Parcourir un paysage de pensées étrangères

Filigranes. — Aujourd'hui, j'ai rendez-vous chez Walter pour un troisième après-midi consacré aux Colons de Catane (le vrai jeu de plateau, évidemment, et non son homologue en ligne). Avant de m'y rendre, je passe en vitesse chez Filigranes, la librairie dont Léandra et Andrew n'arrêtent pas de me dire le plus grand bien, située le long de la petite ceinture de la ville, à quelques centaines de mètres du métro Arts-Loi...

Sa devanture rouge et blanche est facilement reconnaissable. À l'intérieur, une profondeur que jamais je n'aurais soupçonnée si je m'étais contenté de rester dehors sous la pluie. Après avoir remis mon sac en bandoulière à un gentil garde très poli (ça existe), je pars à la recherche du coin « Philosophie ». — Un jour, il faudra que j'y retourne pour jeter un œil aux rayons « Science-fiction », « Fantastique » et « Bandes dessinées ». Aujourd'hui, je n'ai pas le temps... Ce sera la philo et puis c'est tout ! Je traverse donc sans m'y arrêter ce qu'ils appellent le « cafffé » : un endroit, plus ou moins central, où les familles peuvent s'asseoir pour déjeuner, et les solitaires se poser pour lire un livre...

Silence & hauteurs. — Partie « Philosophie » de la librairie : déserte, en retrait, loin de l'agitation et des enfants qui courent. Dans un coin, une vendeuse regarde son ordinateur et ne dit mot. Les étagères de livres sont hautes et demandent quelquefois l'utilisation d'un escabeau.

Je regarde d'abord à « S » comme "Schopenhauer"... Ils ont Le monde comme volonté et représentation, dans deux éditions différentes : d'abord celle en un seul volume, couverture rouge, reprenant la traduction d'Auguste Burdeau, qui commence à dater (1885) ; ensuite celle, en deux volumes de poche, avec sa toute nouvelle traduction (Gallimard, 2009). La taille des caractères de la première traduction est minuscule, à tel point qu'il me faudrait presque une loupe pour arriver à déchiffrer le texte. Je choisis donc le premier des deux tomes de la nouvelle édition (1134 pages bien tassées, en comptant l'appareil critique).

Je regarde ensuite à « K » comme « Kierkegaard » (partie supérieure d'une étagère) et sélectionne un recueil de trois textes : Miettes philosophiques, Le concept de l'angoisse et Traité du désespoir. — Lu en vitesse, dans le sommaire des Miettes, ce sous-titre énigmatique : « INTERMÈDE. Le passé est-il plus nécessaire que l'avenir ? ou Pour être devenu réel le possible en est-il devenu plus nécessaire qu'il ne l'était ? » (Kierkegaard se cognait-il lui aussi la tête contre les murs de sa cage en se posant des questions qu'il n'aurait pas dû se poser ?)

Enfin, je regarde à « W » comme « Wittgenstein », évidemment. Grands dieux, ils ont une rangée entière d'écrits de lui et sur lui : les textes majeurs (le Tractatus, les Recherches, De la certitude...) mais aussi, par exemple, ses « carnets secrets » (écrits en 1914-1916, durant sa participation à la Première Guerre mondiale) ainsi qu'une récente édition de sa correspondance avec l'architecte Paul Engelmann (1916-1937). Il faudra que je me procure tout cela petit à petit. En attendant, j'opte pour Ludwig Wittgenstein, une introduction de Chiara Pastorini, toujours dans mon optique de tout faire à l'envers : lire les modernes avant les anciens, me plonger dans les textes originaux avant de lire des introductions au sujet, etc.

Ces trois philosophes ont en commun de proposer un système de pensée fondamentalement différent du mien. En sortant de la librairie, je me suis posé la question suivante : pourquoi suis-je attiré actuellement par Wittgenstein et non plus par Russell (pourtant beaucoup plus proche de mes convictions) ? Pourquoi Arthur Schopenhauer et non, à ses antipodes, les néo-positivistes du Cercle de Vienne ? Pourquoi Kierkegaard, l'existentialiste chrétien ? La réponse est assez simple : en lisant des penseurs avec lesquels je suis en phase, je n'apprends strictement rien de nouveau ; je ne fais que conforter mon cadre de certitudes, de convictions... Par contre, en parcourant — et en essayant de comprendre — les paysages lointains et étrangers de la philosophie, je m'ouvre à d'autres formes de pensée : à défaut de sortir de mon cocon matériel (mon petit cercle d'amis, « ma » Maison du Peuple), au moins je sors de mon cocon intellectuel, et saute dans l'inconnu.

Et puis, il y a le fantôme de Goethe et la fureur rigoureusement analytique de la pensée allemande...

Catane chez Walter. — Lorsque j'arrive chez lui, un peu avant 14 heures, Walter m'apprend que Mary a fait faux bond. Elle devait venir jouer avec nous cet après-midi mais n'arrive pas à se lever à cause, si j'ai bien compris, d'un space cake qu'elle aurait ingurgité en trop grande quantité hier soir. Nous ne sommes donc que quatre pour ce troisième après-midi « Colons de Catane » : Emily, Walter, Frédéric et moi. — Frédéric : l'ami historien de Walter, que nous avions déjà aperçu lors de la pendaison de crémaillère (le samedi 17 septembre 2011) et la soirée d'anniversaire de ce dernier (le vendredi 14 octobre suivant). Walter a rempli son frigo de bières, de sushis, d'une tarte... Croyant que nous serions cinq, il a vu trop grand... En outre, il aurait bien aimé jouer avec l'extension pour cinq ou six joueurs. Moi aussi, mais ce sera pour une autre fois (le mois prochain ?).

Frédéric n'a jamais joué aux Colons de Catane de sa vie, mais apprend vite. Nous lui expliquons comment se débrouiller avec l'extension « Villes et chevaliers » (qui n'est certainement pas la plus simple, surtout de prime abord) et il comprend rapidement le concept. Il s'en sort même sans problème lors de la première partie et gagne presque la deuxième. C'est parce qu'il possède « l'esprit jeu » : il a l'habitude des jeux de société, donc il appréhende plus facilement les règles d'un nouveau monde (la remarque vaut sans doute aussi, par exemple, pour Amy et Zapata).

Je gagne les deux premières parties. Frédéric s'en va vers six heures et nous en rejouons une dernière, très serrée, qui sera au final gagnée par Walter... Comme d'habitude, Walter propose d'aller boire un verre au Corto. Comme d'habitude, j'accepte. Comme d'habitude, Emily nous reconduit en voiture. Être au Corto, avec Walter, un dimanche soir : ce n'est pas le bon moment pour arrêter de boire des Chimay... Tant pis : le « régime » attendra demain.

En string dans une boîte à chat

Sortir ? Ne pas sortir ? — Je ne fais rien de ma journée, si ce n'est jouer, encore et toujours, aux Colons de Catane en ligne, ce qui a un effet néfaste sur mon humeur. Je sais que je suis en train de gâcher mon week-end "libre" (c'est-à-dire sans ma fille), mais je suis comme cloué sur place. J'enchaîne les parties, sans discontinuer. Et j'en gagne de plus en plus. — La drogue du jeu. 

