thufir

Coupe standard & taillage de sourcils

Il faut que j'aille chez le coiffeur : c'est une obligation. Non parce que mes cheveux ne ressemblent plus à rien, ni parce que leur longueur commence à me gêner, ni encore parce que c'est bientôt le printemps. Rien de tout ça, non. Quand je me coupe les cheveux, c'est très souvent pour tenter de créer une rupture. 

Ce vendredi après-midi, ma coiffeuse me dira d'ailleurs, après avoir enlevé toute la masse capillaire bouclée superflue qui pousse sur mon crâne : "Voilà ! Vous êtes un homme nouveau maintenant !" (Elle est marrante, cette coiffeuse...) Quand je suis énervé, que j'ai trop d'éléments accaparant mes pensées, hop, je vais chez le coiffeur en croyant qu'il pourra m'aider, un peu comme si enlever des cheveux s'apparentait à supprimer certaines réflexions — il n'en est rien, évidemment...

La coiffeuse me demande quelle coupe je désire et je lui dis : "Très court vers l'avant, s'il vous plaît", puis ajoute : "Désolé de vous demander une coupe si standard !" Elle me répond : "Mais il n'y a pas de coupe standard ! Chaque être humain est différent. Les cheveux ne se mettent pas de la même manière chez tout le monde... La seule coupe standard que je connais, c'est la tête en plastique !" (Et toc !)
Après m'avoir mis du gel sur les cheveux, elle me demande : 
« Voulez-vous que je vous fasse les sourcils également ?
Pardon ? C'est-à-dire ?
— Vous tailler les sourcils avec la tondeuse...
Euh...
— J'ai remarqué que vous aviez des sourcils fort épais. Je peux les égaliser avec la tondeuse...
Hem... Euh... D'accord, si vous êtes sûre de ce que vous faites... 
— Oui, oui ! »
Désormais, je ne ressemble plus à Thufir Hawat.

* * *

J'arrive à la Maison du Peuple en fin d'après-midi. Il fait délicieusement bon dehors pour une journée de mars et la terrasse est pleine à craquer. Je m'en vais chercher une Chimay blanche au bar pour ensuite aller m'installer à l'intérieur, près d'une fenêtre, avec mon PC... Et je me rends compte à ce moment — ô miracle ! — qu'une table est libre dehors. Donc me voilà à la terrasse du café, en tee-shirt, à écrire mon mercredi. Le soleil décline lentement sur fond de ciel bleu et termine sa course derrière l'église Saint-Gilles.

Vu que je suis seul à ma table, des personnes viennent me piquer des chaises de façon récurrente. Ensuite une dame arrive et me demande si elle peut s'installer en face de moi, faute de place ailleurs. Elle attend une amie. L'amie arrive, elles parlent de tout et de rien... J'aurais dû noter leur conversation mais j'étais occupé à écrire tout autre chose.
Anecdote marrante : à la table d'à côté, des gens parlent anglais. Pendant la soirée, un des gars nous demande un briquet, en anglais. Plus tard, le même, pour je ne sais quelle raison, me demande :

« What are you working on?
Huh... I'm writing a blog, lui réponds-je.
A blog? Interesting!
Interesting... Interesting... Bah ! Je n'en serais pas si certain !
— Ha, parce que tu es francophone en fait ?
— Ben ouais... C'est toi qui a parlé en anglais en premier.
Haha ! On peut continuer la discussion en français alors ?
— Évidemment.
Tu écris quoi ?
— Mes journées, les unes après les autres.
— Donc on va peut-être se retrouver dans ton blog ?
— Oh, très certainement ! Mais en ce moment, je suis seulement en train d'écrire la journée d'avant-hier... Donc il faudra attendre un jour ou deux pour cette soirée-ci.
— S'il te plaît, n'écris pas nos conversations, me sort l'une des deux femmes à ma table. On ne dit rien d'intéressant !
— Rassurez-vous : j'étais concentré sur autre chose et je n'ai pas vraiment écouté ce que vous disiez... »
(Je me rends compte après coup qu'elles pourraient mal prendre cette phrase...)

Le gars continue à parler avec les deux amies. De mon côté, je n'ai plus rien à dire et replonge dans mon monde. Je reste assez tard en terrasse, puis vais m'installer à l'intérieur du café. Ils servent désormais toutes les bières dans d'ignobles gobelets en plastique. Je suis le seul couillon à être seul, un vendredi soir, devant mon ordinateur. Ma nouvelle coupe de cheveux n'a pas changé la donne. Pas encore du moins.

Utopia

J'ai parfois l'impression de me retrouver à côté de la discussion. Non pas au-dessus, ni au-dessous, mais à côté : deux droites parallèles, deux conversations qui jamais ne se croisent... Là où je voudrais parler d'une refonte générale du système dans lequel nous baignons pour en inventer un autre, radicalement différent, je me trouve confronté à des amis qui pensent, agissent et parlent en se référant au système en place. (Aucune critique en ces lignes, mais un constat.)

Vous dites qu'au second tour de l'élection présidentielle française, François Hollande sera confronté à Nicolas Sarkozy ; vous dites que c'est déjà acquis. Vous avez sans doute raison, là n'est pas la question. Ma question est plutôt : quel est l'intérêt d'un tel système ? La liberté des Français qui se rendront aux urnes se réduira à choisir entre A (droite molle estampillée socialiste) et B (droite qui s'assume). Le choix d'un cadre différent n'existe pas. — "Beaucoup de gens se désintéressent des élections et ce désengagement citoyen est très grave !" Mais peut-on s'attendre à autre chose qu'à de l'abdication quand les dés semblent donner un résultat assez net avant même d'avoir été jetés ? 

Je te dis : "La politique me dégoûte... — Je rectifie : la politique partisane me dégoûte." Est-ce si difficile de comprendre pourquoi ? Apparences. Bains de foule. Grands discours. Sondages. Etc. Et il y autre chose : je pense que le parti, dans sa forme actuelle en Europe et ailleurs, empêche l'arrivée d'idées vraiment nouvelles. Le parti est une corporation parmi tant d'autres. Le parti est un lobby. Mais vous me direz sans doute que le lobbying est une chose saine, que le fait de se regrouper pour défendre les intérêts particuliers d'une caste au sein d'une société est une activité démocratique normale ?


