue favorite ?
L'alcool

(BP) Le son, le bruit que vous aimez ?
Le grondement du tonnerre

(BP) Le son, le bruit que vous détestez ?
Le bruit d'une foule en délire (match de foot, etc.)

(BP) Votre juron, gros mot ou blasphème favori ?
"Putain !"

(BP) Homme ou femme pour illustrer un nouveau billet de banque ?
Wittgenstein !

(BP) Le métier que vous n’auriez pas aimé faire ?
Manager (tant le terme que l'idée me dégoûtent)

(BP) La plante, l’arbre ou l’animal dans lequel vous aimeriez être réincarné ?
Une araignée

(BP) Si Dieu existe, qu’aimeriez-vous, après votre mort, l’entendre vous dire ?
"Bienvenue !"

Bye-bye Ludwig!

Quarante. — Tel est à ce jour, à l'intérieur de ce blog, le nombre d'articles dans lesquels est mentionné le nom de Ludwig Wittgenstein (ou, à défaut, ses initiales L.W.)... Et je ne compte même pas dans ce total le nombre de fois où il apparaît sans que je ne le cite, au détour d'une histoire qui lui est consacrée (comme « Pin-Pon ! ») ou bien encore d'une remarque que je n'aurais certainement pas faite si je n'avais pas été autant marqué par ce qu'il a écrit.

Je me targue assez souvent, sans doute à tort, de ne pas me laisser facilement influencer, de rester moi-même malgré les influences extérieures, malgré les circonstances. Dans ce cas-ci pourtant, il semblerait que j'aie littéralement été happé par quelque chose d'intellectuellement beaucoup plus fort que moi. (J'entends presque Flippo, moqueur, me dire : « Ça, ce n'est pas très difficile ! ») Ma seule consolation est que je ne suis pas le seul. Cet homme a eu une influence incroyable sur plein d'esprits. Un exemple surréaliste : lors de la soutenance de son Ph.D à Cambridge (la thèse défendue était le fameux Tractatus, publié sept ans plus tôt), c'est l'étudiant Wittgenstein qui mit un terme à la réunion, en donnant une tape amicale à ses examinateurs, G. E. Moore et Bertrand Russell, et en les rassurant de cette manière : « Ne vous en faites pas, je sais que vous ne le comprendrez jamais. » (Ray Monk, Ludwig Wittgensein. Le devoir de génie, Flammarion, 2009, p. 268-269.)

Il faut que je mette un terme à tout cela, du moins dans mon blog. Ça tombe bien : non seulement, je viens de terminer ma lente lecture de la superbe biographie du philosophe autrichien, signée Ray Monk (voir ci-dessus pour la référence), mais en plus, après-demain, je fête l'anniversaire de la création de ce journal. Après le 22 avril 2012, j'ai décidé de ne plus écrire ici une seule ligne sur Wittgenstein. (J'imagine Léandra, et sans doute d'autres, pousser un soupir de soulagement.)

Pour terminer la saga dans la bonne humeur, je me propose de consacrer un dernier article à ce penseur, en reprenant trois éléments biographiques, parfois anecdotiques, parfois comiques aussi, tirés de ma lecture du livre de Ray Monk.

La réparation miraculeuse de la machine à vapeur de la filature de Trattenbach. — Après avoir participé à la Première Guerre mondiale (durant laquelle il voulait être le plus proche possible du Front et de la mort !) et renoncé, à la fin de la guerre, à la totalité de l'héritage de son père (une immense fortune de capitaine d'industrie), Wittgenstein décida d'abandonner complètement tout travail philosophique pour devenir instituteur à Trattenbach, un pauvre petit village d'Autriche. Il donna une éducation rigoureuse aux gamins du coin, faite d'un « apprentissage sur le terrain » (observation des étoiles, des plantes, etc.) mais aussi de punitions corporelles (tirages de cheveux et d'oreilles à ceux et celles qui n'apprenaient pas assez bien).

Cette histoire est connue. Par contre, celle de la réparation du moteur à vapeur de la filature du village l'est beaucoup moins et vaut le détour. (Ray Monk, p. 199-200.) La biographie de Wittgenstein est truffée d'histoires de ce genre, qui pourraient presque faire partie d'une vie de saint : l'homme arrive, comprend le problème et le corrige, à l'instar de Jésus guérissant le lépreux — sauf que dans ce cas-ci, l'histoire est plus récente et le témoignage (celui d'une travailleuse de la filature) plus fiable... et qu'il ne s'agit pas d'un lépreux mais d'une machine à vapeur.

