"C'est le train ou la gare qui bouge, Monsieur ?"

Très (trop) tôt ce matin, dans le train, dès la gare de Bruxelles-Midi, un groupe de filles (entre 16 et 18 ans, au pif) débarque dans le wagon en compagnie de deux ou trois accompagnateurs légèrement plus âgés. Ça ressemble à des scouts, mais sans l'attirail typique des scouts — là, tout le monde ("tout le monde" est un bien grand mot) s'attend à ce que je critique une nouvelle fois ces putain de scouts, en dissertant longuement sur leurs colifichets ridicules ou leur code d'honneur à la noix, mais je n'en ferai rien haha ! car c'est bien trop prévisible pour être drôle...
Certaines des filles présentes sont très bêtes. L'on pourrait dire : "Elles ont 17 ans : c'est normal voyons !". Mais non car c'est faux, évidemment : à 17 ans, certains individus (garçons, filles, mutants, Zéta-Réticuliens) sont bêtes (et le seront à jamais hélas !) et d'autres le sont moins. C'est comme ça, c'est la vie. L'existence est traversée de part en part par la présence d'imbéciles. Partout, toujours et à jamais.
Alors que le train quitte lentement la gare de Bruxelles-Nord, j'ai noté, parmi toutes les stupidités et tous les lieux communs proférés en quelques minutes, la question suivante, posée à l'un des accompagnateurs : "C'est le train ou la gare qui bouge, Monsieur ?"  — question que j'ai d'abord considérée comme de l'humour, pour me rendre compte, dix secondes plus tard, que... ce n'en était pas, et cela presque à coup sûr. L'accompagnateur lui demande : "À ton avis ?"... Pause de cinq secondes, puis réponse de la fille : "Ha, oui, je suis bête ! La gare ne peut pas bouger !" À la limite, ça pourrait encore être de l'humour — une forme de feinte , sauf que... non. Tout dans le comportement observé me fait dire qu'elle a vraiment posé la question en tout état de cause. Comment être certain que ce n'était pas une forme d'humour ? Impossible. Peut-être est-elle très bonne actrice ?
Peu importe : cela me permet d'écrire quelques paragraphes élitistes et tadaam ! de faire enfin référence à Top Secret (1984), ce film signé ZAZ bourré de trouvailles visuelles toutes aussi géniales les unes que les autres, dont une scène mémorable de gare qui se déplace alors que le train reste statique (tout est une question de référentiel) : 


Le référentiel du reste de la journée n'est aucunement remis en question : boulot standard, reprise du train standard, retour chez moi standard et dodo standard. D'aucuns pourraient dire que je rattrape mon retard en éludant, mais c'est faux : je n'ai réellement et strictement rien à raconter si ce n'est cette histoire de gare mouvante. Une journée standard, quoi.

"Les cœurs ?... Infiniment rares !"

« (...) d’abord n’importe où et n’importe quand, paix, calme plat, guerres, convulsions, vagins, estomacs, verges, gueules, braquets, à ne savoir où les mettre ! à la pelle !... mais les cœurs ?... infiniment rares ! depuis cinq cents millions d’années, les verges, vagins, tubes gastriques, se comptent plus, mais les cœurs ?... sur les doigts !... » (Céline, Nord , 1960)
En ce jour de Saint-Valentin, j'ai rendez-vous à l'hôpital en fin d'après-midi, non pas en raison de mon estomac, de mon tube gastrique ou de tout autre tuyau me constituant, mais simplement pour faire vérifier une dernière fois ma cicatrice au nombril par le chirurgien qui m'a opéré de la vésicule biliaire le vendredi 7 octobre 2011. Depuis la salle d'attente je le vois ouvrir la porte de son cabinet et appeler un patient. Il me reconnaît et me fait un grand signe de la main : "Hé ! Patience, hein !"
* * *

« Alors ? Comment ça va ?
— Bah ça va, ça va...
— Je peux voir ton nombril ?
— Oui, oui, voilà...
Parfait ! Tu ne devras plus revenir ! C'est encore un peu dur sur le haut mais la cicatrice est normale. Elle est bien, hé ? On a l'impression que je n'ai pas fait de trou, héhé ?
— Oui, mon nombril est comme neuf !
— Avant, il fallait faire plusieurs trous pour passer les instruments, , et plus haut, ... Maintenant, pfiou ! Un seul trou et voilà ! C'est magique, hein ?
—  Ha tiens, j'avais une question à ce sujet, justement. Une collègue a dû subir la même opération que moi à quelques mois d'intervalle mais, dans son cas, le chirurgien a dû faire plusieurs trous... Pourquoi ?
Hahaaa, c'est une question de technique. La technique évolue ! Pour faire une seule incision, il faut apprendre. C'est comme pour tout : c'est un apprentissage ! Et avant les petits trous, on devait ouvrir complètement sur le côté droit, ... Bon ! Hamilton, au revoir et que tout aille bien, hein !
— Au revoir et merci. Peut-être à un de ces jours ! Si je dois me refaire opérer du bide, je penserai à vous... Euh... Même si je n'espère pas vous revoir tout de suite...
Moi non plus je n'espère pas te revoir tout de suite. » 
(Il a presque l'air peiné.)