Pour pouvoir se présenter à l'élection présidentielle française, le candidat potentiel doit recueillir ses fameux 500 parrainages. Je dis que c'est une aberration, tu me réponds que c'est une affaire de logistique (car si trop de candidats se présentaient, cela deviendrait ingérable). Quel est le rapport entre la logistique et la démocratie ? La question est annexe, sans doute, mais je tique : la démocratie doit-elle se plier à une difficulté d'ordre technique ? N'est-ce pas plutôt l'inverse ? La logistique ne doit-elle pas être au service de l'objectif ? (La technocratie : croire que c'est le savoir technique, et non les idées, qui est à la base de tout choix de société.)

Tout tourne autour de l'argent, somme toute, mais je ne veux même pas parler de l'argent. Je voudrais qu'un pareil concept n'existe même plus. "Taxer les riches", "taxer les pauvres" : ces deux expressions se réfèrent à un système dans lequel est déjà contenue l'idée qu'il y a des humains qui ont plus accès à la richesse que d'autres, pour des raisons qui n'ont strictement rien à voir avec une quelconque justice — d'ailleurs, comment cela pourrait-il être juste ? Un exemple connu : la taxe Tobin, qui suggère de taxer les transactions monétaires, doit son existence au fait qu'il existe au préalable des transactions monétaires. La taxe Tobin ne remet nullement en cause le système économique prédominant. Au contraire : en s'y "opposant", elle reconnaît son existence. De la même manière, une répartition différente de la fiscalité ne remettra jamais en cause le cadre dans lequel la fiscalité s'applique. 

(On est radical ou on ne l'est pas.)


J'aimerais tant qu'on amène la discussion à un autre niveau : parler de ce qu'on produit et de ce dont on a besoin pour vivre et comment les répartir de la manière la plus équitable possible. Ce dont il question ici, c'est d'une distribution beaucoup plus égale de la production, de la propriété et des services au sein d'une population. "Mais cela suppose la confiscation des richesses alors ?" — Si l'on devait appliquer ce système à l'heure actuelle, cela supposerait en effet de rendre public une multitude de biens privés, de les redistribuer et donc de confisquer des fortunes. Il faudrait reposer la question de l'héritage et de la propriété : pourquoi certains partent avec rien et d'autres avec tout ? Selon quels critères ?

Pourquoi ne remet-on jamais en cause la notion même d'argent ? "Folie pure !" L'argent est tellement ancré en nous que nous sommes in-ca-pa-bles d'imaginer un système qui en serait dépourvu. L'usage de l'argent, nous l'apprenons implicitement dès la petite enfance, de la même manière que nous apprenons un langage. Tout comme il serait impossible — à moins d'être atteint d'une grave maladie cérébrale — d'oublier à quoi correspond la forme d'un mot que nous avons précédemment appris*, il est impossible d'imaginer un monde sans argent. Pourquoi ? Une réponse, d'ordre technique encore : parce que dans tout système économique un tant soit peu complexe, le troc devient ingérable. Il faut donc donner de la valeur aux objets, aux services, en proportion de la difficulté de les avoir, de leur rareté ou d'autres critères préétablis...

(Cette réponse d'ordre technique n'est nullement une preuve de la nécessité de l'argent... Cependant, nous vivons dans un monde où l'argent fait partie de l'existence depuis tellement longtemps que nous en sommes venus, depuis de très nombreuses générations, à la conclusion qu'il était forcément nécessaire.) 

Le concept même d'argent contient en lui l'idée que l'on n'a rien sans rien ; que si l'on produit quelque chose de concret (une ressource, un produit...) ou d'abstrait (une idée, une musique, un texte...), ce "quelque chose" a de la valeur et doit être échangé par "quelque chose" d'une valeur plus ou moins identique, sur base de critères communs (l'offre et la demande ; la qualité ; la renommée de l'artisan ; l'âge de l'objet** ; etc.). Pourrait-on fonctionner autrement, à savoir abolir totalement l'argent et la propriété ? Apprendre dès l'enfance un autre système, qui établirait qu'il est, non pas interdit, mais impossible de concevoir un bien privé ou bien un produit qui puisse être monnayé ? ("La propriété, c'est le vol", disait l'autre.)

Toute cette société m'emmerde, profondément. J'en ai marre de vivre à côté de personnes qui ne pensent qu'en termes de profit, d'assurance privée, de pognon, d'épargne et de chacun pour soi... Je me sens en inadéquation totale avec mon environnement. Je ne suis pas chez moi ici. Ce monde n'est pas mon monde. À une époque, je m'en serais sans doute réjoui. Aujourd'hui, j'en pleurerais presque.

Rentrer chez moi grâce au premier bus qui passe et finir la bouteille de vin rouge qui se trouve dans mon frigo : voilà l'objectif à très court terme. 

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* Faire le test est très amusant. Ainsi, je suis fondamentalement incapable de voir le présent texte en oubliant qu'il est constitué de lettres, de mots, de phrases ; autrement dit de le voir comme s'il était fabriqué uniquement à partir de formes quelconques sans aucune signification, tels des gribouillis...
** Ces quatre critères s'appliquent par exemple parfaitement à un Stradivarius. Ce qui explique pourquoi un Stradivarius est très cher.

"Cométoutapal ?"

Dès les toutes premières secondes où elle a posé son regard sur moi, depuis une table contiguë à la nôtre, au Supra Bailly, j'ai su qu'elle allait m'emmerder et que j'aurais le plus grand mal à m'en dépêtrer. Espagnole, la cinquantaine, une Leffe blonde devant elle. Saoule, pour autant que je puisse en juger. Et, à moins que mon "radar" soit complètement bousillé — ce qui est tout à fait possible —, à la recherche d'un homme. Elle me regarde de biais. Je ne la regarde pas mais je sais qu'elle me regarde. Curieuse impression que celle de se sentir observé par quelqu'un qui se trouve à la limite de son angle de vision. Elle profite que Mary est partie aux toilettes pour tenter une approche. Elle me dit quelque chose comme :