Donc la machine à vapeur de la filature tomba en panne. Aucun ingénieur n'arriva à la réparer. Par un jeu de bouche à oreille, Wittgenstein fut mis au courant du problème et demanda à voir la fameuse machine. Arrivé devant celle-ci, il fit un tour du moteur, sans dire un mot, puis demanda au directeur de faire venir quatre hommes. Wittgenstein donna à chaque homme un marteau, un numéro et un endroit précis de la machine où il devait taper. Puis il leur demanda de marteler la machine chacun leur tour, dans un ordre bien précis, à l'appel de leur numéro... Et la machine se remit en route !

Wittgenstein et l'anthropologie. — Lors de son retour à la philosophie, au début des années 1930, Wittgenstein s'est intéressé à l'anthropologie. (Ray Monk, p. 308-309.) Ainsi, en 1931, en compagnie d'un ami, le psychiatre Maurice Drury, il lut le premier volume du Rameau d'or de James Frazer, une étude systématique et comparative en douze volumes (3e édition, 1906-1915) des rituels religieux et mythologiques. Un des arguments de l'ouvrage de Frazer est, en résumé, qu'il existe une certaine progression linéaire de l'humanité, de la pensée magique à la pensée scientifique ; autrement dit l'idée que les rituels constitueraient une forme primitive, mal comprise, de la science moderne. Wittgenstein fut — rien d'étonnant — très critique vis-à-vis de la somme de Frazer. Ses pensées sur le sujet ont été compilées dans un recueil intitulé Remarques sur Le Rameau d’Or de Frazer (le texte intégral en version française se trouve notamment ICI). Ray Monk cite un passage fameux de la critique de Wittgenstein (passage qui est traduit différemment dans le lien donné ci-dessus) :

« Quelle étroitesse ! Qu'il est difficile pour lui de comprendre un mode de vie différent du monde de vie anglais de son époque ! Frazer ne peut imaginer un prêtre qui ne soit pas un curé anglais contemporain avec toute sa bêtise et ses faiblesses...
Frazer est bien plus sauvage que la plupart de ses sauvages, car eux sont plus capables de comprendre les affaires spirituelles qu'un Anglais du XXe siècle. Ses explications des pratiques religieuses sont incroyablement plus grossières que le sens de ces pratiques elles-mêmes. »

Ce que Wittgenstein reprochait à Frazer, on l'aura compris, c'est de tenter de donner une explication rationnelle et réductrice aux phénomènes religieux qu'il a collectés ; de les analyser à l'aune de la pensée scientifique britannique de son époque, alors qu'il aurait dû les montrer dans leur plus grande nudité, sans prendre parti en bien ou en mal. —  Ou encore : Frazer aurait dû abandonner tout schéma téléologique pour se contenter d'un tableau synoptique, et bien se garder d'introduire une quelconque opinion sur la valeur du rite étudié.

Wittgenstein et l'amour. — Au cours de sa vie, Wittgenstein est tombé amoureux de quelques personnes. Au moins de trois hommes : David Pinsent, Francis Skinner et Ben Richards (quatre si l'on compte l'éphémère Keith Kurt) ; et d'une femme : Marguerite Respinger. Pour chacune de ces histoires, Wittgenstein resta apparemment sous l'influence des théories d'Otto Weininger, selon lesquelles tout rapprochement physique tue l'amour sur le champ, alors qu'au contraire l'éloignement rend l'amour plus fort (la forme inversée de l'expression « Loin des yeux, loin du cœur », en quelque sorte).

Wittgenstein comptait épouser Marguerite mais désirait à tout prix rester dans une relation de type platonique. Et dans de nombreux cas, il avait une relation fusionnelle et exclusive — ou du moins voulue comme telle — avec la personne élue : il partait en vacances avec Pinsent, envisageait de s'installer en URSS avec Skinner, etc. Cependant, il gardait ses distances (il se réfugiait en Norvège ou en Irlande). Par ailleurs, la question de sa sexualité n'est quasiment jamais abordée par son biographe (si ce n'est pour présumer — et c'est bien possible — qu'il n'en avait strictement aucune).