Après ma consultation chez le chirurgien, je me rends à la Maison du Peuple. J'arrive au bar pour commander un "croque-biquette" (un croque-monsieur au chèvre) et un Coca, mais je commande... un croque-biquette et une Divine (la nouvelle bière au fût). C'est très curieux comme sensation : avoir une idée précise en tête et agiter ses lèvres pour commander quelque chose de différent. Ça s'appelle l'alcoolisme.
À 23h28, je fais le compte : une Divine 25 cl, plus une Divine 25 cl, plus une Divine 25 cl, plus une Divine 50 cl, plus une Divine 50 cl, plus une Divine 25 cl, ça fait deux litres de Divine. C'est donc pour ça que j'ai la tête qui tourne un tout petit peu quand je reprends le tram. (Et c'est également pour cette même raison que j'aurai la tête dans le cul dans le train, le lendemain à 8 heures du matin.)

Le "Stalker" : un nouveau café thématique qui fera fureur... mais lentement

À 17h41, sur le quai n°2 de la gare de Liège-Guillemins, je prends le train de retour vers Bruxelles en compagnie de Yama et de Flippo. Aujourd'hui, je note quelques uns des sujets de discussion sur mon téléphone portable. ("Pourquoi tu n'écris pas ça dans un carnet ?", me demandera Flippo. — Parce que dès que j'ai un carnet, je l'oublie ou bien je le perds !)
Flippo parle d'un épisode de Seinfeld où l'un des "héros" applique une technique de séduction très particulière auprès des femmes : il fait exactement l'inverse de ce qu'il ferait d'habitude... et ça fonctionne ! C'est intéressant mais "faire l'inverse", ça veut dire quoi au fait ? Dans la mesure où je n'essaie jamais de séduire qui que ce soit — je considère la séduction comme une forme larvée de manipulation* (ben mon gars, t'es vraiment mal barré !) —, quel peut bien être l'inverse de pas grand chose ? Faut d'abord que je regarde l'épisode en question, afin de pouvoir en discuter en toute connaissance de cause. À suivre donc...

On parle aussi du Potemkine (le café) et, de manière plus générale, du cinéma utilisé comme concept thématique pour un bar...

« C'est sympa, dis-je, ils ont placé au milieu de la salle un écran fait de grosses ampoules, qui diffuse en continu Le Cuirassé Potemkine d'Eisenstein.
Si j'avais dû diffuser un film dans un bar, j'aurais plutôt choisi Stalker, commente Flippo.
— Haha, le bar Stalker ! Et au comptoir, les serveurs distribueraient les boissons par télépathie !
— Faudra pas que les clients soient pressés alors ! », lance Yama, en imitant pendant quelques secondes la petite fille de la scène finale...

Deux minutes pour servir une bière ?
Après à peine un mois, le bar Stalker aura fait faillite...

« Qu'est-ce que je vais bien pouvoir écrire aujourd'hui ?
— Si tu n'as pas grand chose à raconter, me dit Flippo, tu peux aller voir la vidéo de Ricky Gervais aux Golden Globes !
— Ricky Gervais ?
— C'est un humoriste britannique, qui a créé et qui joue dans The Office. Aux Golden Globes 2011, il a passé sa soirée à démolir tout le monde...
— Fais la recherche sur Dailymotion, ajoute Yama, car il y a un sous-titrage en français. »

Voilà qui est fait. Et en effet, à certains moments, c'est assez spectaculaire...


* * *


Emily est de retour de ses vacances : elle était à Paris pour voir le match France-Italie du samedi 4 février, puis chez ses parents dans le Poitou, puis à un mariage le week-end suivant. Elle est revenue en Belgique en voiture ce lundi soir. Une malchance pour elle : à son retour, son propriétaire lui a fait savoir que son chauffage ne fonctionnait plus et que sa douche ne distribuait plus que de l'eau froide.

Emily me retrouve à la Maison du Peuple vers 19h30. Elle parle entre autres de sa maman, qui est en proie à des TOC de propreté et de symétrie (chose que je ne savais pas) : la mère est du genre à s'énerver très fort si une pantoufle n'est pas correctement alignée à l'entrée ou si quelqu'un laisse pénétrer la moindre poussière ou la moindre fumée (même imaginaire) dans l'enceinte de la maison. À en croire Emily, la vie a l'air assez casse-tête là-bas... Le père, de son côté, a fini par ne plus s'en faire et prendre la situation avec humour.

Mon esprit est un peu absent car je n'ai pas assez dormi la nuit dernière —  remettre le sommeil à plus tard, à plus tard, toujours à plus tard... Emily est elle aussi fatiguée de ses six heures de voyage... Il est 22 heures environ lorsqu'elle me ramène chez moi en voiture. La routine boulot-Maison du Peuple-retour en voiture, en quelque sorte...
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* Ou alors, un peu plus subtil : je crois que je considère la séduction comme une forme larvée de manipulation, ce qui est un beau moyen pour ne jamais me remettre en question.