L'après-midi, je passe deux coups de téléphone... Le premier à Léandra, que je n'ai plus vue depuis longtemps. Elle m'apprend que Jonas, en plus d'être dans les limbes de l'indécision, a un petit problème de santé : "On a cru que c'était grave... mais non." Le second à Emily car il est question, peut-être, de rejoindre Andrew et Walter en ville... Elle ne répond pas (j'apprendrai plus tard qu'elle dormait encore à l'heure de mon coup de fil). 

Digression temporelle... En début de soirée, Andrew et Walter assistent à une "performance" artistique techniquement orchestrée par Igor : une drôle d'histoire de "flamande en string" (la description est de Walter) faisant le tour d'un terrain vague, en courant, dans l'enceinte de Tour & Taxis. Après avoir couru, l'actrice se terre dans une petite maison, clin d'œil à la boîte à chat de Schrödinger. Est-elle vivante ? Est-elle morte ? Comment perçoit-on sa propre existence ?... Au final, la performance est un chouïa ratée : à cause d'un bête problème de micro, les spectateurs (une septantaine de personne, principalement des amis des artistes et des bobos à smartphone, parfois les deux à la fois) n'ont entendu que des bribes du monologue philosophique de la "performeuse"...

Emily me rappelle en fin d'après-midi et m'apprend qu'elle n'est pas disponible, du moins pas avant la seconde partie de soirée... Elle a en effet prévu de sortir avec "les autres" (Charles-Henri et compagnie). J'hésite. Est-ce que je rejoins Andrew et Walter ou est-ce que je reste chez moi ? Si je reste, peut-être pourrai-je voir Léandra ? Je suis indécis et je déteste ça. Je décide finalement de rester chez moi, confortablement affalé dans mon petit divan rouge, devant les Colons de Catane évidemment. J'apprends que Léandra restera "au chevet de Jonas" aujourd'hui. Puis Emily me téléphone à nouveau : tout compte fait, sa sortie est annulée et elle me propose d'aller manger en attendant Andrew et Walter. J'accepte. Le rendez-vous est fixé au Ellis Gourmet Burger, un snack de la place Sainte-Catherine.

Amblyopie sentimentale. — Chez Ellis Gourmet Burger. Pas de table disponible : le serveur nous installe au bar. Pour une fois, Emily n'est pas habillée "à l'aise" et porte un très joli dessus noir (un vêtement qu'elle a acheté à l'occasion d'un récent mariage dans sa famille), associé assez curieusement à un jeans et un manteau rouge... Au centre de la discussion : le strabisme. Emily m'explique que dans certains cas de strabisme non corrigé durant la petite enfance, il arrive qu'une personne perde totalement l'usage d'un œil, non parce que celui-ci est endommagé d'une quelconque manière mais parce que le cerveau ne peut analyser l'image qu'il reçoit. Le terme consacré est "amblyopie". Je trouve très curieuse et assez intéressante cette idée de cerveau incapable d'interpréter une donnée sensorielle provenant d'un organe sain : cela montre, pour ainsi dire, qu'une donnée visuelle n'est disponible qu'après interprétation, comparaison, classement... — Encore une Gestalt ?

Le hamburger au bacon est très bon mais le service très énervant. Chaque minute, un serveur vient nous demander si nous avons choisi. Les places sont chères et il faut choisir vite, mon gars... On se croirait dans un bar branché parisien. Je déteste.

« Et Charles-Henri, ça va ?
— Oui, ça va bien. Il fait toujours plein de trucs... Parfois, je me demande où il va chercher toute cette énergie.
Ça fait longtemps que je ne l'ai plus vu. 
— D'un côté, tu as tout fait pour...
Mmmmmh ?
— Tu ne répondais plus à aucune de ses invitations. Il a fini par se lasser. »
(Ça me demandait un trop grand effort de faire semblant d'être naturel... Très difficile de les voir, ces deux-là... Et surtout, très difficile de la voir. Il existe une zone morte dans mon cerveau lui correspondant : une amblyopie sentimentale, en quelque sorte... Nul sentiment en cet endroit où pourtant, à une époque pas si lointaine, il y avait beaucoup d'amour.)

Nous rejoignons Walter, Andrew, Eugenia (sa collègue russe), accompagnée d'une de ses amies, au café De Markten, une cantine au design aseptisé située à une centaine de mètres de notre snack à burgers. Nous buvons un verre, discutons de la performance de la "dame en string" (voir plus haut) et quittons assez rapidement l'endroit pour un des vieux cafés à impasse du Pentagone bruxellois...  Faute de place au Bon Vieux Temps, nous passerons la fin de la soirée à l'Imaige Nostre-Dame. Entretemps, les deux Russes sont parties.

I just wanna feel real love. — À l'Imaige, une playlist pour le moins bigarrée, puisqu'elle comprend à la fois "Close to Me" de The Cure et "Feel" de Robbie Williams. 

Close To Me by The Cure on Grooveshark

Feel by Robbie Williams on Grooveshark

Que j'aime "Close to Me" n'a rien d'étonnant. Même si ce succès commercial n'égale pas — et je ne fais ici que répéter, je pense, un avis largement partagé par de nombreux fans du groupe — les pépites de leur "trilogie noire" (Seventeen Seconds, 1980 ; Faith, 1981 ; Pornography, 1982), ça reste du très bon Cure. Par contre, pourquoi "Feel" de Robbie Williams me touche-t-il autant ? Pourquoi est-ce cette chanson que je garde en tête pour le restant de la soirée ? Parce que je l'écoutais jeune, sur MTV ? Impossible, car la chanson date de 2002... — Non : il faut croire que j'aime cette chanson parce qu'elle me parle, c'est tout. C'est un truc qui ne s'explique pas, un peu comme ma passion pour Julien Clerc ou les premières versions de Starmania... (À un moment, Robbie dit : "My head speaks a language I don't understand". Fait-il une référence à la critique du langage privé par Wittgenstein ? — Mais non !)

Après Batman et Retour vers le futur, Walter est désormais légèrement obnubilé par Apollo 13, ce film qui relate les mésaventures de trois astronautes obligés de rentrer sur Terre dans des conditions incroyablement difficiles et dangereuses, à la suite de l'explosion d'un réservoir d'hydrogène... Walter est fasciné par l'exploit réel des trois astronautes, mais également par une donnée technique du film (et il y a effectivement de quoi l'être) : "Pour simuler l'apesanteur propre à l'espace, ils ont dû faire environ 1500 vols paraboliques en avion lors du tournage !"

Andrew parle de la diffusion, la semaine dernière sur France Culture, de quatre émissions des Nouveaux chemins de la connaissance consacrées au "Rêve américain à l'écran". Dans la première, la présentatrice Adèle Van Reeth reçoit Yves Pedrono, un spécialiste et un puriste du Western, également intéressé par les liens entre ce genre et la Bible. Tout cela donne envie d'écouter le podcast de l'émission... La semaine prochaine sans doute...