« Comé... hé... Toutapal
—  Pardon ?
Cométoutapal ?
— Je suis désolé, je ne comprends pas.
Ta... ... nom ?
— Ha ! Je m'appelle Hamilton.
Anébo. Anébo.
— Je suis vraiment désolé, je ne comprends pas...
A-né-bo. 
— Euh...
Onébo ?
— Ha ? "On est beau" ? C'est ça ?
Onébo, si ! 
— Excusez-moi, Madame, mais je ne comprends rien, même quand je comprends tous les mots de la phrase. 
Sitouveu canarette, tou dis stop et onnarette. Papobrème. »
Elle me touche le bras. Je déteste quand on me touche le bras — du moins dans une circonstance pareille. Je lui dis : "D'accord ! Hé bien alors je vous dis stop !" Elle fait un geste de recul mais ne semble pas fâchée. Elle me montre ses mains comme pour me prouver qu'elle est au-dessus de tout soupçon. J'ai l'impression de voir une copie féminine de Vinge. "Papobrème. Onébo. Soiré !" Entretemps, Mary est revenue de sa pause pipi. Je lui fais comprendre mon exaspération à l'aide de mimiques dont moi seul ai le secret. C'est là que la dame repasse à l'attaque. Elle s'adresse à Mary désormais et répète sans cesse : "J'ai escantroisan. En Belgique doupui quotran !" Mary est sans pitié. Elle a une idée : "Hamil, je sais que c'est moche mais la seule manière de nous en débarrasser, c'est de faire comme si elle n'existait pas !" Je suis incapable d'agir comme cela.
La situation m'en rappelle une autre : une discussion avec Lewis à la terrasse du club de badminton. Un homme s'approche de notre table avec en main une cigarette éteinte. Il demande du feu. Je lui prête un briquet. Lewis me demande : "Hamilton, tu fumes ?" Je lui réponds : "Non, tu le sais bien, Lewis, que je ne fume pas, mais j'ai quand même toujours un briquet sur moi." Le gars qui a demandé le briquet s'insère alors dans la discussion et parle de sa vie : "Moi, je fume depuis que j'ai quinze ans..." Il n'a pas le temps de développer, le bougre, car Lewis se tourne vers lui, le regarde droit dans les yeux et lui lance, l'air très docte : "Pourriez-vous nous laisser à deux, s'il vous plaît, Monsieur ?" Le mec est reparti illico presto, sans broncher. 

Dans le cas présent, je dois choisir entre la négation pure et simple (je fais comme si elle n'existait pas), l'acceptation (je continue à l'écouter) et la franchise (je lui dis à nouveau d'arrêter). La troisième solution me semble la meilleure. Après cinq minutes, je lâche donc à la dame : "S'il vous plaît, pourriez-vous arrêter ça ? Je voudrais parler avec elle maintenant...", en désignant Mary.

* * *

Aujourd'hui donc, je passe la soirée avec Mary. Elle me propose de manger chez elle pour le souper puis d'aller boire un verre dans le coin. Deux de ses colocataires sont là : Jerry (dont l'humeur semble assez sombre ce soir) et Fabien. Au menu : des saucisses et une salade de pâtes aux concombres (!) et autres légumes.
Durant le souper, Mary et Jerry s'en vont fumer à intervalle régulier, dans le jardin. Fabien, qui ne fume pas, en profite pour développer son avis sur la cigarette : "C'est très curieux, quand on y réfléchit. On voit des gens fumer et on se dit que c'est normal, car ça fait partie de notre société. Pourtant, on sait qu'en fumant, on réduit son espérance de vie. La cigarette est nocive, mais les gens s'en foutent parce que les fabricants de cigarettes ont réussi à la rendre cool, à la rendre sympa..." (Le pouvoir de la propagande pro-tabac — je ne peux que le rejoindre sur ce point.)

Fabien finit par dire, sous forme de boutade, que "si les fumeurs étaient vraiment intelligents, ils ne fumeraient pas." J'ai un avis différent : "Ça n'a rien à voir avec l'intelligence. C'est une question de mise en balance. Les fumeurs mettent en balance l'instant présent, où ils sont en bonne santé et fument [parce ça leur fait plaisir, parce que ça les rend cool ou parce qu'ils sont intoxiqués] et l'éventualité d'une mort précoce dans l'avenir." Autrement dit : très peu de personnes réfléchissent en termes "rationnels" quand il s'agit de plaisir ; ils se disent : "Ce n'est pas parce que ma tante fumeuse a eu un cancer du poumon que je vais en avoir un..." Si je posais tous mes actes de manière rationnelle (pour autant que ce terme ait un sens), j'arrêterais de boire... Et je m'achèterais un appartement à la mer... Et je promènerais mon chihuahua sur la digue... Et je ferais tout plein de choses toutes aussi fun les unes que les autres.

* * *

Toutes ces péripéties ne m'empêchent pas de discuter avec Mary, que ce soit au Supra Bailly en compagnie de l'Espagnole collante ou au Bistro des Restos, où j'ai l'occasion de voir Ivanovic marquer un quatrième goal contre Naples à la 105e minute. Tout le café saute et gueule car Chelsea est qualifié. C'est chouette. J'en ai rien à foutre.

Une question de Mary pour terminer : quelle est la différence entre "persister" et "subsister" ? Les éventuelles réponses à cette épineuse question ne peuvent dépasser huit pages, merci.

Créatifs VS Administratifs

« Si j'étais médecin, je prescrirais des vacances à tous les patients qui considèrent que leur travail est important. » (Bertrand Russell)

Léandra, qui apparaît pour la 200e fois aujourd'hui dans ce blog, suivie de près par Emily (164 fois), me rejoint vers huit heures du soir au Bar du Matin (paradoxe). Elle est fatiguée, presque exténuée même, car elle a énormément de boulot, et aussi parce que son chef est un peu chiant contrariant : il la reprend constamment sur des détails (comme, par exemple, un insignifiant problème de logo sur la page d'accueil du site Web de son travail) et lui demande de réaliser des travaux qui ne font pas partie de ses compétences directes... 