La route d'Abilene

Je suis de retour à Bruxelles vers 16h30. Gaëlle, toujours malade, est restée chez mes parents, qui la garderont durant une partie de cette semaine. J'ai rendez-vous avec Léandra au Potemkine, mais le café est déjà rempli quand j'y arrive : l'endroit est devenu le nouveau rendez-vous branchouille du quartier. C'était l'objectif voulu depuis le début par le propriétaire mais c'est néanmoins embêtant : j'aurais préféré en effet, pour mon confort personnel (ben voyons !), que ce café ne fasse pas autant d'émules. Léandra et moi nous retrouvons donc au Verschueren. Andrew ne tardera pas à nous rejoindre nous ne sommes pas à sa table favorite, mais presque...

Léandra ne va pas très bien. Elle voudrait discuter de tellement de problèmes — terriblement importants pour elle — avec Jonas mais n'y arrive que très partiellement : quand elle exprime une pensée de vive voix devant son compagnon, elle en garde trois ou quatre dans sa liste cérébrale de "choses à lui dire mais pas tout de suite" car elle doit, je suppose, préserver l'équilibre psychologique et nerveux du bonhomme. Léandra ne restera pas très longtemps parmi nous. Lorsque nous quittons le Verschueren pour nous installer à la Maison du Peuple (c'est la valse des cafés), elle nous laisse pour rentrer à son appartement.
* * *

À la Maison du Peuple, les pages "Culture" du journal Le Soir et quelques pages du Monde traînent nonchalamment sur la table que nous occupons. Une page traite d'une rétrospective de cinéma Western : "Ce serait bien de revoir quelques Western !", lâche Andrew, enthousiaste, qui se met à rêver du Wyoming et d'autres territoires des États-Unis : peut-être étions-nous des cavaliers solitaires dans une autre vie ?
« Te souviens-tu de ce troupeau riche de 4000 têtes que nous avions amené à Abilene ?
Haaaa, oui, quelle épopée ! Avec le patron du saloon qui n'osait pas nous mettre dehors !
— Le bon vieux temps...
Ouaip ! La selle de notre cheval comme oreiller et le ciel étoilé comme seule et unique couverture ! »

On rigole de la réincarnation : lorsque nous étions cow-boys, nous ne faisions pas partie du système... Nous étions libres. Alors la vie, cette salope pleine d'ironie, nous l'a fait payer en nous catapultant aujourd'hui dans le corps de personnages toujours "hors système" (dans une certaine et toute autre mesure), mais qui s'ennuient beaucoup plus qu'au temps glorieux et sauvage du Far West américain.

* * *

Walter arrive. Les sujets de discussion s'enchaînent. Andrew parle des sites Web de rencontre indiens, qui ne fonctionnent pas du tout comme ceux utilisés majoritairement en Europe. Dans les sites de rencontre indiens, le but est de trouver une épouse et ce qui compte avant tout, ce sont des informations primordiales comme la caste, la sous-caste ou le type d'alimentation (végétarienne ou non, par exemple) ainsi que d'autres critères assez précis. Pas question là-bas de "J'aime les films d'Orson Welles !" ou de "Ma passion ? Égorger des chats les nuits de pleine lune dans le bois de la Cambre, en toute simplicité."

Walter parle de psychologie et plus particulièrement d'un certain type d'individu et de relation, qu'il résume en deux mots : le pervers narcissique. Il mentionne un livre qui l'a beaucoup marqué (aidé ?) : Le pervers narcissique et son complice d'Alberto Eiguer (1996). Le pervers narcissique est une personne d'un égocentrisme absolu qui utilise les êtres humains de son entourage comme de simples objets afin d'assouvir son intérêt propre ou sa recherche de pouvoir. Pour ce faire, il a besoin au moins d'un complice, c'est-à-dire d'une sorte de "victime consentante", qui acceptera de rentrer dans le jeu du pervers :
« Les individus pervers narcissiques sont ceux qui, sous l'influence de leur Soi grandiose, essaient de créer un lien avec un second individu, en s'attaquant tout particulièrement à l'intégrité narcissique de l'autre afin de le désarmer. Ils s'attaquent aussi à l'amour de soi, à la confiance en soi, à l'auto-estime et à la croyance en soi de l'autre. En même temps, ils cherchent, d'une certaine manière, à faire croire que le lien de dépendance de l'autre envers eux est irremplaçable et que c'est l'autre qui le sollicite. » (Alberto Eiguer, cité par Martine Maurer)
Il peut être extrêmement utile de reconnaître le comportement d'un pervers narcissique car nous avons peut-être, sans le savoir, ce genre d'individus dans notre entourage. Après quelques recherches sur le Web (notamment ICI — où l'auteur, Serge Hefez, applique ce concept à Sarkozy, sans que cela ne tienne vraiment la route, je trouve), j'ai noté plusieurs comportements "classiques" intéressants :
- l'indifférence à la souffrance et le manque total d'empathie ; 
- la mise en scène théâtrale d'une (fausse) personnalité, à des fins de séduction (au sens large) ;
- l'absence de sincérité : peu importe que quelque chose soit vrai ou faux tant que l'objectif est atteint (une forme de "conséquentialisme individuel" poussé à l'extrême) ;
- la mégalomanie et le complexe de supériorité ;
- la diffamation, le mépris et la négation de l'autre à des fins de manipulation ;
- la froideur du regard porté sur le Monde et l'analyse sans émotion.