Un peu après minuit, Andrew repart en voiture avec Emily et Walter se charge de me ramener chez moi. Pour une raison inconnue, le trajet de retour est ponctué d'embouteillages... — De retour chez moi, je fais fort : je joue aux Colons de Catane en ligne jusqu'à 7 heures du matin. Dans trois-quatre heures, faut que je me lève !

Gestalt

Gestalt, Urphänomen et autres germanismes. — Lue aujourd'hui, en ce vendredi de congé : une explication de la notion de Gestalt. En allemand, ce mot signifie "forme", mais depuis son utilisation par Goethe, il possède également une tout autre signification, beaucoup plus précise... Une Gestalt est un ensemble distinct et organisé regroupant un certain type d'objets ou de phénomènes (par exemple un phénomène naturel, au sens large). Goethe a utilisé ce concept alors qu'il s'intéressait à la botanique — très polyvalent dans ses passions, il est l'auteur en 1790 d'un essai sur les plantes, intitulé Versuch die Metamorphose der Pflanzen zu erklären. Pour Goethe, l'étude systématique du monde végétal peut se faire en considérant cette forme de vie comme une Gestalt, c'est-à-dire un ensemble particulier, interconnecté et en mutation constante, partageant une certaine forme commune.
L'idée de Goethe est qu'il existe, au sein d'un système naturel donné, une forme primordiale (un Urphänomen) dont découleraient toutes les autres. En botanique, il cherche l'Urpflanze, plante originelle et idéale dont tous les dérivés, toutes les métamorphoses (fleurs, arbres, etc.) constituent une possibilité, une Gestalt regroupant l'ensemble des plantes existantes ou pouvant exister. Cependant, les termes de "forme primordiale" ou de "plante originelle" ne doivent pas s'entendre ici dans un sens purement mécaniste, causal, mais plutôt dans celui d'un modèle à partir duquel peuvent être construits tous les autres éléments d'un même groupe, d'une même Gestalt

Ce qu'esquisse Goethe à travers son jeu des possibles, c'est le dessin d'une autre science, plus romantique et moins technophile... Une science de poète.

Cette idée me parle. Elle décrit un mode de raisonnement auquel je suis de plus en plus attaché (car pour le moment, je me détache en douceur de ma vision scientiste du Monde pour me diriger vers... quelque chose d'autre — mais pas le mysticisme !). Le mode de raisonnement dont il est question ici fonctionne sur base d'analogies, s'intéresse à l'idée d'évolution constante (de métamorphose) des phénomènes et refuse toute explication causale... Il sous-entend le principe suivant : que nous sommes capables, en tant qu'êtres humains, de reconnaître certains phénomènes à l'aide de comparaisons plus ou moins complexes, sans pour cela devoir y accoler une définition à tout prix... Par exemple, si j'observe un arbre, même inconnu, je ne suis pas obligé pour voir cet arbre de confronter la définition que j'ai d'un arbre à ma vision du moment... Non. Est exprimée ici l'idée que cette reconnaissance n'est possible que parce que nous avons en tête une idée de la forme (Gestalt) que doit avoir un arbre, sans pour cela avoir le besoin, la nécessité voire même tout simplement la possibilité intellectuelle de la définir stricto sensu. Un saule pleureur ne ressemble pas à un sapin ; pourtant nous leur attribuons à tous deux, sans le moindre doute, un air de famille. (Ludwig, sors de ce corps !)
Ce développement rejoint ce que disais un jour sur la science-fiction : est considérée comme une œuvre de science-fiction toute œuvre considérée par un fan de science-fiction comme étant de la science-fiction... L'idée n'est pas de moi mais de l'auteur et critique américain Damon Knight : "it means what we point to when we say it", écrivait-il en 1952. Soixante ans après cette définition qui se mord la queue, rien n'a changé... Et la science-fiction, comme ensemble, peut être vue à la manière d'une Gestalt : une forme de vie organisée en constante métamorphose, dont il serait vain de donner une définition précise. Il est en effet presque impossible, sans que cela soit atrocement fastidieux, de donner une définition de la science-fiction qui englobe toutes les œuvres de science-fiction reconnues comme telles à ce jour. Il serait par exemple totalement faux de prétendre qu'un ouvrage de science-fiction se déroule toujours dans le futur ou bien qu'il comporte toujours un certain nombre d'éléments scientifiques... 

Et pourtant, à l'instar de l'arbre du paragraphe précédent, il est tellement simple de déceler la science-fiction là où elle se trouve !


Un vendredi en solitaire. — Ayant été coucher très tard hier soir, je me lève également très tard. Je ne sors que brièvement en fin d'après-midi pour faire quelques courses (je n'ai plus rien à manger ni à boire). Durant toute la journée, je lis ou je joue. — Je joue, surtout : je suis devenu accro aux Colons de Catane en ligne. Quelle que soit l'heure du jour ou de la nuit, il y a toujours des gens connectés, avec qui je peux jouer : quand les Allemands s'endorment, les Américains, eux, se réveillent... (Vers 5 heures du matin, dans la nuit de vendredi à samedi, j'ai joué avec un gars bien sympathique vivant dans la banlieue de New York.)

Je ne gagne qu'une partie sur dix environ. La plupart des joueurs sont forts et font rarement d'erreurs de placement. Bien sûr, le hasard intervient, mais il s'agit d'un hasard très contrôlé. J'apprends par ailleurs qu'il existe une série de règles implicites en plus des règles du jeu : certaines actions sont terriblement réprouvées par la communauté de joueurs. Parmi celles-ci : quitter une partie en cours (évidemment) mais aussi malmener un autre joueur que celui qui gagne. J'ai ainsi appris à mes dépends que j'avais intérêt à toujours utiliser mon voleur sur le joueur ayant le plus de points. À chaque fois que j'ai visé une personne plus faible, j'ai eu droit à des "Warum?" indignés et même au départ d'une joueuse, apparemment réellement en colère à cause de mon comportement déplorable !
Un des seuls contacts humains de ma journée est Lewis. Il me laisse un message sur mon téléphone afin d'annuler le repas que nous avions prévu demain midi avec Mary. Je lui passe un coup de fil pour prendre de ses nouvelles... Il est effondré, vraiment.

« Hamilton... Je suis malade, j'ai le nez qui coule et j'ai de très gros soucis psychologiques, dont je préfère ne pas te parler au téléphone... 
— Ha...
— Et toi, comment vas-tu ?
— Bah... Eh bien, comme d'habitude...
Pour le repas, la prochaine fois, s'il te plaît, propose un soir, même en semaine. Je ne suis pas du tout un homme du midi. 
Oui, je sais...
— Je ne mange rien à midi. Le soir, je fais bombance. Je sais que c'est un mauvais régime, mais c'est comme cela que je fonctionne depuis des années. 
— On fera ça un soir, alors. Je vais avertir Mary.
— Oui, c'est mieux. Je vais te laisser. Ce n'est pas joyeux, tu sais... Je ne vais pas bien. Pas bien du tout.
D'accord. Au revoir, Lewis.
— Au revoir, Hamilton... Au revoir... »

Mon "au revoir, Lewis" est chevrotant. Je me rends compte que je suis au bord des larmes lorsque je raccroche... Lewis dit ne pas aller bien. Je le crois. Et je sens que c'est grave. Puissé-je me tromper !