Le type d'hommes qu'aimait Wittgenstein était apparemment le suivant : doux, timide, naïf (presque candide), humble mais supérieurement intelligent. Ces hommes avaient, aussi curieux que cela puisse paraître, un rôle similaire à celui d'une muse : ils donnaient au philosophe la tranquillité et la force nécessaires pour écrire.

Durant ma lecture, j'ai surtout été frappé par l'histoire de Francis Skinner, un étudiant en mathématiques à Cambridge, présumé brillant, mais qui laissa très vite de côté toute forme de volonté pour vivre son amour avec (et pour) Wittgenstein. Ce dernier arriva par exemple à le convaincre qu'il n'avait pas sa place à Cambridge et qu'il devait renoncer à ses études pour faire un métier utile. Et c'est ce que fit Skinner, au grand dam de sa famille : il finit par prendre un travail de mécanicien. L'ouvrage de Ray Monk est parsemé de lettres de Skinner à Wittgenstein (le revers de la correspondance s'est hélas perdu). Ces lettres font peur, dans un sens, tellement elles sont remplies de dévotion béate (presque idiote) et de répétitions. Ci-dessous — et ce sera le mot de la fin ! — deux exemples représentatifs de lettres de Skinner à Wittgenstein, datant d'octobre 1937 (Ray Monk, p. 374-375) :

« Je pense souvent comme je me sentais bien quand j'étais avec vous et combien c'était merveilleux d'être avec vous et de regarder le paysage avec vous. Vous avez été merveilleusement bon avec moi. Cela m'a fait beaucoup de bien d'être avec vous... C'était merveilleux d'être avec vous. »

« Je pense beaucoup à vous. Je pense aussi combien c'était agréable de nettoyer votre chambre avec vous. [Wittgenstein détestait la saleté et nettoyait le plancher constamment, à l'aide de feuilles de thé mouillées absorbant la poussière, qu'il balayait ensuite.] Lorsque je suis rentré, j'ai décidé de me passer de mon tapis, qui avait été nettoyé, parce que je sais que je ne peux le garder vraiment propre. À présent, je dois balayer ma chambre. J'aime le faire parce que cela me rappelle quand j'étais avec vous. Je suis heureux d'avoir bien appris à le faire à ce moment. »

Les grands hommes

Will Oldham. — Toujours aussi insolite et curieux, ce Bonnie "Prince" Billy... Non pas tant à cause de son style musical (du folk rock assez typé), mais plutôt de la façon dont il se met en scène ou des messages un rien surréalistes qu'il fait passer dans certains de ses clips vidéo. 
La dernière vidéo en date, "Quail and Dumplings" (Wolfroy Goes to Town, 2011), n'échappe pas à cette sensation d'étrangeté. En scène, un homme (le barbu Kennan Gudjonsson) échoué on ne sait comment sur la plage d'une île paradisiaque et recueilli par des indigènes... ou plutôt par une sorte de cliché hollywoodien totalement ridicule du bon sauvage. Ils lui permettent de se reposer dans une grande hutte, lui font reprendre ses forces, lui donnent à manger et à boire, le maquillent, lui apprennent à tirer à la sarbacane, etc.
Le soir, on retrouve l'étranger et la tribu autour d'un feu de bois. À ce moment, apparaît Nina Nastasia, qui fait semblant de chanter le chœur féminin du morceau (en réalité, c'est la voix d'Angel Olsen qu'on entend). Et dans le feu, une apparition fantomatique, malsaine et furtive : celle d'Oldham lui-même, le regard fou, tapant des mains ou dansant de manière bizarre... 
C'est surtout la fin du morceau, inattendue, qui vaut le détour : les indigènes finissent par construire une pirogue pour donner à l'étranger la possibilité de reprendre la mer. Ils lui font des adieux amicaux, presque fraternels, et le regardent s'en aller. Ensuite, quelques secondes plus tard, l'un d'eux le tue d'un coup de sarbacane, lui plantant une fléchette dans le cou. Mais ce n'est pas tout : à la toute fin du morceau, une seconde surprise glace le sang. (La première fois que j'ai vu ce drôle de truc, j'ai sursauté ! — Je pense franchement que c'était le but recherché par ce taré d'Oldham.)
Soirée chez Léandra. — Ce soir, je mange chez Léandra. Comme d'habitude, elle s'excuse d'avoir été "paresseuse" et de n'avoir prévu comme plat principal que des raviolis au pesto. (Quand elle fait un plat simple, elle s'excuse parce qu'il est simple ; quand elle fait un plat plus élaboré, elle s'excuse d'avance car "elle ne sait pas si ça va être bon".) En guise d'entrée, nous mangeons des petits saucissons et des toasts à la ricotta et au gorgonzola.