Le meilleur exemple que j'ai en tête est Cartman dans South Park, qui colle à merveille à la description. Un psychopathe, quoi.

* * *

Walter me demande :
« Tu viens au badminton ce lundi ?
— Non, je n'ai pas envie d'y aller. Je n'ai plus la motivation, pour tout dire.
— C'est à cause de Lewis ? 
— Non, pas vraiment... C'est simplement que... c'est comme ça que je fonctionne : je suis à fond dans un truc et puis, du jour au lendemain, la passion n'est plus au rendez-vous...
Tu ne comptes pas revenir, alors ?
— Je ne sais pas. En tout cas, pour le moment, si je vais au badminton, c'est comme si je remontais une rivière à contre-courant : il faut que je fasse un gros effort pour y aller, pour jouer, pour me motiver... »
(Et comme je ne sais pas nager, remonter une rivière à contre-courant est loin d'être évident pour moi.)

Par contre, j'ai toujours autant envie de faire de l'Ultimate Frisbee, mais la chose demanderait beaucoup d'efforts : trouver un club, rencontrer de nouvelles personnes, apprendre les bases du jeu, etc. Et cet "etc." englobe beaucoup plus de non-dits qu'on ne pourrait le croire de prime abord.

This is Stratego!

« This is Stratego: not a place, not a time but a battle of wit and skill and strategy! »
Aujourd'hui, je n'ai pas grand chose à faire ni à raconter. Je suis chez mes parents avec ma fille. Celle-ci est toujours malade et reste couchée dans le divan presque toute la journée. Elle regarde l'innommable Dora l'exploratrice et le plus-subtil-qu'on-ne-le-croit Bob l'éponge. De temps à autre, sa fièvre retombée, Gaëlle réalise de petits films avec son appareil photo rose bonbon : elle veut que ma maman imite une sorcière enfourchant son balai. La vidéo se trouve dans le recoin d'un disque dur, mais jamais je n'oserais la poster sur le Web, car j'aime ma maman (hé oui !).

Pour passer le temps, ma mère et moi jouons au Stratego, le vieux jeu de société (créé par le néerlandais Jacques Johan Mogendorff) qui était déjà dans les armoires familiales avant que je ne naisse. Il s'agit de la vieille version, avec les tours crénelées rouges et bleues en plastique sur lesquelles le grade de l'unité est directement gravé. (Version dont un aperçu est visible sur ce site en allemand). 
Nous jouons six parties, que je gagne. Je demande à Gaëlle : "Que faut-il que je fasse pour que Nanou [ma maman donc] me batte au moins une fois ?". Gaëlle répond tout haut quelque chose du genre : "Il faut que tu mettes ton drapeau en première ligne, au milieu." Elle montre même l'endroit sur le plateau (une case qui n'est même pas abritée par un lac un éclaireur et c'est fini). Je m'exécute, tout en posant mon maréchal à droite du drapeau (faut pas déconner non plus). Malgré mes efforts pour perdre, je gagne cette septième et dernière partie. Ma maman est passée au moins trois fois devant mon drapeau en fin de partie sans jamais le toucher, car elle pensait que je cite "c'était une simple bombe". Tssss...

La passion du Stratego

Lu sur un site Web (le blog d'un ours en peluche bruxellois d'une vingtaine d'années du nom de Barnabé) : "Ce jeu, c'est pas le jeu de société le plus passionnant. Mais c'est un jeu auquel on va jouer de temps en temps. S'il ne déchaîne pas les passions, il est néanmoins très agréable à jouer." Je m'insurge contre cette idée car ce jeu est diaboliquement passionnant. — "Pourquoi ?", me rétorquera-t-on, "C'est un jeu tout bête avec des pièces qui se bouffent en fonction de leur hiérarchie, sauf en de rares exceptions !" — Ha, mais mon bon Monsieur/Madame/mutant/Zéta-Réticulien (biffer la/les mention[s] inutile[s]), c'est là mal cerner les nombreuses composantes stratégiques du Stratego, qui à elles seules rendent ce jeu passionnant ! Celles-ci prennent pour champ d'action la prise de risque, le bluff, la psychologie, la mémoire, le repérage intelligent, la mobilité, la reconnaissance de modèles ennemis en matière d'attaque et de défense et j'en passe ! Quelques exemples, à de simples fins d'illustration :
1) Le bluff : dans la mesure où, contrairement au jeu d'échecs, l'information du Stratego est incomplète — le joueur A ne sait a priori comment sont disposées les pièces du joueur B —, il est possible d'induire l'adversaire en erreur en utilisant diverses techniques psychologiques, parmi lesquelles figure en bonne place le bluff (comme au poker !)... Par exemple en ayant l'air faussement tracassé quand une pièce adverse s'avance sur une partie du plateau ou, au contraire, de paraître faussement confiant alors que tout va mal. Il est ainsi possible de faire fuir un haut gradé (un colonel par exemple) en faisant croire à l'adversaire qu'on le poursuit avec un général ou un maréchal (alors qu'il ne s'agit que d'un éclaireur ou d'un sergent)... Ou encore de feinter le désintérêt total alors qu'une pièce ennemie est située à une case de distance du drapeau. Pour ma part, comme je n'arrive pas à feinter avec talent, je garde constamment une attitude neutre (ceux qui me connaissent doivent être très surpris — ou pas).