Dicotribulation #1

Aujourd'hui, c'est le dictionnaire qui décide de ce que je vais écrire. — L'idée : je me rends sur cette page du Wiktionnaire* qui permet d'afficher un mot au hasard. Je note ensuite, sans tricher, les dix premiers noms communs qui apparaissent grâce à ce système... Et enfin j'écris un texte suivi, une histoire ou tout autre chose d'un tant soit peu cohérent me venant à l'esprit à la lecture de ces mots.
Les mots tirés au sort cette fois-ci sont...
- Retressauter (tressauter à nouveau)
- Psychrométrie (détermination des caractéristiques d’un mélange gaz-vapeur)
- Époussette (brosse dont on se sert pour nettoyer les habits)
- Alésure (métal détaché par l'alésoir)
- Poudre de kamala (poudre servant de colorant rouge et de ténifuge)
- Sesquicentenaire (qui existe depuis 150 ans)
- Responsablement
- Appareil
- Industriel
- Malencontreux
Le résultat obtenu (ci-dessous) ressemble à un rêve, ou plutôt à un cauchemar : une série d'éléments décousus auxquels le cerveau tente de rattacher une signification à tout prix... 

Après une heure d'attente dans une des salles du CHU, le chirurgien italien qui m'a enlevé la vésicule biliaire l'année dernière me reçoit à nouveau dans son petit bureau. Aujourd'hui, il ne sourit pas : il est beaucoup plus sérieux qu'à l'accoutumée... Il parcourt rapidement du regard un rapport fait d'une série de courbes et de statistiques incompréhensibles, du moins pour le commun des mortels...

« Les tests psychrométriques confirment l'analyse sanguine ainsi que les résultats de la scanographie, m'annonce le chirurgien... C'est... hé... un ténia...
(Je tressaute.)
Un ténia ?
— Oui. Un ver solitaire, tu vois ?
Ha. Bon... Je suppose que c'est assez bénin...
(Le médecin me regarde l'air peiné.)
— Qu'y a-t-il ? Je veux la vérité !
— Quoi que je puisse te dire, Hamiltono, je compte sur toi pour prendre la nouvelle responsablement, hein... Si jamais tu as besoin de l'aide d'un psychologue ou de...
— Allez droit au but, je vous en prie...
— Eh bien, c'est assez... hé... malencontreux... Tu as un ténia sesquicentenaire dans ton ventre.
Sesquiquoi ? 
Sesquicentenaire. Dans le jargon médical, cela signifie que le ténia a au moins 150 ans...
— Que... Quoi ? »
Il allume un appareil lumineux situé derrière son bureau et y attache une série d'images en noir et blanc, en coupe, de mon intestin. À la vue de certaines, je tressaute...
« On peut clairement voir la tête sur plusieurs clichés, et les dents, là, me dit-il.
— Mais c'est horrible ! Ces canines... On dirait une déchiqueteuse industrielle !
Oui, c'est très impressionnant. De toute ma carrière, je n'ai jamais vu une chose pareille. Certains gros spécimens mesurent plusieurs dizaines de mètres de long, mais celui-ci doit bien faire dans les 400 mètres... 
(Une image me vient en tête et je pouffe de rire, alors que ce n'est vraiment pas le moment...)
— C'est Shai-Hulud !
— Que dis-tu, Hamiltono ?
— Oh non, rien...
— Tu ne devrais pas prendre la chose à la légère. Il va falloir couper et chipoter dans ton ventre... D'habitude, un peu de poudre de kamala et hop ! Disparu le ver, mais dans ton cas, je crains que je doive intervenir d'urgence. »
Il m'annonce qu'il va tout faire pour m'opérer au plus vite, au plus tard après-demain, et il me parle du risque d'une telle opération. Il me montre un ustensile qui ressemble curieusement à une brosse à récurer.
« On va t'ouvrir tout le ventre, d'ici à là... Je ne peux pas ouvrir que le nombril comme la dernière fois, car le ver, il est très gros, hein !   
— Et c'est quoi, cette brosse ?
Ceci est une époussette, m'explique-t-il. Je vais d'abord brosser la paroi intestinale pour fragiliser le ver, puis je tenterai de l'exterminer avec de gros alésoirs comme ceux-ci...
(Il me montre des tiges qui ressemblent à des mèches de foreuse.)
— Mon dieu !  
— Ne t'inquiète pas ! Après, on rebouche, hein !
Mais...  Docteur... Il y a quelque chose que je ne comprends pas. 
— Oui ?
— Comment est-ce que je peux avoir un ver solitaire de 150 ans dans mon corps alors que je n'en ai que 32 ?
— Je veux bien te l'expliquer, mais ça va encore plus te dégoûter... »

STOP ! C'est du grand n'importe quoi cette histoire.
J'essaierai de faire mieux la prochaine fois.
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 Le Wiktionnaire : dictionnaire libre en ligne extrêmement riche.
Trip_Quebec_grand

Revoir le Québec...

Billets d'avion. Ce matin, j'ai reçu par courriel les billets d'avion pour Montréal. Plus de marche arrière possible : pendant les deux premières semaines de septembre, presque quatre ans jour pour jour après notre premier voyage, Flippo et moi reverrons la Belle Province ! J'imagine déjà l'horrible souffrance — en lien avec une sombre histoire de trompes d'Eustache et de changement de pression à l'intérieur de ma boîte crânienne — que je vais devoir endurer, à deux reprises, lors du décollage et surtout de l'atterrissage de l'avion... À chaque fois, c'est comme si un perceuse me vrillait le cou pour remonter jusqu'à mon cerveau (ne rigolez pas, s'il vous plaît). Malgré ce "léger inconfort", je suis très content de repartir là-bas...
Sea Shack...  — Depuis son retour d'Amérique, Zapata n'arrête pas de nous parler de Sea Shack, une "auberge festive" pas loin de la ville de Saint-Anne-des-Monts, en Haute-Gaspésie : "Il faut y aller coûte que coûte car ils savent s'amuser là-bas", etc. Zapata s'obstine, c'est plus fort que lui : il croit que nous allons au Québec pour faire la fête toute la nuit, fumer des joints et faire l'amour... La dernière fois déjà, il nous avait conseillé Tadoussac parce que "c'est un endroit cool". Souvenirs...
« C'est trop bien, Tadoussac, faut vraiment que vous y alliez !
Boarf, ouais, on verra... C'est quand même beaucoup plus au nord.
— Y a une auberge de jeunesse là-bas, haaaan, c'est terrible !
— Mais oui, mais oui...
— Ils ne ferment pas les portes, font de grands feux de bois et fument des pétards !
— Oui, oui... Ça a l'air très chouette.
— Et il y a des baleines ! 
— Tu sais, les animaux et moi...
— Et des randonnées en forêt, avec de vrais castors ! 
OK, OK... »
Conclusion : nous avions suivi, avec quelque réticence, les conseils de Zapata et nous y étions allés, tout compte fait, à Tadoussac : trois nuits dans ladite auberge... Et en effet, c'était génial ! Quatre ans plus tard, Zapata revient donc à la charge et nous conseille de visiter le fameux Sea Shack, un endroit encore plus lointain et paumé, mais où l'on sait faire la fête ! Flippo, lui, voudrait aller à Trois-Rivières, je ne sais trop pour quelle raison. Et moi... euh... en fait je m'en fous un peu. Je ne suis pas très difficile : je suis déjà tellement content de partir en vacances outre-Atlantique.  
Carte de voyage. — Après le séjour d'Amy et Zapata au Québec, j'avais réalisé pour leur blog (protégé par un mot de passe) une carte reprenant les différentes étapes de leur périple... Maintenant qu'ils sont revenus en Belgique, je ne fais aucun tort à leur audience en divulguant cette carte... L'idée de départ était que j'en dessine une pour chaque pays visité, mais en définitive seules deux cartes ont été réalisées : celle ci-dessous et celle de leur voyage éclair aux États-Unis, que je montrerai peut-être une autre fois. Je n'ai donc pas tenu parole... Shame on me !