Après le repas, nous parlons de FBsr, tiens. Ce dernier à eu l'idée de changer de boulot et, à en croire Fred Jr, il travaillerait désormais là où travaillait Léandra auparavant, dans un service de la Communauté française de Belgique Fédération Wallonie-Bruxelles. La discussion tourne autour d'un monde que je ne vois plus comme j'aimerais le voir : FBsr, Tom... et Judith aussi. Léandra m'apprend qu'à l'époque (terme très vague s'il en est), FBsr et Tom étaient repris par elle et Judith dans la catégorie "Les grands hommes". — Puis elle se reprend : "D'ailleurs, toi aussi, tu étais dedans, Hamilton..." Même après son explication, j'ai du mal à comprendre ce que le terme recouvre exactement (à part que ce n'est pas un critère de démarcation physique, évidemment, sauf pour Tom).

Léandra me dit : "Toi, tu t'intéresses par toi-même à plein de trucs, comme la philosophie en ce moment, simplement pour le plaisir [un intello, quoi]. Moi, ça ne m'intéresse pas plus que ça." Elle m'explique qu'elle se sent plus proche, en termes de façon d'être, de Fred Jr : "Nous avons fait toute notre scolarité ensemble, nous avons vécu avec le même arrière-plan social, nos mères sont toutes les deux infirmières...", etc. Ce qu'elle adore chez Fred : le fait qu'il s'intéresse aux autres, qu'il s'inquiète pour eux, avec beaucoup de sincérité. C'est quelque chose que Léandra aime bien (et qu'elle ne retrouve sans doute pas énormément chez moi).

La soirée se termine assez tôt. Elle et moi sommes fatigués de notre semaine. Léandra va passer la soirée chez Jonas (le "pauvre chou" qui a mal) et nous partons donc ensemble récupérer le tram à la gare du Midi, vers 22 heures. Là, nos chemins se séparent : elle s'en va vers le Centre-ville tandis que je repars vers mes hauteurs forestoises.

Jokari

Jokari humain. — Dormi trois heures cette nuit. Dans le train du matin qui m'amène au boulot, d'étranges réflexions sur moi-même, en rapport avec la musique que j'écoute pendant le trajet. Ces réflexions constituent une remise en question de ce que j'écrivais il y a à peine une semaine dans ce post (à savoir l'idée selon laquelle je ne peux réellement évoluer qu'en parcourant — en m'accaparant presque — des idées qui me sont étrangères, des pensées qui ne m'appartiennent pas).

Dans le train, je réécoute pour la je ne sais quantième fois Will Odlham, alias Bonnie « Prince » Billy, et je me dis que, quel que soit le chemin que j'emprunte, j'en reviens toujours à ce que j'aime, à ma tradition. Bien sûr, je peux m'aventurer sur les routes sinueuses de l'electronica ou du rock expérimental, mais ce qui me fait réellement vibrer, ce sont les racines américaines : le blues, la musique folk ou country — eh oui !

C'est la même chose en ce qui concerne mes lectures : pour le moment, Wittgenstein, Schopenhauer, Kierkegaard font partie de mon quotidien mais je suis presque certain que je retournerai un jour ou l'autre à mes histoires de « vaisseaux spatiaux et de robots » (façon péjorative de désigner la science-fiction, déjà entendue ici et là), parce que ce sont ces histoires qui me font vibrer.

Je suis une balle de jokari : j'ai beau m'éloigner de mon centre de temps en temps, je finis toujours par y revenir, inexorablement.

Prisonnier du temps. — Non, ce n'est pas le titre d'un roman de science-fiction (même si ce roman existe — un roman de Michael Crichton, pas lu) : il s'agit de la suite de la réflexion matinale. J'ai laissé toutes ces pensées se développer en roue libre et une demi-heure plus tard, avant d'arriver en gare de Liège, j'en viens à me dire que je suis prisonnier du temps, et que la majeure partie de l'humanité l'est.

Il est extrêmement difficile de générer une pensée vraiment originale, libérée des contraintes du monde.