2) Mémoire et repérage : en ayant en mémoire les positions de l'adversaire, il est envisageable de repérer de manière plus ou moins floue l'emplacement des six bombes et du drapeau, car ces pièces ne bougent jamais. Comme souvent au Stratego, une contre-stratégie est également possible : sachant qu'un (bon) adversaire essayera forcément de deviner l'emplacement de ces sept pièces, il peut être intéressant de laisser immobiles en début de partie des pièces comme les démineurs ou les éclaireurs...

Par ailleurs, il existe d'autres configurations repérables chez l'ennemi, en dehors des bombes : le général (ou le colonel) se déplaçant en compagnie de l'espion, ou encore un groupe de quatre pièces d'attaque (c'est la stratégie récurrente de ma maman ! — De l'intérêt de ne pas avoir de stratégie récurrente), groupe qui sera composé, en l'occurrence, d'un éclaireur, d'une pièce "faible" (un sergent ou un lieutenant), d'une pièce médiane voire "forte" (un capitaine, un commandant, voire un colonel) et d'un démineur. Pour connaître la composition approximative d'un tel groupe de pièces, il est nécessaire d'avoir assimilé le mode de fonctionnement de l'adversaire (même si, en principe, un bon joueur ne se présentera jamais contre un même adversaire deux fois de suite de la même manière — sauf s'il est au courant que l'adversaire en question sait qu'il jouera sans doute différemment, auquel cas jouer exactement de la même manière peut être payant). 

3) La mobilité : dans la mesure où chaque joueur a droit au déplacement d'une pièce d'une case par tour (sauf dans le cas de l'éclaireur qui peut se déplacer comme une tour aux échecs — il est parfois déconseillé de le faire, afin qu'il ne soit pas reconnu immédiatement), il est primordial d'effectuer ses déplacements de manière optimisée. La mobilité est donc une des clés de la victoire, mais aussi une arme à double tranchant : un joueur expérimenté, à moins d'y être obligé, préférera souvent mémoriser l'emplacement des bombes plutôt que de les déminer, ceci afin d'entraver le déplacement des pièces ennemies. 

Ceci n'est qu'un tout petit extrait des raisons qui rendent ce jeu terriblement passionnant. Pour continuer la réflexion, il existe des sites Web beaucoup plus complets que le bref descriptif ci-dessus. J'ai retenu ce site Web (en anglais). Si j'avais le temps, je créerais un blog uniquement dédié à l'histoire et aux stratégies des jeux de plateau... Mais je n'ai pas le temps : faut que j'écrive tous les jours — merde — et je suis déjà en retard ! — Cela n'arriverait peut-être pas, cher Hamilton, si tu n'écrivais pas des tartines sur des jeux dont tout le monde se fout !

Images du Stratego

Un autre aspect intéressant du Stratego est son image évolutive. Quand je joue au Stratego familial (acheté dans les années 1970), me vient directement à l'esprit l'image d'une bataille rangée, typique du XIXe siècle, où les opposants s'affrontent sur un terrain choisi à l'avance. Tout, dans le jeu que j'ai en main, est fait pour évoquer cette image particulière : l'illustration sur la boîte, qui constitue la représentation classique de la bataille napoléonienne avec officiers et aides de camp juchés sur leur colline ; les grades militaires, qui rappellent ceux du XIXe siècle ; le terrain plat "à la Waterloo" ; etc.

Cette image du jeu — ce modèle — se retrouve dans la publicité "Stratego" qui fut diffusée à la télévision dans le courant des années 1980 (voir la vidéo ci-dessous). C'est très mal joué, c'est vieilli, mais le contexte historique est présent : celui des rangs militaires du XIXe siècle. Par contre, l'illustration de la boîte de jeu a changé par rapport à celle des années 1970 : elle est passée d'objective à subjective, c'est-à-dire de la vue extérieure d'officiers sur une colline à celle d'un officier devant le plateau de jeu, prêt à en découdre face à son adversaire. On passe de l'impersonnel au personnel, du "Je gère un champ de bataille vu de haut" au "Je combats un officier de l'armée prusse en personne". — Et sur le plan sociologique, ça veut dire quoi ? Bigre ! Qu'est-ce que j'en sais ? 