(Cliquez sur la carte pour l'afficher en taille réelle.)


Récits "cartes postales". — J'ai déjà un peu réfléchi à la manière dont je décrirais notre périple au Québec dans le présent journal, si je n'ai pas complètement arrêté ce dernier dans l'intervalle de temps qui me sépare encore du voyage. Je me suis dit que j'écrirais l'équivalent d'une grande carte postale par jour.

Le concept : chaque soir, je sélectionnerais une photo représentative de la journée (un détail de paysage, une coin de ville, un béluga, un castor, un caribou, un Flippo affalé dans son fauteuil...) et écrirais un court texte s'y rapportant, comme si j'envoyais une carte postale. En quatorze jours, je crois que j'ai la possibilité de couvrir l'ensemble des lecteurs réguliers de ce blog (du moins ceux et celles que je connais).

Ce système aura l'avantage non négligeable de pas m'inonder de travail durant mes vacances. Par ailleurs, il me permettra aussi, pour une fois, de respecter une certaine charte éditoriale un îlot d'homogénéité dans l'océan de n'importe quoi que représente ce blog.

Dépendances

Alcool. — Au commencement fut l'environnement social. C'est mon environnement social (universitaire) qui m'a poussé à boire (de la bière, principalement). Non pas que je buvais pour "faire comme les autres", mais plutôt pour me poser beaucoup moins de questions. Si dans une fête je restais sobre, j'étais forcément mal à l'aise... (Et si je n'avais pas bu la moitié d'une bouteille de Beaujolais nouveau lors d'une soirée universitaire, je serais peut-être encore puceau... — L'alcool n'a pas que des mauvais côtés. — Mais qu'est-ce que je raconte comme conneries, moi ?)
Problème : il m'a fallu boire de plus en plus pour arriver au même résultat (résultat qui peut être résumé comme suit : vivre l'instant présent et ne pas me poser de questions). À la fin de l'université, la boisson faisait ainsi partie intégrante de mon mode de vie. L'addiction était devenue psychologique, et peut-être même physique : je croyais dur comme fer que l'alcool avait un effet déstressant sur moi alors que c'était exactement l'inverse qui se passait, à savoir que j'étais stressé si je n'avais pas mon alcool journalier. — Un problème change du tout au tout quand je l'observe sous un autre angle.
Je bois désormais à la moindre occasion. Certains amis boivent pas mal et je bois donc avec eux. Mon père boit beaucoup, du moins en ma présence, donc je bois avez lui... (Ça devient presque de l'émulation.) Mais quel intérêt ai-je de boire chez moi ? — L'habitude, mon vieux, l'habitude !... L'habitude de considérer ta bière comme une récompense... et la deuxième comme sa continuité logique... et la troisième comme une obligation... Etc.

Aujourd'hui, revenu chez moi à pied de la gare faute de tram, je prends un très long bain bouillant et ne bois que de l'eau. Étant chez moi et — circonstance aggravante — n'ayant pas bu, je suis incapable d'écrire la moindre ligne de texte et passe donc ma soirée à jouer aux Colons de Catane en ligne. 

Catane. — Je viens en effet de découvrir qu'il existait une très belle version officielle en ligne (pour PC, Mac et smartphones) de ce formidable jeu et de ses extensions : Playcatan.com. L'esthétique n'est pas mal foutue, les règles sont respectées à la lettre et certains plateaux sont gratuits. (J'ai comme la désagréable et très rare impression d'être en train de faire de la publicité pour ce site Web.)

Pour bénéficier de toutes les fonctionnalités (jouer en ligne avec d'autres joueurs sans restriction, avoir accès à tous les plateaux de jeu), j'ai décidé de souscrire à un abonnement — $5,90/mois, je m'en remettrai ! Dans la mesure où, pour le moment, je joue beaucoup à ce jeu avec Walter, Emily et d'autres, je vais donc pouvoir m'exercer sur la plupart des extensions et également en apprendre un peu plus sur certaines règles (je pense notamment à l'utilisation des chevaliers, au sujet de laquelle nous avions certains doutes lors des dernières parties).

Ce soir, j'ai eu la très mauvaise idée de jouer directement avec d'autres joueurs et je me suis fait laminer en beauté, non pas parce que j'étais incompétent mais plutôt parce que je ne comprenais pas comment fonctionnait le plateau de jeu virtuel — Oui, c'est très con. J'ai donc passé le restant de ma soirée (et une partie de ma nuit) à tester le jeu avec des adversaires virtuels. Ce week-end, je retenterai les parties publiques !

Fred Jr & Anouchka

J'arrive en gare d'Écaussinnes à 11h45, sans aucun problème de train. Sur le quai, m'attend Fred Jr accompagné de ses deux filles, Anouchka (4 ans et demi) et Mado (environ 2 ans). Anouchka est contente de me voir : "Hamilton ? Tu sais, j'ai eu des patins à roulettes pour mes cloches... Et je roule sur la terrasse !" Mado, quant à elle, ne dit rien : elle observe, est souvent joyeuse, mais ne parle pas. Plus tard dans l'après-midi, j'expliquerai à Fred et à sa femme Donna qu'en ce qui me concerne, je n'ai commencé à parler que vers l'âge de 2 ans et demi (il paraît que la pédiatre m'appelait "le taiseux")... et que Ludwig Wittgenstein lui-même affirmait à ses amis n'avoir parlé que très tard, après avoir fêté ses quatre ans — est-ce rassurant ?
De retour dans sa maison, Fred Jr se précipite sur son tout nouveau objet fétiche, qu'il me présente fièrement : une PSP2, ou plutôt "NGP", la console PlayStation portable seconde génération. Un défaut : "la batterie est intégrée et lorsqu'elle est usée, on ne peut pas la retirer ni donc la remplacer." Encore un exemple d'obsolescence programmée... Si je veux rejouer sur mon ancienne Game Boy, je n'ai qu'à la déterrer d'un vieux tiroir et y placer quatre nouvelles piles AA. Si Fred a dans l'intention de rejouer sur sa PSP2 dans vingt ans, il peut d'ores et déjà laisser tomber l'idée : la batterie inamovible sera alors sans doute K.O. — Mais de toute manière, Fred aura revendu son gadget bien avant cette date !