Une des caractéristiques du génie véritable doit être celle-ci : dire quelque chose que personne ne comprend, qui ne sera compris que beaucoup plus tard ou jamais, parce que ce qui est exprimé est fondamentalement différent ou en avance par rapport à tout ce qui est tacitement accepté en un temps donné. Si quelqu'un avait énoncé les lois de la relativité générale du temps de Parménide, personne ne les aurait comprises. — Mais c'est un très mauvais exemple.

Brièveté de l'existence. — Entendu en fin d'après-midi durant le comité scientifique annuel, à mon travail, à l'intérieur d'une réflexion concernant la génération 1968 qui vieillit : « Malheureusement, la logique liée à la très grande brièveté de l'existence humaine entraîne que (etc.) » Celle-là, je la trouve très belle, je la note1.

Retour vers Bruxelles. — De retour dudit comité, sur l'autoroute, dans la voiture d'Anouk. Tout ce que j'ai dit/écrit il y a quelques semaines tombe définitivement à l'eau... — Et sans doute est-ce tant mieux ?

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1 Jeu de mots très privé.

Humour allemand

Schopenhauer, philosophe et humoriste. — 9h30. J'attends ma collègue Wynka, dont le train est en retard, en sirotant un café Americano brûlant à la terrasse du Starbucks de la gare de Bruxelles-Central. Devant mes yeux, la préface à la première édition du Monde comme volonté et représentation d'Arthur Schopenhauer.

Dès les premières pages, le livre me plaît car l'auteur y est à la fois démesurément exigeant et subtilement ironique. Il explique que l'œuvre que nous avons devant nous (et qui fait quand même plus de 2000 pages — le travail d'une vie) ne transmet qu'une seule et unique idée et que cette idée n'est compréhensible que de manière "organique" : elle ne possède ni fondation, ni sommet ; chaque partie contient l'ensemble et l'ensemble contient chaque partie. Dès lors, écrit-il, il convient de lire ce livre au moins deux fois : alors seulement nous aurons une chance d'assimiler son propos. 

Mais ce n'est pas tout ! — Pour le comprendre, il eût fallu que je lusse également un texte plus ancien de Schopenhauer, intitulé De la quadruple racine du principe de raison suffisante : une dissertation philosophique, que l'auteur, dans sa "répugnance" à se répéter, n'a pas cru bon d'insérer dans son Monde comme etc. Mais lire cela ne suffit toujours pas ! Car il faut aussi, bien sûr, connaître les écrits principaux de Kant (le plus grand philosophe depuis etc. etc.) sur le bout des doigts. Enfin, nous apprend Schopenhauer, la lecture de Platon et des Upanishads (des textes philosophiques liés à la spiritualité hindoue) n'est pas obligatoire mais constitue cependant un atout non négligeable.

Et c'est là que ça devient comique... Car Schopenhauer, à l'inverse d'autres philosophes pince-sans-rire (suivez mon regard), aime s'amuser ("Il n'est guère de journal trop sérieux pour accorder une place à la plaisanterie dans cette vie qui, de bout en bout, prête à équivoque") et explique que son livre n'a pas obligatoirement pour vocation d'être lu, qu'il peut servir à plein d'autres choses pour qui ne le comprendrait pas. Extrait (j'étais, je l'avoue, littéralement plié en deux en lisant ce passage) :

« (...) Le lecteur qui est arrivé jusqu'à cet avant-propos dissuasif a cependant dû acheter ce livre pour de l'argent comptant et risque de s'enquérir de ce qui l'en dédommagera. Ma seule échappatoire sera alors de lui rappeler qu'il peut tout de même user d'un livre, sans le lire, de bien des manières. Ce livre peut, comme bien d'autres, remplir un vide dans sa bibliothèque où, bien relié, il fera assurément bon effet. Ou bien, s'il a une amie cultivée, il peut le déposer sur sa coiffeuse ou sur sa table à thé. Ou encore, pour finir, il peut, ce qui vaut mieux que tout et que je lui recommande tout particulièrement, en faire une recension. »
Interview. — Pour la publication de l'année 2012, à mon travail, nous devons réaliser une série d'interviews de personnalités en relation avec le monde syndical. Ma collègue Wynka et moi nous sommes donc rendus ce matin dans les locaux de la FGTB pour interviewer, à l'aide d'un matériel d'enregistrement semi-professionnel (un Marantz PMD-661 et un microphone à condensateur d'entrée de gamme) un ancien président de centrale syndicale qui, soit dit en passant, s'est reconverti dans la location de villas dans le Sud de la France.