Léandra m'explique que, en dehors des affres du labeur, elle a passé un excellent week-end à Paris en compagnie de Jonas et de ses génies d'amis, docteurs en informatique et autres scientifiques très doués dont certains sont, si j'ai bien suivi, également très gentils et très humbles — le triangle parfait ? Non, car il manque l'honnêteté (running gag). Constat de Léandra : en compagnie de ces personnes, Jonas ne s'est pas comporté de la même manière que lorsqu'il se retrouve seul avec elle. Ses réponses, sur Bruxelles ou d'autres sujets, changent et mettent en avant une image beaucoup plus positive de lui. Dans quel comportement est-il "le plus lui-même" ? Mauvaise question car il peut être "lui-même" dans ces deux comportements, justement. Autrement dit : nous nous comportons très souvent différemment selon l'environnement ; nous voulons renvoyer une image différente — tracassée/confiante ; triste/joyeuse ; etc. — selon les situations et les gens que nous rencontrons. Quelle différence y a-t-il entre un entretien d'embauche, un rendez-vous galant et une réunion de vieux amis ? La réponse saute presque aux yeux : dans chaque cas de figure, je me comporte différemment. (Vraiment ?)
Léandra a regardé récemment avec Jonas, en une seule soirée, l'intégrale de The Lost Room, une mini-série américaine (2006) d'un peu plus de cinq heures dont le principal centre d'intérêt est une chambre de motel hors du temps... La pièce est accessible grâce à une clé qui permet d'ouvrir n'importe quelle porte disposant d'une serrure à goupilles et qui donne à chaque fois sur ladite chambre. Les objets de la pièce ont chacun un pouvoir particulier, parfois ridicule, parfois beaucoup plus utile... Léandra dira : "Ce n'est pas mal mais ce qui est le plus bizarre dans cette série, c'est le thème principal : comment les scénaristes ont-ils pu avoir l'idée d'une chambre pareille contenant des objets aux pouvoirs si particuliers ?" En général, mieux vaut ne pas chercher à comprendre ce qui se passe dans la tête des scénaristes.
De mon côté, j'explique à Léandra que je regarde en ce moment la première saison (2004-2005) de la série de science-fiction Battlestar Galactica. Léandra en a déjà entendu parler, "sans doute sur des sites de rencontres", me dit-elle. J'imagine que l'on se dit fan de cette série de la même manière qu'on se disait fan de Star Trek à la fin des années 60... et que le célibataire qui mentionne cette passion quelque part dans sa présentation sur un site de rencontres pense qu'il pose là un acte intelligent, une sorte de summum de l'originalité... J'imagine cela simplement parce que je serais capable d'écrire pareille bêtise tout en sachant que ce n'est pas de cette façon que "la chose" fonctionne... Mais comment cela fonctionne-t-il ?

"De quoi ça parle ?", me demande Léandra. Je suppose qu'elle s'en fout un peu mais c'est tout de même très sympathique de sa part de me poser la question... Ça me permet de lui raconter en quelques mots l'arrière-plan de la série : une humanité presque entièrement anéantie par les machines qu'elle a engendrées (un thème classique de la S.-F., qui pose la question de la conscience, voire de "l'âme", desdites machines — Blade Runner n'est vraiment pas loin), une flotte de vaisseaux humains tentant de survivre dans un univers hostile, etc., etc. La série aborde des thèmes comme la liberté, la démocratie (la présidente en fonction est-elle légitime ?), la religion, l'illusion, les rêves, la conscience (comment distinguer un humain de sa copie lorsque celle-ci est parfaite à tout point de vue ? — Et cela a-t-il encore un sens d'effectuer cette distinction ?)... La suite au prochain épisode. 


En fin de soirée, nous parlons de Google, assez curieusement, et surtout de ce que j'appelle, pour simplifier, les créatifs et les administratifs. Je reviendrai (ou pas) sur ce thème une autre fois pour le détailler... L'idée générale est la suivante : certaines personnes adorent — et doivent — être libres dans leur travail (y compris en ce qui concerne leur temps de travail) pour être créatifs et donner le meilleur d'eux-mêmes. La moindre bride diminue leur capacité à inventer quelque chose ou à exceller dans un domaine. À l'inverse, d'autres détestent cette liberté, cet éclatement des possibilités, et refusent l'indépendance. Ceux-là ont, contrairement aux premiers, constamment besoin d'être guidés dans ce qu'ils font. 

Aucun jugement de valeur dans ces dernières phrases, juste un constat... Un constat qui me fait dire que l'invention des "horaires de travail" et des "heures à prester" est, dans de nombreux cas, une imbécilité sans nom.

Pin-pon !

J'observe le pompier déployer son échelle en contrebas de la fenêtre donnant sur mon bureau. Je me ronge les sangs. Toutes les secondes ou presque, je scrute subrepticement le plancher qui soutient mon corps afin d'être certain, absolument certain — mais est-ce possible ? — que le sol est toujours là, qu'il n'a pas disparu d'un seul coup sous l'effet d'une quelconque modification de la réalité. Pour joindre l'action au regard, je tape de temps en temps des pieds afin de me convaincre qu'un gouffre n'est pas soudainement apparu sous mon être. Peut-être le sol s'est-il subtilisé mais a-t-il directement été remplacé, sans que je ne m'en rende compte, par un sol qui avait exactement la même apparence ? Peut-être cela arrive-t-il tout le temps ?

L'échelle est en place et le pompier ne tarde pas à apparaître dans l'encadrement de la fenêtre. C'est un type mince au visage émacié et aux yeux démesurément vifs. Il ne ressemble pas vraiment à un pompier — mais un pompier ressemble-t-il à quelque chose de déterminé ? Il passe par l'ouverture, entre dans la pièce, cherche du regard quelque chose qu'il ne semble pas trouver et finit par m'inspecter bizarrement.

Après un long silence, il me dit :
« C'est toi qui as appelé ?
— Mais oui !
— Que se passe-t-il ?
— Je n'arrive plus à sortir de mon bureau.
— Pourquoi ?
— Pour ce faire, il faut que j'emprunte l'escalier.
— L'escalier a-t-il un défaut de fabrication ? S'est-il écroulé ?
— Non... Pas que je sache.
— Quel est le problème alors ?
— Et si... Et si jamais je posais mon pied mais que l'escalier n'était pas là ? Et si jamais je rencontrais du vide ? Comment être certain que l'escalier est matériel, qu'il existe ?
— Ce problème est mal posé. Reformule ta question. »

Sa réponse m'énerve, alors je le prends par le bras et l'emmène après de grands efforts de déplacement (car je doute à chaque pas de la solidité de l'espace sur lequel je marche) devant une autre fenêtre, celle qui donne sur la cour de récréation de l'école secondaire qui jouxte mon travail. Je lui montre la cour du doigt et lui lance, furieux :

« Il y a une demi-heure, une montagne se dressait dans cette cour ! Maintenant, elle n'est plus là mais peut-être va-t-elle réapparaître à nouveau dans une seconde, dans une heure ou dans un an ?
— Ton énoncé est tellement curieux qu'il m'est très difficile de comprendre ce que tu veux dire.
— Je ne peux le prouver. Pourtant, tout, absolument tout, me dit qu'une montagne se dressait là !
— Ton système est trop différent du mien. Si un lion pouvait parler, nous ne pourrions le comprendre.
— Ma mémoire me jouerait-elle des tours ? Est-il possible que tout m'assure que j'ai vu là une montagne dans un passé proche et que ce ne soit pourtant pas le cas ?
— Je dirais plutôt, dans ce cas précis, que tu es fou.
— Cela ne peut-il être l'inverse ? Le monde ne pourrait-il être entièrement fou et ne pas mettre en doute ce qu'il faudrait absolument qu'il mette en doute ?
— Écoute ceci : ce dont tu as le moins besoin, c'est d'un pompier. Le pompier ne t'est d'aucune utilité dans ta situation. Ce qu'il te faut, c'est un psychiatre ou un neurologue... »

Sur ces dernières paroles, il se dirige vers la fenêtre, se faufile à nouveau dans l'entrebâillement et disparaît.