Je teste la console portable dans le divan du salon. Pendant une vingtaine de minutes, je joue à Uncharted (décidément, ce jeu est partout : ici, ...). Le scénario débute dans les environs d'une sorte de temple au milieu de la jungle... J'escalade — à l'aide de l'écran tactile, s'il vous plaît ! — une des murailles du grand bâtiment, fais tomber un garde dans le ravin et récupère une mitrailleuse pour abattre les ennemis qui déboulent... Je ne suis pas très à l'aise avec les commandes et je me fais descendre à plusieurs reprises avant de gérer plus ou moins la situation... Anouchka, blottie contre moi, regarde l'écran avec attention et commente : "Attention de ne pas tomber en bas, parrain !", "C'est qui le Monsieur ?", "Hé ! Ils te tirent dessus... Pourquoi ?"

C'est à cet instant qu'Amy et Zapata débarquent chez Fred, qu'Anouchka court vers eux pour les accueillir et que j'arrête de jouer pour faire de même. De retour d'Amérique du Sud depuis presque un mois, ils passent actuellement une partie de ce qui leur reste de congés à parcourir la Belgique afin de faire "le tour des amis". C'est, je pense, la première fois qu'ils revoient Fred et sa famille depuis leur long voyage dans l'hémisphère austral. 

Les deux enfants sont très excités et foncent dans tous les sens. Anouchka veut que je la mette sur mes épaules, que je lui fasse faire l'avion ou que je joue avec elle à un jeu de société un peu ridicule qui consiste à cacher un loup en-dessous ou derrière des meubles. Donna lui demandera à plusieurs reprises d'arrêter de m'embêter... Pourtant, Anouchka ne m'ennuie pas le moins du monde, que du contraire !

Après le dîner (des lasagnes aux aubergines), nous jouons à quelques jeux de société : d'abord "Timeline", dont l'objectif est de placer des découvertes — l'Amérique, le vaccin, la planète Uranus, etc. — par ordre chronologique. Ce jeu est terriblement européocentré : ce dont il est question ici en premier lieu, c'est de la découverte du Monde par les Occidentaux ! Nous jouons ensuite une partie de Time's Up, un jeu que je ne présente plus. Je fais équipe avec Amy ; Donna fait équipe avec Zapata ; Fred ne joue pas (il donne son bain à Mado). Constat : j'aime particulièrement les deux premières manches durant lesquelles il faut deviner ou faire deviner des personnalités à l'aide de phrases ou d'un mot, mais je suis beaucoup plus réticent quant à la partie consacrées aux mimes — Au secours, je ne comprends rien !

Retour en train en fin d'après-midi, en compagnie d'Amy et Zapata. À Bruxelles, la STIB n'a toujours pas repris le travail. Je rentre donc chez moi à pied, non sans faire une petite escale de... euh... cinq heures environ à la Maison du Peuple de Saint-Gilles (pile sur mon chemin). Aucune de mes connaissances ne s'y trouve. Je passe donc ma soirée à écrire.

De la futilité de la rédaction d'un blog durant un conflit thermonucléaire et de l'extension de cette futilité à la vie de tous les jours

Contexte. — Une guerre mondiale au cours de laquelle pleuvent les bombes thermonucléaires, par millions. Les survivants se réfugient dans les caves, les égouts, etc. Parce qu'il n'y a plus de réseaux, plus de serveurs, plus d'électricité, Internet est mort et enterré. (Dans une contrée lointaine, dit-on, certains hackers ont réussi à restaurer un semblant de réseau local, mais ce n'est sans doute qu'un mythe, une légende urbaine.) Sauvés du carnage, quelques ordinateurs, mais de toute façon sans courant électrique les anciennes machines ne servent à rien. Et puis, tout le monde s'en fout un peu, car il faut empêcher Bobby de bouffer la jambe du voisin et grand-père de faire caca partout dans le bunker, etc. — La fin de la civilisation.
Je suis parmi un groupe de survivants et me demande comment continuer la diffusion de mon pseudo-journal intime. Que faire ? Écrire mes pensées, mes observations et mes actions dans un carnet ?... Les recopier sur les rares feuilles de papier qui n'ont pas brûlé, puis les distribuer aux rescapés, et ce afin de perpétuer, d'une manière beaucoup plus rustique et locale, l'exploitation de mon stupide blog ? J'imagine le résultat :
« Aujourd'hui, mardi 19 septembre 2017, j'ai cuisiné une casserole de limaces à la vase pour tous les survivants, à l'exception de Johnny, qui se replie de plus en plus sur lui-même. (Celui-là commence à faire peur à tout le monde, surtout lorsqu'il hurle la nuit — Étienne dit qu'il devient dangereux et que nous allons peut-être devoir le tuer.) Le groupe me considère de plus en plus comme la personne-ressource quand il s'agit de cuisiner un bon plat pour la communauté. Le rôle me plaît assez bien.

Gaëlle se plaint de ne pas avoir de balançoire. Elle ne sait pas attendre. Je lui ai pourtant clairement expliqué que la situation sera peut-être réglée lorsque nous récupérerons les ossements de Johnny, à condition qu'Étienne accepte qu'on le dépèce après son meurtre. »

Chaque jour, je distribuerais ces tranches de vie à la communauté, qui les lirait avec la plus grande attention. Je garderais le nom de "Hamilton's Diary", en mémoire de mon ancien journal en ligne. Les lecteurs ne comprendraient sans doute pas la référence, mais la filiation me ferait du bien.

C'est en imaginant ce genre de situation extrême que je me rends compte de l'inanité de tout ce que j'écris ici — et cela concerne de facto tout projet de journal intime sur le Web. On conçoit facilement, pour je ne sais quelle raison, que quelqu'un décrive jour après jour sa vie morne et inintéressante à l'aide d'un blog, qui sera noyé dans la masse des projets similaires (après tout, il le fait autant pour lui que pour les autres)... Pourtant, hors de tout contexte numérique, cette situation s'avère profondément ridicule

On imagine en effet beaucoup plus difficilement la même personne écrire tous les éléments sans importance de sa vie dans un journal papier qu'il distribuerait, soit au sein d'un bunker après un holocauste nucléaire, soit simplement dans la rue, avant l'arrivée des supports numériques et des réseaux... Dans pareil cas, tout le monde regarderait cette personne avec de grands yeux et demanderait, à raison, pourquoi elle passe son temps à partager de telles futilités : "Pourquoi nous distribues-tu des tranches de vie qui ne regardent que toi ?", "Pourquoi serions-nous intéressés par ton existence ?", "Pourquoi ne nous donnes-tu pas plutôt des nouvelles de l'extérieur ?", etc.

Écrire est vain.
Ne pas écrire l'est tout autant.
Ce qu'il me manque actuellement, c'est du sens.

* * *

Situation. — Je passe la matinée et l'après-midi chez mes parents, avec Gaëlle. J'ai contribué au diner en leur préparant des steaks à la sauce au poivre. Le bœuf a mariné vingt-quatre heures dans un mélange d'huile d'olive à l'ail, de basilic, de persil plat, de vin rouge et de sel. Pour la sauce au poivre, j'ai récupéré ma recette de la dernière fois et me rends compte que c'est toujours autant de complications pour pas grand-chose — mais c'est bon !