Plus de vingt ans plus tard, la publicité pour le même jeu donne ceci :

L'image a dû être mise à jour : il faut qu'il y ait beaucoup plus d'action et d'explosions. La bataille rangée, franchement, qui s'en soucie de nos jours ? Alors, on prend une voix off beaucoup plus grave, qui fait comprendre que jouer au Stratego, ça va chier ! Et on rajoute des scènes qui bougent à donf, avec des robots destructeurs, s'il vous plaît. Le but du jeu reste inchangé : capturer ce drapeau à la con (ou capturer toutes les pièces mouvantes de l'ennemi — soyons précis). 

Et ça veut dire quoi ? Pourquoi présentent-ils le jeu de cette manière ? Pourquoi retrouve-t-on ce même archétype de voix grave guerrière dans les publicités, les films, les séries de tout poil ?  — C'est une mode ! Et comme toutes les modes, elle passera pour être remplacée par une autre, tout aussi débile (ou pas). Quelle importance ?

Quelle pièce du Stratego suis-je/êtes-vous ?

- La bombe ? Elle est immobile et explose dès qu'une pièce la touche, à l'exception du démineur. Le symbole de la psychorigidité et/ou de l'individu qui ne se laisse "désamorcer" que par un type très particulier de personne.
- L'espion ? Un traître, un faible, mais il représente un paradoxe : celui de la souris qui terrasse l'éléphant (il tue le maréchal). La malhonnêteté incarnée ou bien le renversement de la pyramide.
- L'éclaireur ? Il se déplace vite mais peut être sacrifié. La rapidité associée à la vulnérabilité.
- Le démineur ? Il désamorce les bombes. Le sauveur ou le manipulateur, ou autre chose encore !
- Le sergent ? Un pauvre bougre avec une grosse moustache, qui se fait tuer assez rapidement. Le gars sympa, qui ne sert pas à grand chose et qui ne demande rien en retour.
- Le lieutenant ? Le sous-officier frais émoulu d'une haute école militaire. L'inverse du sergent : une sorte de jeune premier qui croit tout savoir et qui se la pète, mais qui meurt rapidement quand même.
- Le capitaine ? Un monsieur avec un beau chapeau, qui constitue une véritable force au Stratego (foi de joueur invétéré !). L'homme utile, conscient de son rang et de ses faiblesses.
- Le commandant ? Il a un chapeau tarabiscoté et il a une grosse moustache, comme le sergent. L'élitiste sympa ou bien le grand-père de la publicité pour les Werther's Original.
- Le colonel ? C'est celui qui a le plus beau couvre-chef, avec le maréchal. Un chapeau pareil, faudrait être fou pour le refuser. L'élitiste dans toute sa splendeur.
- Le général ? Une pièce unique qui détruit pas mal de chose sur son passage, sauf les bombes et le maréchal. C'est Ludwig Wittgenstein — Mais non !
- Le maréchal ? Celui qui détruit tout. Une némésis.
- Le drapeau ? Le centre de la partie, dont la découverte assure la victoire. La personne vers qui tout le monde se précipite, l'égocentrique.

Qui suis-je ? Une bombe en défense ; un capitaine en attaque (parce qu'il a un très beau chapeau et non parce qu'il est utile). — Hé non, je ne suis pas un sergent ou un commandant ! (Qui a dit ça ?)

"Les tyrannosaures n'existent plus. Tu es bête ou quoi, papa ?"

Ce vendredi matin, je travaille à Bruxelles. À 9h05, je dois retrouver à la gare du Midi mes deux collègues bibliothécaires, Sylvette et Christiane, qui viennent de Liège — pour une fois, c'est moi qui reste dans ma ville et ce sont les collègues qui se déplacent. Nous avons tous les trois rendez-vous dans les bâtiments du PTB (Parti du travail de Belgique) pour un tri de livres. Ayant décidé de jeter tout ou partie de leur bibliothèque à la suite de travaux de rénovation, le PTB a proposé à mon institut d'histoire de récupérer des ouvrages en rapport avec le syndicalisme et le monde ouvrier. 
Le tri poussiéreux commence dans un petit local au premier étage. Heureusement pour moi, nous avons accès à la cantine et à sa machine à café. Ce dernier n'est pas très bon mais m'aide néanmoins à tenir le coup. À côté de la machine, je remarque une petite affichette sur laquelle est inscrit "Soupe/Soep : 1 €". Je ne suis plus certain que ce soit de soupe dont il est question mais peu importe... Ce n'est pas cela qui m'a marqué mais bien la correction typographique suivante : quelqu'un s'est amusé à raturer au gros feutre le symbole "€" après le "1", à rajouter un "€" avant ce chiffre et à écrire, à côté de sa rature, un "Fout!", pour bien signaler que la personne qui a réalisé l'affichette est dans l'erreur la plus complète. Le plus cocasse est qu'en typographie française, pour autant que je sache, le symbole "€" se place bien après le nombre (voir ICI, par exemple). En néerlandais, par contre, il se place avant. Le problème est donc insoluble sur une affiche bilingue, à moins de mettre "EUR" à la place de "€" car la typographie néerlandaise accepte le "EUR" avant et après le nombre. (De l'art de corriger de ridicules affichettes pendant que le Monde s'écroule — ceci n'est pas incompatible avec cela.)
Après trois heures de tri, nous avons mis de côté une vingtaine de caisses remplies de brochures, de notes de congrès, de monographies sur le monde syndical, principalement en rapport avec la FGTB ou la CSC. Ce travail réalisé, nous partons manger un sandwich à la gare toute proche. Mes deux collègues s'en vont ensuite reprendre leur train vers Liège (en retard, hahaha !). Quant à moi, je retourne à mon appartement en vitesse, récupère ma valise à roulettes et reviens vers la gare afin de prendre le train vers Namur.