Ce pompier est du genre « pyromane » : il met le feu à certaines questions qui n'existaient pas a priori. Ensuite, il tente de les éteindre du mieux qu'il peut mais n'y arrive que très partiellement. Il est très fort, très intelligent : c'est un génie. Pourtant, il ne termine presque jamais son travail car c'est aussi un éternel insatisfait, un perfectionniste, un radical. À sa mort, le pompier laisse donc une œuvre inachevée dont les derniers mots se rapportent au rêve et au bruit de la pluie. Il va falloir que je m'en contente.

* * *

Ce soir, pour passer le temps, je cherche sur le Web des exemples de blogs mis à jour quotidiennement ; ou plutôt, pour être précis, des exemples de blogs contenant au moins une entrée par jour... Je ne trouve pas vraiment ce que je cherche. Par contre, je tombe sur deux articles consacrés à la rédaction quotidienne d'un blog : « Écrire tous les jours est-il la solution pour vous ? » et « Comment travailler sur votre blog tous les jours ? ». J'y trouve une série de conseils que je ne suivrai sans doute jamais ou alors que très partiellement... Parmi ceux-ci :

1) Définir le contenu des articles en fonction des lecteurs : c'est un des critères principaux entraînant le succès d'un blog journalier et qui, paraît-il, permet d'augmenter son audience. Il faut parler de ce qui intéresse les internautes, se servir de son expertise pour apporter des réponses dans une matière donnée... — Oui, mais pourquoi devrais-je faire cela ? — Pour augmenter ton audience, pardi ! — Oui, mais pourquoi voudrais-je augmenter mon audience ? — Eh bien pour que ton blog soit utile à d'autres personnes ! (On tourne en rond.) — Mais si je veux être utile à d'autres personnes, je n'écris pas un journal personnel !

2) S'ouvrir aux autres, avoir le sens du partage, par exemple en commentant d'autres blogs ou en s'impliquant dans la vie d'un ou plusieurs forums. C'est un conseil que me donnait de temps en temps Léandra, au début, mais elle a abandonné depuis longtemps. Elle me disait souvent : « Tu devrais vraiment t'impliquer plus sur le Web, te faire connaître... C'est triste que tu ne sois lu que de manière très confidentielle, par une poignée de personnes... » Et si je n'étais lu par personne, à l'exception évidemment de moi-même, serait-ce si grave ? Non : à ce moment, mon blog, bien qu'en ligne, deviendrait une sorte de « journal intime par défaut de lecteurs » qui n'existerait que pour lui-même. Ce serait d'une certaine manière assez grandiose.

3) Mettre en place un stock de textes pour pouvoir les réutiliser plus tard en cas de manque d'inspiration : c'est une bonne idée mais l'expérience m'a appris qu'il s'agit là d'une pratique très difficile à mettre en place lorsque la production est journalière. À moins de ne poster qu'un bête lien ou de n'écrire que quelques paragraphes par jour, produire quotidiennement quelque chose d'un tant soit peu construit demande une certaine forme de discipline (comme dirait Amy) et donc du temps. En conséquence, écrire à l'avance en demande encore beaucoup plus. À moins de ne pas avoir de travail, de vivre dans une hutte en Norvège ou de remplir ses soirées uniquement à rédiger des textes, je ne vois pas comment prendre réellement de l'avance. Et il y a autre chose de plus fondamental : il faut que mon journal colle avec une certaine « réalité quotidienne » ou à tout le moins ne s'en échappe pas totalement. Je ne peux donc pas tout le temps recycler de vieilles idées extérieures à ce que je vis au jour le jour car ce serait de la triche pure et simple (et je déteste la triche).

4) Lire des livres afin d'y trouver de nouvelles idées, d'améliorer son écriture, d'en faire des comptes rendus : sur ce point, au moins, je garde le cap, moussaillon !

Terra incognita

J'arrive chez Walter vers 14h15 pour le deuxième épisode de la table de jeu "Colons de Catane". Lors du premier épisode, le 19 février, nous avions découvert l'extension "Villes et chevaliers" pour cinq joueurs. Aujourd'hui, nous planchons sur "Les Marins de Catane". Nous aurions dû être six autour du plateau mais deux joueurs se sont hélas désistés : Maxou en début de semaine et Valière, la compagne de Ronald (le frère de Walter), à la dernière minute, à cause apparemment d'une carie dentaire. Nous ne sommes donc que quatre : Emily (beaucoup plus en forme que la dernière fois), Walter, Ronald et moi.

Le concept des "Marins de Catane" est beaucoup plus proche de celui du jeu original. Le grand changement se situe dans la présence d'îles (des hexagones de terre séparés par des hexagones maritimes), joignables à l'aide de bateaux qui font office de routes mais qui, contrairement à ces dernières, sont amovibles sous certaines conditions. Autre modification d'importance : l'utilisation de scénarios qui définissent la configuration des îlots et ajoutent certaines règles particulières telles que, par exemple, la récupération de points de victoire supplémentaires par un joueur lorsqu'il s'installe sur une nouvelle île ou bien la présence d'hexagones inconnus, que l'on ne découvre que lorsqu'on les atteint (une sorte de Terra incognita)...

J'ai apporté de petits biscuits Delacre et de la bière (deux Rochefort 10 et deux Chimay blanches) et, comme la dernière fois, Walter a prévu une petite restauration sucrée (une tarte Breughel de chez Delhaize et des gaufres). Il propose en outre un assortiment de cafés et de thés... 