Retour à Bruxelles. Les transports en commun sont à l'arrêt au moins jusqu'à mardi, en raison du meurtre d'un agent de la STIB. Je rentre donc chez moi à pied depuis la gare du Midi, en effectuant un crochet par le Parvis de Saint-Gilles afin, peut-être, de faire une pause à la Maison du Peuple (ben voyons !). Surprise : Emily et Andrew sont là, à l'une des tables à banquette proches des grandes fenêtres. Je m'installe avec eux. Ils me parlent de leur journée.

À la librairie Filigranes, Andrew a flâné dans le rayon "Philosophie" (paraît que c'est dans l'air du temps de lire de la philo). Il me parle d'un livre de Bertrand Russell intitulé Histoire de la philosophie occidentale (1959)... Sacré Bertrand, va ! — Durant la seconde moitié de sa très longue vie (1872-1970), il n'a cessé de quitter sa logique et ses mathématiques pour tourner autour de la philosophie... Que je sache, il n'est à l'origine d'aucun concept novateur, ni d'aucune nouvelle "manière de penser". Par contre, c'est un très bon vulgarisateur. (C'est également un progressiste en ce qui concerne la révolution des mœurs et les questions sociales — note pour plus tard : commander les deux tomes de sa biographie, également signée Ray Monk, qui n'existent hélas qu'en anglais, je crois.)

Je leur parle de Mary, du fait qu'elle va peut-être venir loger chez moi pendant un an à partir de septembre (événement dont ils sont déjà au courant, à n'en pas douter) et de sa légère addiction pour "Tout le monde veut prendre sa place" en ligne. Je leur montre ledit jeu sur le petit ordinateur portable et nous faisons quelques manches, que nous gagnons à plusieurs reprises, en partie grâce au "flair" et à la culture d'Andrew.

L'air est vicié, la musique omniprésente. Je leur propose de terminer la soirée chez moi au calme. Arrivés à mon appartement, Andrew accepte même de jouer à une partie de Colons de Catane ("Pour voir..."), que je gagne. Une partie, pas deux, hein ("On range ?"). De toute manière, vu le degré de fatigue de tout le monde, ça vaut peut-être mieux comme ça. (Si Walter avait été là, ou Amy, ou Zapata, nulle doute que nous aurions recommencé une deuxième partie, puis une troisième.)

Pas de guerre thermonucléaire, pas de seconde partie, pas de folie : mes invités s'en vont sagement vers minuit.

Zombies chez les forains

Aujourd'hui, un mois après la fête foraine de Tamines, c'est à celle d'Auvelais que Gaëlle, mes parents, ma grand-mère et moi passons l'après-midi. La foire est légèrement plus grande : on y trouve deux Luna Parks, deux pêches aux canards, des stands de tir, différents manèges pour petits et grands... La population, par contre, n'a pas changé : on y croise, comme d'habitude, des jeunes "à casquette retournée" ainsi que des filles vulgaires et interchangeables. Tout ce petit monde donne l'air de s'emmerder ferme. Vu également : un groupe de motards sans moto. Plus tard dans la soirée, mon père échafaudera une théorie selon laquelle il s'agissait d'un groupe de paumés, refusés par les autres grands clubs de motards et qui par conséquent traînaient tristement dans une petite fête de province, faute de mieux. (Papa et ses histoires...)
Gaëlle passe par la pêche aux canards, fait trois tours de buggies, s'amuse à un stand de tir pour enfants et finit par atterrir dans un Luna Park, devant un jeu de Bulldozer. Ensemble, ma mère et ma grand-mère commandent pour 45 euros de pièces. Nous nous amusons donc tous plus d'une heure à ce bête jeu qui consiste à insérer des pièces dans une machine afin de faire lentement avancer d'autres pièces et des bonus pour, en fin de parcours, les récupérer. Je suis un joueur compulsif : je n'arrête pas d'insérer des pièces dans la machine, parfois à très grande vitesse, pour récupérer le plus possible, le plus vite possible (une heure plus tard, j'aurai piqué 90% des bonus présents, y compris le "super-bonus"). Gaëlle est beaucoup plus réfléchie que moi : elle attend le bon moment pour insérer sa pièce et le fait "sur les côtés, parce qu'au milieu, la pièce prend plus de temps à tomber et c'est plus difficile de savoir quand elle arrivera en bas". Quoi que nous fassions, de toute façon, nous sommes perdants : avec nos 1595 points finaux, Gaëlle choisira une lampe bleue qui, en plus d'être ridicule, doit avoir coûté tout au plus 10 euros au propriétaire.

Les responsables du Luna Park sont des zombies. Lorsque je leur parle, ils ne réagissent pas immédiatement. Ils commencent par me regarder d'un air hagard, avec de gros yeux ronds, puis répondent par de simples gestes ou par de petites phrases hachées... Exemples :

« Excusez-moi... Vous travaillez ici ? demandé-je à une dame immobile dans un coin du Luna Park.
(Pas de réponse.)
Hem... Vous vous occupez de la salle ?
(Hochement de tête.)
J'ai un super-bonus coincé. Vous pourriez me le récupérer, s'il vous plaît ? »
(Elle se met à bouger, très lentement.)

« La lampe coûte 1600 points mais nous n'en avons que 1595. Peut-on l'avoir quand même ?
(Regard vide de la guichetière.)
Euh..., tenté-je.
— Un instant. Je calcule.
— En fait, il nous manque 5 points.
Cinq points ? Bah ouais. J'm'en fous. Vous pouvez la prendre, la lampe. »
(Et elle retourne à la contemplation de son téléphone portable...)

Cerveaux... Cerveaux... Manger cerveaux...

Nous terminons la journée dans un des cafés de la place d'Auvelais. Le serveur n'est pas capable de servir correctement une bière spéciale : il verse l'Orval dans le verre sans l'incliner, ce malandrin, comme s'il s'agissait d'un Schweppes ! Ça m'apprendra à reboire de la bière !

* * *
En soirée : Columbo. — Pourquoi cette série a-t-elle autant de succès ? Une des raisons possibles : le célèbre lieutenant symbolise à merveille la justice du faible face à l'arrogance du puissant. Dans la plupart des épisodes, le meurtrier (connu dès le départ) est riche, célèbre, aimé et aussi exécrablement suffisant (donc détestable). À l'inverse, le lieutenant "ne fait que son travail", est humble et se fait rabrouer sans mot dire — pire : il s'excuse à tout bout de champ. Il débarque, candide, dans un monde de parvenus qu'il n'observe que de très loin, depuis le sol. À la fin de l'épisode, l'équilibre est brutalement renversé : le lieutenant-comme-tout-le-monde montre qu'il est beaucoup plus intelligent qu'il n'en a l'air et, par sa persévérance, attrape le meurtrier. Justice est faite. Columbo, c'est la revanche des petits sur les nantis. 