* * *


Ma fille sort de l'école sans sourire. Elle a une mine déconfite et de tout petits yeux. Elle a eu mal au ventre toute la journée, pleure pour un rien et ne semble pas dans son état normal. Elle est dans état grippal mais je ne le sais pas encore. La maladie se traduit chez elle par un manque total d'humour et une prise au sérieux de tout ce que je lui dis. À chaque fois que j'essaie de la dérider, elle me regarde avec des yeux fatigués, voire un rien cynique. Elle paraît beaucoup plus adulte, au point que si Flippo était là, il aurait sans doute très peur de ma fille (Flippo n'aime pas les enfants qui parlent comme des adultes...). Exemples :

« Tu t'es bien amusée à l'école ?
— Non.
— Tu y as fait quoi ?
— Je ne sais pas. »

« Ça ne va pas, Gaëlle ?
— Je t'ai déjà dit que j'ai mal au ventre. Pourquoi faut-il que je te répète tout sans cesse ? Soit tu n'écoutes pas, soit tu es sourd. Ça me fatigue de répéter tout le temps la même chose. »

« Le train est en retard à cause d'un tyrannosaure sur la voie.
— Les tyrannosaures n'existent plus. Tu es bête ou quoi, papa ? »

Arrivée chez mes parents, Gaëlle se couche directement dans le divan et tremble malgré la couverture apportée par ma maman, qui la recouvre pourtant entièrement. Mon père doit voir son médecin ce soir (sa tension artérielle systolique est proche de 200 mmHg, ce qui correspond à une hypertension très sévère — on se demande de qui je tiens !) et décide d'emmener Gaëlle avec lui. Ma fille revient avec un certificat d'absence scolaire d'une semaine ainsi que du Perdolan® pour enfants. Elle dormira dans le salon, avec ma maman, durant toute la nuit de vendredi à samedi.

Avant de s'endormir, Gaëlle regarde "Wipeout" à la télévision, sur la chaîne Gulli. Ça ressemble un peu à "Intervilles" ou à "Jeux sans frontières", mais en plus "américain". Des concurrents (adultes) tentent de traverser le plus rapidement possible une course d'obstacles située au centre d'une étendue d'eau. Les obstacles peuvent être des murs à franchir, des carrousels, des piliers qui s'écroulent sous leurs pieds... Le tout est construit dans une matière de type "château gonflable". Les quatre meilleurs candidats (sur 24) ont accès à la zone finale, la "Wipeout Zone". C'est assez amusant à voir (Gaëlle est morte de rire — sa fièvre est retombée et elle est redevenue une petite fille "normale") mais l'émission passerait tout aussi bien sans la méchanceté gratuite que les présentateurs ne peuvent s'empêcher de proférer envers les divers candidats, qui de leur côté semblent tout faire pour forcer le trait et passer pour les imbéciles qu'ils ne sont sans doute pas. (Une mode télévisuelle récurrente un rien masochiste : des gens participent à un jeu tout en sachant qu'ils seront ridiculisés. Et ils semblent adorer ça ! — Être le centre de l'attention, ne fut-ce que cinq minutes, voilà qui est toujours mieux que de se morfondre dans la monotonie d'une vie rangée ?)

Rush

Vers 8h05, le train en direction de Liège, un peu après la gare de Leuven, hoquette à plusieurs reprises, puis recule de quelques mètres, puis n'avance plus du tout. Le chauffage souffle de l'air froid. C'est le schéma classique de la locomotive qui a un problème technique au début de la ligne grande vitesse. Je sors mon PC pour écrire au fur et à mesure un compte rendu détaillé. ("Au moins", me dis-je, "c'est une histoire qui, sans être palpitante, aura le mérite d'être très proche des faits.")

Le contrôleur et la contrôleuse font des annonces régulières afin de nous rassurer : le personnel du train fait tout son possible pour trouver une solution... Le conducteur effectue en outre des appels de service répétés (on reconnaît ces derniers au quadruple "tût-tût" caractéristique qui résonne dans les wagons). 