Deux parties des Marins de Catane se déroulent en compagnie du frère de Walter. Nous jouons à l'une des configurations les plus simples, constituée de quatre îles. Un peu après 18 heures, Ronald décide de rentrer chez lui pour souper avec sa femme à la dent cariée. À ce moment, ça se complique, et ce pour plusieurs raisons : parce que nous jouons à un nouveau scénario (avec un milieu de carte inconnu) ; parce que nous n'avons plus rien à boire ; parce que nous commençons sérieusement à avoir faim (je n'ai rien mangé de la journée, à l'exception d'un morceau de tarte et d'une gaufre). 
Aucun problème pour le nouveau scénario car il s'annonce à la fois très simple et très amusant. Pour les boissons, pas de problème non plus car nous pouvons nous réapprovisionner à la pompe à essence toute proche. Pour la nourriture, Emily propose d'aller chercher chez elle, entre deux parties, un rôti et des pommes de terre qu'elle a préalablement préparés et qu'elle réchauffera chez Walter. Je l'accompagne en vitesse jusqu'à son appartement et nous ramenons le tout. Emily a même pris le soin de happer au passage une bouteille de vin blanc, non pas pour la boire mais pour en ajouter un soupçon lors de la cuisson (perfectionnisme, quand tu nous tiens !). Nous dévorons tout le plat et nous nous remettons à jouer. Statistiques de fin de jeu : une partie gagnée par Emily, une par Walter et deux par moi.
Emily rentre chez elle. Walter et moi allons boire un dernier verre au Corto, dans le quartier du Cimetière d'Ixelles. Walter est content de son après-midi "jeu". Il s'interroge aussi sur son avenir, sur sa recherche de travail... Comme d'habitude, je soutiens qu'il devrait abandonner complètement le monde de la finance et se concentrer sur un de ses points forts : la théorie. Bref : faire un doctorat, quoi...

Croot ?

Aujourd'hui, Moebius est mort. — "Jean Giraud est mort", pourrais-je dire, mais je préfère parler de Moebius. Car le dessinateur qui a profondément marqué ma jeunesse ne s'appelait par Jean Giraud ni encore Gir... Il s'appelait Moebius, voilà tout ! Souvenirs...

Il faut s'imaginer ce petit garçon, fan de bandes dessinées depuis qu'il est en âge de lire un phylactère ; un gamin qui, huit ans environ après avoir lu sa première BD, découvre la science-fiction littéraire d'une traite — le choc ! — et commence à dévorer des textes qui le marqueront à jamais : Dune évidemment, Fondation, Au carrefour des étoiles, Ubik, Fahrenheit 451... Et puis, quelques années plus tard, vers quatorze ou quinze ans, devenu entretemps un adolescent boutonneux, il découvre qu'il existe des bandes dessinées de science-fiction : une réunion de deux genres qui le passionnent.

Ses parents ne sont pas du genre à limiter ses lectures ou à le prendre pour un enfant sans jugeote. Au contraire : ils le considèrent depuis très longtemps comme un adulte et lui laissent lire ce qu'il veut. Ne fût-ce que pour cela, ledit adolescent se dira qu'il a reçu une éducation formidable — exceptionnelle même, à certains points de vue , et ce malgré le milieu ouvrier très modeste dans lequel il a baigné... 

Ainsi, à quinze ans environ, dans les bacs de la Fafouille à Charleroi, de diverses foires, de bibliothèques ou de librairies, il empruntait ou achetait ce qu'il voulait, dans la mesure des moyens financiers de ses parents. Et c'est ainsi que, au hasard des rencontres, il est tombé sur L'Incal de Moebius et Jodorowsky, sur Arzach et sur d'autres œuvres qui ont changé sa façon de voir la bande dessinée... 

Anecdote : un jour, ce même gamin eut la mauvaise idée d'apporter Arzach à l'école... La BD tomba dans les mains d'une prof d'anglais, qui s'exclama alors : "Mais c'est de la pornographie !". Réponse : "Hein ? Quoi ? Mais pas du tout ! C'est de l'art !" Alors la prof ouvrit une page représentant un homme à poils assis sur un banc rappelant un phallus, ainsi qu'une autre sur laquelle une jeune femme aux seins nus était en train d'enlever (ou de remettre ?) sa petite culotte. La prof retorqua : "Non, c'est bien de la pornographie !", mais rendit quand même, en souriant, la BD à l'adolescent...


Aujourd'hui, Moebius est mort et je n'ai nullement envie, malgré ma peine, de faire dans la surenchère et de placer quelque part dans ce blog que l'artiste a "rejoint l'infini" ou qu'un "géant du 9e art nous a quitté"*. La conclusion de tout ceci sera beaucoup plus terre à terre et se résumera, comme à chaque fois, à un vulgaire "Hé merde !" bien senti.

* * *

L'après-midi, Gaëlle s'amuse à la fête foraine de Tamines. Elle fait du trampoline, joue au Bulldozer dans un Luna Park et pêche des canards — 10 euros pour attraper vingt-quatre canards en plastique : bon sang que ce jeu est ridicule ! La faune de la foire ressemble à celle du parc Reine Fabiola à Namur mais en pire encore : le forain qui s'occupe du trampoline, aux yeux inexpressifs et à la bouche constamment ouverte, paraît totalement idiot et les clients de la foire sont majoritairement soit des jeunes filles vulgaires maquillées à la truelle, soit des mecs "training-casquette". Rien n'a changé depuis mes années à l'Athénée : un vrai retour aux sources que cette fête foraine ! Hem...

Le soir, pendant que Gaëlle regarde Bob l'éponge ou d'autres dessins animés sur Nickelodeon, je joue au Stratego avec ma maman. Celle-ci perd à nouveau toutes les parties. C'est curieux : elle place pourtant bien ses pièces et les déplace de manière coordonnée en début de jeu, mais sur la fin, elle désespère et joue la kamikaze, ce qui ne donne jamais beaucoup de résultats, hélas...

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* Hé bien, tu viens pourtant de le faire !

Histoires d'amour enfantines

Je regarde Gaëlle jouer par-dessus la grille de la cour de récréation du lycée de Namur et lui fais de grands signes de la main. Elle me remarque, paraît toute contente de me voir et se dirige vers la sortie, non sans m'avoir au préalable montré du doigt au petit garçon qui jouait avec elle. Celui-ci, un petit blond aux yeux bleus et aux cheveux courts, se rapproche de la grille :

« Bonjour M'sieur !
— Salut !
— Vous êtes le papa de Gaëlle ?
— Ouaip.
— Moi, c'est Alder !
— Ha ! C'est toi le copain de ma fille ?
— Oui.
— C'est bien, ça... »

Il me regarde, je le regarde... Il ne se passe plus rien. Après quelques secondes, Alder s'en va dire un mot à Gaëlle qui est alors en train de chercher son cartable dans la masse informe de mallettes à l'entrée du bâtiment. Ensuite, il retourne courir dans la cour comme si de rien n'était et je le perds de vue.