Ce soir, par exemple, un architecte condescendant se fait piéger comme un bleu. Néanmoins, à la fin de l'épisode, alors que les preuves sont accablantes, Columbo ne se moque pas du meurtrier et continue de le traiter avec respect. Par contre, le lieutenant est extrêmement déçu par le manque de rigueur de l'assassin. Columbo a gagné mais reste humble dans la victoire. Ce procédé, cette façon d'être, c'est une des raisons du succès de la série...


* * *

Aujourd'hui, Léandra m'a proposé d'écrire sur mon blog. Elle s'est rétractée au dernier moment car sa situation a tellement changé entretemps que le sens de son article s'est un peu perdu.

C'est dommage car, ayant son texte presque terminé sous les yeux, je me dis que celui-ci pourrait donner un tout autre éclairage sur ce que je raconte dans ma journée de mardi. Léandra trouve dans mes propos des "considérations désabusées", ainsi qu'une vision du monde "où les autres n'existent pas, où il n'y a que moi." (Nous ne serons jamais d'accord sur ce point, dans la mesure où je pense exactement l'inverse, à savoir que tenter de comprendre l'autre tel qu'il est, sans le changer, est justement une reconnaissance de son existence et donc tout le contraire d'une pensée solipsiste.)

(Autre chose : l'article de Léandra fait le lien, même s'il est rapide et presque haineux, entre le 1Q84 de Murakami et Wittgenstein ! — Et cela alors que j'essaie de me débarrasser de l'influence de ce dernier.)

Leadership

La prévision météorologique de ce vendredi : prévoyez pulls et gros manteaux si vous comptez sortir car la bise soufflera et vous glacera les os.
La réalité : je suis en tee-shirt et Gaëlle est obligée d'enlever son pull car elle a "beaucoup trop chaud".
Gaëlle joue à l'extérieur de la maison familiale durant la majeure partie de l'après-midi : trottinette, balançoire, toboggan, freesbee, ainsi que d'autres jeux plus tordus, comme celui consistant à lui faire faire des figures de gymnastique en lui criant : "une, deux-zé deux", "une, deux-zé trois" ou "une, deux-zé quatre". Si j'oublie la liaison entre le "deux" et le "et", Gaëlle fait une crise de nerfs. Si je choisis "deux", elle fait un cumulet ; "trois", un poirier ; "quatre", une roue. Si je choisis un autre chiffre que ces trois-là, elle n'est pas contente. 
Je me dis que Gaëlle a sans doute dû apprendre ces exercices durant un cours de gymnastique à l'école. Cependant, elle me dit que "non, non, pas du tout, c'est moi qui les ai inventés." Elle réussit moyennement bien la roue et, lorsqu'elle tente un poirier, elle retombe une fois sur deux à l'envers, la nuque et le dos en premiers, ce qui fait peur à ma tante et stresserait terriblement ma mère si elle voyait la manœuvre. "Si elle retombait mal, elle pourrait se briser le cou..." Oui, et si je ratais une marche dans l'escalier, je pourrais me retrouver tétraplégique du jour au lendemain. — Et si, et si...
Mon cousin Fridric et son fils Roberto débarquent. Gaëlle s'amuse avec Roberto, plus jeune mais presque aussi grand qu'elle. Elle veut tout diriger et joue constamment dans un esprit de compétition. Roberto est à l'opposé de ce comportement : il s'en fout complètement de gagner et se fiche de diriger ou d'être dirigé. Il ne comprend pas Gaëlle. Quand il en a marre, il s'en va, tout simplement, comme si de rien n'était. Alors, c'est le schéma classique : Gaëlle commence à pleurnicher voire à se rouler par terre, telle une incomprise, parce que ça ne se passe pas comme elle veut ; parce qu'il ne fait pas ce qu'elle lui ordonne de faire ou parce qu'il "triche". Gaëlle aime contrôler la situation, est mauvaise perdante et de mauvaise foi.
« Tiens, je me demande à qui elle ressemble, lâche ma mère.
— Ha ? À qui penses-tu ?
— À toi, tiens, Hamilton ! Tu ne te souviens pas de toi enfant ?
— J'aimais avoir le dernier mot, hein ?
— Et tu avais une cour autour de toi, aussi, tu t'en rappelles ?
— Oui, mais ma cour à moi suivait mes directives sans broncher. »
(Gnagnagna : on dirait un petit enfant... — Je n'en suis sans doute pas si loin, cela dit.)

Les événements auxquels ma mère fait référence se sont surtout déroulés lorsque j'étais en primaire, période durant laquelle j'étais inconditionnellement considéré comme un leader par mes camarades. En deuxième primaire, par exemple, j'avais décidé de construire un jeu de marelle géant (une centaine de cases) recouvrant une grande partie de la cour de récréation. Après avoir reçu l'aval de mon institutrice (Madame Charlier), j'étais devenu le maître d'œuvre d'un gigantesque dessin numéroté à la craie. Je prenais part à sa réalisation, mais j'avais surtout réussi à convaincre une dizaine d'enfants de travailler pour moi. Certaines institutrices se sont amusées à tester le jeu, une fois terminé.
Deux-trois ans plus tard, en quatrième ou en cinquième année donc, j'étais dans mon trip "militaire" : j'avais créé une hiérarchie stricte au sein d'un groupe de potes, hiérarchie dont j'étais le chef incontesté. J'avais même fabriqué, avec l'aide de mes parents (!), des cartes dactylographiées et plastifiées qui reprenaient les nom, prénom et grade de chacun de mes subordonnés, du général (mon meilleur ami) aux sergents. Les grades reprenaient à peu de choses près la hiérarchie du Stratego. Souvenir : les filles observaient ces simagrées d'un œil assez froid. Un jour, l'une d'elle (Anne-Laure), me voyant passer devant elle suivi de mon "défilé de gradés", lança une phrase marquante : "Tiens, voilà encore Hamilton qui se la pète avec son armée !" 

(Toutes ces histoires étaient jusqu'à aujourd'hui presque entièrement enfouies dans ma mémoire, et les ressortir me fait vraiment plaisir. — Mais où est la vérité et où sont les exagérations ?)


Arrivé en secondaire, mon leadership s'est effondré d'un seul coup et je suis devenu irrémédiablement, surtout à partir de la troisième, l'archétype de l'intello boutonneux replié sur lui-même.
* * *

Au pied du lit de Gaëlle : l'histoire d'un petit garçon qui parle tellement vite que personne ne le comprend. Par exemple, lorsqu'il demande du lait, il dit très rapidement : "skejpavoirdlai?"... Ses parents se rendent compte qu'il a un problème, alors ils l'emmènent chez une logopède, qui arrive à corriger son élocution, mais beaucoup trop. Ainsi, après dix séances chez la spécialiste, le gamin parle beaucoup trop lentement : il lui faut presque une heure pour demander du lait. Alors il retourne de nouveau chez la logopède qui ajuste son débit de parole. Après cinq séances, le petit garçon parle désormais normalement, mais garde néanmoins quelques reliquats de ses anciens modes d'expression : parfois, il s'emballe et on ne le comprend plus ou, au contraire, il prononce des parties de phrase très lentement... Mais dans l'ensemble, tout est ordre et tout est bien qui finit bien.  
La deuxième histoire est une variation sur le même thème : le récit d'un enfant qui se déplace très lentement, etc.