Entendue, durant l'interview : une opinion intéressante sur le retour en force du paternalisme d'entreprise. Cette façon d'encadrer la main-d'œuvre ouvrière était assez fréquente dans l'Europe du XIXe et du début du XXe siècle : le directeur de la société (un charbonnage, par exemple) jouait en quelque sorte le rôle d'un père de substitution, à la fois autoritaire et bienveillant, et ce notamment afin d'avoir un contrôle accru sur son personnel, en les maintenant dans un milieu clos, autarcique et en veillant à leurs différents besoins — logement, nourriture, mais aussi éducation des enfants, hôpitaux et soins de santé... L'interviewé nous dit qu'il a vu la reproduction de ce schéma paternaliste à Bangalore, en Inde. Conclusion du monsieur : l'exploitation et le cloisonnement des ouvriers se répètent, mais à un niveau international désormais.

Maison du Peuple. — En milieu de soirée, deux hommes s'installent à la table jouxtant la mienne. Ils parlent de travail et de cartes de crédit, notamment. Le plus vieux (un chauve, début de soixantaine) s'excite :

« Y a une nouvelle stagiaire, française, à mon travail. De temps en temps, elle me téléphone pour me poser une question en rapport avec ce qu'elle doit faire pour nous... Mais dès que j'ouvre la bouche, elle me coupe et recommence à parler, sans attendre ma réponse. Hier, je lui ai crié dessus : "TU ARRÊTES MAINTENANT ! TU TE TAIS ET TU ME LAISSES PARLER !". Elle est allée pleurnicher chez le supérieur, qui m'a donné raison : "Il faut que tu écoutes ce que Jean-Claude t'explique quand tu lui poses une question", qu'il lui a dit... »

Sont joyeux, les stages, dans cette boîte...

Bonheur laconique

Je suis extrêmement énergique ce matin. Je me lève à six heures et je pète la forme, très curieusement. Est-ce la perspective de me rendre à nouveau au travail et de faire autre chose de mes journées que de jouer bêtement aux Colons de Catane ? Ou tout simplement un de ces rares moments où, sans raison, j'ai confiance en moi, souris et regarde avec un regard vif et pétillant tout ce qui m'entoure ? (L'arrivée d'un train en gare, les oiseaux, les gens qui marchent dans la rue...) Ou peut-être, tout compte fait, est-ce simplement une question d'hormones ?

Aucune idée, mais il faut que j'en profite.
Comme si le bonheur allait de paire avec le laconisme (et la tristesse avec la prolixité), je n'ai pas grand-chose à raconter aujourd'hui. J'ai beaucoup de travail, lié à la préparation d'un comité scientifique. Par exemple : je m'amuse (c'est vraiment le mot) pendant quelques heures à réaliser un plan d'un de nos dépôts d'archives, en essayant d'être le plus précis possible au niveau du tracé, jusque dans les moindres détails. Mon chef Lodewijk, voyant ledit plan presque terminé, fait semblant de vouloir m'étrangler, et s'étouffe : "T'es vraiment malade... T'as même dessiné le lavabo ! Je t'avais pourtant dit de faire un truc simple... C'est vraiment bien, mais t'es vraiment malade quand même..." Je suis content de sa réaction car c'est exactement l'effet auquel je voulais arriver en réalisant ce plan de cette manière : exposer au grand jour mon côté maniaque.

La stagiaire germanophone est là toute la journée. De nouveau, je me dis qu'elle ressemble vachement à Christelle (yeux bleus, cheveux bouclés et regard de biais, entre autres). C'est également une boule de nerfs ambulante : stressée pour le travail de fin d'année qu'elle doit bientôt rendre et faisant de grands gestes énergiques pour accompagner ses paroles, qu'elle clame rapidement, avec son accent allemand mélodieux.

Décidément, pour le moment, je parle beaucoup des Allemand(e)s.

Pourquoi y a-t-il tant de monde et tant de bruit à la Maison du Peuple ce soir ? Je pose la question au serveur et il n'en sait rien : d'habitude, le lundi, c'est calme. Il propose néanmoins un début d'explication : "Peut-être est-ce à cause du temps ? Dès qu'il fait un peu meilleur dehors, les gens sortent de chez eux..." D'accord, mais ne peuvent-ils pas dès lors rester à l'extérieur du café, surtout s'ils parlent bruyamment anglais et, en restant debout dans les travées, bloquent complètement la circulation dans le café ? 
Et voilà : je recommence à me plaindre !