À la sortie, ma fille me lance :
« Tu as parlé au garçon que je t'ai envoyé ?
— Oui, oui...
— Il s'appelle Alder et c'est mon amoureux.
— Je sais.
— Avant, il avait deux autres amoureuses, mais il les a plaquées. C'est bien comme ça qu'on dit ? "Plaquer" pour "quitter" ?
— Euh oui... C'est bien ça...
— Il était avec Violette mais elle a changé de classe, et avec Aline aussi, mais elle est partie, elle. Alors il ne reste plus que moi... »

Je suis complètement largué...

Histoires de cadres

Dîner d'équipe ce midi au restaurant italien "La Capannina" à Boncelles. Treize personnes : les sept membres actuels de l'équipe, notre ancien collègue Aurèle et cinq bénévoles. Je suis du "bon côté de la table" : celui qui ne parle pas (et ne veut pas) parler de travail. L'apéritif est payé par mon boulot : c'est toujours mieux que rien. Le vin au pichet est tellement léger que j'en viens à croire qu'ils l'ont coupé à l'eau. En face de moi : Sylvette, Christiane, Aurèle ; à ma gauche, une des bénévoles ; à ma droite, Charlotte ; au coin de la table, Rolande.
Une discussion sur la campagne présidentielle en France :
« Tu n'as pas la télévision, hein, c'est ça ? me demande Charlotte.
— En effet... Enfin, si ! J'ai une petite télévision, mais pas la télédistribution.
Tu n'as donc pas vu le journal de France 2 hier avec François Hollande...
— Ha non...
— J'étais choquée...
Ha ? Que s'est-il passé ?
— Le journaliste lui a demandé : "Pensez-vous qu'il y a trop d'étrangers en France ?" et Hollande n'a jamais répondu.
Haha ! Il a éludé la question... 
— Il a évité d'y répondre trois ou quatre fois. C'était surréaliste ! 
D'un autre côté, la question est floue et un peu débile. Quel intérêt de la poser ? Qu'attend-on comme réponse à une telle question ?
— C'était en rapport avec les récents dérapages de Claude Guéant...
— Ha oui... Je suis cette actualité de très loin, j'avoue... 
Hollande aurait pu donner son avis. Il aurait pu dire : "La question est mal posée parce que...", ou bien répondre par "Oui" ou par "Non" et argumenter. Là, il n'a rien dit du tout. Il a totalement esquivé le sujet.
— Je suppose que son service de communication lui a dit quelque chose du genre : "Sujet glissant. Tu esquives coûte que coûte, mon vieux !" Ils ont sans doute peur de perdre des électeurs en se positionnant de manière nette.
— Mais ne pas répondre alimente le fantasme, justement ! Ça donne l'impression que le sujet est tabou. Et pendant ce temps, la droite occupe le débat... »

Sur les élections en général :
« Souvent, quand je dis que les élections ne servent pas à grand chose, voire à rien du tout, on m'engueule.

— On te dit quoi, par exemple ?

— Que c'est incivique de sortir une chose pareille, que "ça fait le jeu de l'extrême droite".
— Ceux qui te disent cela ont raison de te le dire, me lance Aurèle.
— Pourquoi ?
Tu rigoles, là, Hamilton ? Parce que le vote est un droit essentiel à la démocratie... Parce que des gens se sont battus pour avoir ce droit, pour avoir accès au suffrage universel pur et simple.
— Ha mais justement ! Pour moi, c'est la lutte pour avoir ce droit qui a radicalement changé les choses, pas les élections qui ont suivi !
— Je ne comprends pas... C'est totalement lié.
(C'est vrai que je ne suis pas clair...)
— Ce que je veux dire, c'est que l'arrivée du suffrage universel a suffi à changer la donne en signifiant que, désormais, il fallait prendre en compte l'avis de "tout le monde" et non plus seulement des privilégiés. C'est ce changement de cadre qui est important, plus que le fait de s'exprimer au sein de celui-ci.
— Donc le vote est important...
— Pas vraiment, car le changement de société est déjà en quelque sorte contenu dans la modification du système de vote...
Hein ?
(Force est de constater que je n'arrive pas à m'exprimer...)
Une fois le changement de système validé, le vote en tant que tel s'inscrit dans un cadre bien défini, une logique qu'il est difficile voire impossible d'outrepasser : celle des jeux d'alliance, des partis, des luttes pour le pouvoir, etc. Dans ce genre de système, le vote est une sorte de leurre sans grande importance.
— Mouais.
Mais si ! Et il y a autre chose : nous sommes dans un cadre que nous ne pouvons changer par le simple vote. Ce cadre est économique. Tout découle de lui. La politique actuelle des états est rattachée au système économique international, d'essence néolibérale, qui n'a strictement rien de démocratique. Nous ne votons que pour des choses somme toute très annexes. Que nous votions à droite ou à gauche ne change en rien le fait que le gouvernement élu devra, dans la configuration actuelle, tenir compte de contraintes économiques purement extérieures... »

Conclusion personnelle non exprimée : la gauche est dans la rue et dans la tête des gens ; pas dans les urnes ni au sein des partis qui s'en revendiquent.
Amen.

* * *

J'attends Fred Jr au-dessus des escaliers du grand hall de la Gare centrale. Il passe à Bruxelles pour la soirée. Nous allons manger en vitesse au Quick de la rue du Marché aux Herbes avant de nous balader quelques minutes sur la Grand-Place. Nous passons le restant de la soirée au Bon Vieux Temps, un café très calme situé dans une impasse du vieux Bruxelles. Ils y servent de la Westvleteren (10 € le verre). Je prends deux Orval pendant que Fred carbure à la kriek et au thé.

« Au départ, elle n'avait pas l'air dans le trip du tout, mais depuis quelque temps, elle a l'air de se prêter au jeu. Il l'a vraiment entraînée dans ses délires militaires. Haaaa, qu'est-ce qu'on ne ferait pas par amour !
— Ce type est fou...
— Ils sont quelques uns comme ça... Ils se déguisent en soldats américains et vont à toutes sortes de commémorations.
Mmmmh...
— C'est assez bizarre. J'ai comme l'impression qu'ils mettent ces uniformes pour défendre une idée bien précise, presque fantasmée, de la défense du Monde libre par les États-Unis. Ils arborent fièrement leurs faux costumes comme s'ils arboraient une idéologie... Je ne suis pas certain de me faire comprendre, là... »
(Décidément, aujourd'hui, j'ai clairement du mal à m'exprimer.)
« Oh, franchement, j'en ai un peu marre de certains archivistes... Je ne me présenterai sans doute plus jamais.
— Ils sont parfois un peu vieux jeu ?
— Ils sont corporatistes jusqu'au bout des ongles !
— Ha oui, le corporatisme...
— Ne rien donner pour rien. Tout contrôler. Accès Web restreint, tout ça... 
— Oui, tu m'en avais déjà parlé. C'est clairement une erreur d'être comme cela aujourd'hui...
— Et puis, ils sont dans le monde des détails, du genre : "Ne faudrait-il pas utiliser le verbe pouvoir au lieu de devoir au 17e alinéa de l'article 45ter de la troisième version corrigée des statuts ?" Je ne me sens pas à ma place là-dedans... »

"Ils sont méchants, les wittgensteiniens"

"Wittgenstein, Wittgenstein ! Encore et toujours Wittgenstein !", se disent-ils... "Hamilton est vraiment atteint !" (Comme la tarte du même nom.) Mais ils ont tort... Ils ont tort, tous autant qu'ils sont ! Aujourd'hui, je reviens seulement sur quelques dérivés de Wittgenstein, à savoir ce qu'en ont dit ou compris ou fait d'autres personnalités. Et comme je n'ai pas envie de me fouler, je reprendrai trois extraits entendus sur France Culture la semaine dernière, à l'occasion de quatre émissions des Nouveaux chemins de la connaissance entièrement consacrées au philosophe autrichien. (La pièce dont me parlait Andrew Kayak ? —  et qui reprenait des extraits du Tractatus sera abordée une prochaine fois, sans doute.)

Premier extrait : Gilles Deleuze dans son Abécédaire... Je l'avais déjà visionnée en entier, cette longue et fascinante vidéo dans laquelle Deleuze revient pour nous parler "d'entre les morts" — car le philosophe, qui a toujours refusé toute apparition télévisuelle, a demandé expressément que cet abécédaire soit diffusé après son décès —, mais je n'avais curieusement pas relevé à sa juste valeur le "W comme Wittgenstein"...

Retranscrite, la discussion donne ceci :

« Alors, passons à "W"... Et "W" ?, demande Claire Parnet.
— Y a rien à "W", rétorque Deleuze.
— Si. C'est "Wittgenstein" ! Je sais que c'est rien pour toi mais je voudrais juste un mot...
— Ha ouais, non, non. Ça, je ne vais pas parler de ça. Oui. Pour moi, c'est une catastrophe philosophique. C'est le type même d'une école : c'est une régression de toute la philosophie à des... une régression massive de la philosophie. C'est, c'est très... c'est très triste, "l'affaire Wittgenstein". Ils ont foutu un système de terreur, où tout a... où sous prétexte... sous prétexte de faire quelque chose de nouveau... Mais c'est la pauvreté instaurée en grandeur ! C'est la... enfin, c'est... ça n'a pas, ça n'a pas... Y a pas de mot pour décrire ce danger-là. Ouais... C'est un danger qui revient... C'est pas la première fois que c'est survenu mais c'est grave ! Surtout qu'ils sont méchants, les wittgensteiniens. Et puis ils cassent tout ! Si... s'ils l'emportent, alors, là, il y aura un assassinat de la philosophie. S'ils l'emportent ! C'est des assassins de la philosophie, ouais.
— Mais c'est grave.
— Ouais, ça... Faut... faut une grande vigilance ! »

Rien d'étonnant à ce que Deleuze, quand il mentionne Wittgenstein, parle d'assassinat de la philosophie car tout — absolument tout — les oppose, d'une certaine manière... Pour Deleuze, la philosophie est positive, créatrice : "La philosophie est l'art de former, d'inventer, de fabriquer des concepts", écrit-il dans Qu'est-ce que la philosophie ? (1991), et "n'a strictement rien à voir avec une discussion". Pour Wittgenstein, la philosophie est négative (elle ne fait que définir les limites de ce qui peut être dit) et "laisse toute chose en état" (l'expression est de lui). Wittgenstein n'invente à proprement parler aucun concept et —  comble de l'horreur pour Deleuze ! — se situe presque toujours dans la discussion.

Quand je lis Wittgenstein, j'ai l'impression que ce dernier écrivait de la philosophie pour en finir une bonne fois pour toute, pour tarir ce flot de réflexions et de non-sens qui paralyse la (sa ?) pensée (la philosophie comme thérapie). Wittgenstein a été instituteur, jardinier, architecte : comme si les choses importantes se trouvaient dans l'action, au-delà de ce qui peut être dit.

« Hamilton ! Tu avais précisé : "Dérivés de Wittgenstein". Dé-ri-vés. Ce n'est plus un dérivé, là... 
— Oups, désolé ! »

* * *

En présentant le Tractatus logico-philosophicus, l'émission de France Culture susmentionnée a repris l'extrait sonore d'un film, Crimes à Oxford (The Oxford Murders, 2008), que je ne connaissais pas et que je n'ai je l'avoue —  pas du tout envie de connaître : on y "voit" Wittgenstein durant la Première Guerre mondiale sous le feu ennemi, en train d'écrire son texte philosophique. Quelle connerie ! C'est encore plus ridicule que le "Wittgenstein s'extasiant sur le monde", en pleine page et en pleine guerre mondiale, dans la BD Logicomix. Dans l'extrait de film en question : un professeur d'université pédant et pas du tout crédible (John Hurt) qui ne fait que réciter de grandes phrases vides de tout contenu et qui s'oppose à un étudiant (Elijah Wood) qui croit "au nombre Pi", autrement dit à l'essence mathématique du monde... C'est d'un médiocre : un ramassis de boursouflures et de grandiloquence déplacée.

* * *

Pour terminer dans la bonne humeur : Mauri Antero Numminen, artiste finlandais, chantant le Tractatus logico-philosophicus. "Wovon man nicht sprechen kann, darüber muss man schweigen." Woaw ! Fallait oser !

(Une version orchestrale "à la Metallica" ICI.)