De temps en temps, un membre du personnel (la contrôleuse ou un technicien en habit jaune fluorescent) ouvre la porte du wagon et traverse ce dernier en courant à toute allure. Une pensée me traverse l'esprit : "C'est comme à Buizingen ! Un train nous fonce dessus, il va y avoir un crash frontal imminent et le personnel fuit vers l'arrière du véhicule !" Ce n'est pas très marrant mais ça me fait rire. J'imagine les pompiers extraire des décombres fumantes mon cadavre ainsi que — ô miracle ! — mon ordinateur en état de marche. Ils se serviraient alors du présent article comme d'une "boîte noire", afin de reconstituer les moments-clés du drame. À la RTBF, François de Brigode déclarerait : "Grâce à un homme qui retraçait compulsivement et quotidiennement sa journée dans un blog, les enquêteurs ont pu reconstituer la chronologie des événements qui ont conduit à cette catastrophe majeure de l'histoire ferroviaire belge. Le blogueur a même eu le temps de laisser un dernier message énigmatique avant de succomber à ses blessures : Si tu sais que ceci est une main, nous t'accordons tout le reste. Les meilleurs cryptanalystes de la police de Tirlemont sont actuellement en train d'essayer de déchiffrer cet ultime appel au secours."

Un passager emmitouflé (il ressemble un peu à Mr Mohra dans Fargo) s'arrête à ma hauteur :
« Ils vont nous faire descendre pour pousser le train.
— Haha ! Oui, c'est une possibilité !
— En fait, c'est la locomotive qui a un problème.
— Oui, et je dirais même qu'il y a des chances pour qu'une locomotive de secours vienne de Leuven et nous tire dans l'autre sens. C'est déjà arrivé l'année dernière.
— Il y a deux jours, ils nous ont tous fait descendre à Waremme et on a dû tirer notre plan.
— Ha, c'est cool, ça... »

8h50. La contrôleuse au parlophone : "Mesdames et messieurs, nous attendons une décision de continuer éventuellement notre parcours. Nous vous tiendrons informés". Encore un quadruple "tût-tût", puis le train recule et, à 8h55, redémarre enfin, au rythme d'un escargot. Toujours la contrôleuse : "Mesdames et messieurs, notre train... peut poursuivre son parcours. Nous espérons arriver vers 9h30 en gare de Liège-Guillemins. (...)" À 8h59, après une distance d'un kilomètre (à la grosse louche car c'est très difficile à estimer), le train s'arrête à nouveau en faisant un drôle de son ("Bwoïng !"), puis redémarre et accélère. J'arrive à Liège-Guillemins avec un retard de 69 minutes exactement (une chose pareille, ça ne s'invente pas). 


* * *

Dans le bus que je prends en face de la gare des Guillemins, une coïncidence : je me retrouve nez à nez avec la stagiaire en bibliothéconomie originaire des cantons de l'Est, au léger accent allemand, qui se rend à son stage à mon boulot justement. Nous arrivons sur les lieux du travail aux alentours de 10 heures du matin. 

C'est le rush : il s'agit d'apporter les dernières corrections et ajouts de photos à un ouvrage scientifique, avant de remettre le texte final à ceux qui nous l'ont commandé. Écrit entièrement par un de mes collègues, Aurèle  — il a été engagé rien que pour ça pendant un an environ —, le texte a été corrigé, re-corrigé, re-re-corrigé, jusqu'à donner une version qui semble plus ou moins convenir aux maniaques de la phrase correcte qui grouillent au sein mon institution. J'ai apporté ma (minuscule) pierre à l'édifice en effectuant une sorte de mise en page intermédiaire entre le texte brut et le bouquin tel qu'il sera au final : un truc qui ne sert strictement à rien si ce n'est à faire joli, en attendant la mise en page finale, dont je ne m'occupe pas — j'imagine même que l'infographiste aurait préféré se passer de cette phase intermédiaire. À 18h50, mes collègues ne sont toujours pas contents du résultat mais décident de remettre la touche finale au lendemain... Mon chef Lodewijk propose de me reconduire à la gare en voiture : "Désolé", me dit-il, "tu as raté ton train de 19h". Cela me semble indubitable : je suis bon pour attendre celui de 20h.

C'était donc le dernier jour de notre collègue Aurèle, le seul parmi nous engagé à durée déterminée. Un gars sympa, pas trop prise de tête, qui ne parle pas beaucoup et qui a beaucoup d'humour. Pour marquer le coup, mardi, nous lui avons offert un cadeau de départ : quatre albums de rock. Vu qu'Aurèle a grosso modo les mêmes goûts que moi en la matière, c'est bibi qui a été chargé de la tâche difficile de choisir et d'acheter les albums. Au final, ce fut : Trans-Love Energies de Death in Vegas, Sometimes I Wish We Were an Eagle du grand Bill Callahan, Gloss Drop de Battles et All of a Sudden, I Miss Everyone d'Explosions in the Sky (qu'il avait déjà damned !).

Come Ride With Me by Death in Vegas on Grooveshark

Eid Ma Clack Shaw by Callahan, Bill on Grooveshark

So Long, Lonesome by Explosions in the Sky on Grooveshark

* * *

Je rejoins Léandra au Potemkine vers 21h20. Comme cela arrive parfois avec elle, la soirée sera placée sous le signe de la réflexion croisée. Je crois que Léandra serait d'accord avec moi si je disais que c'est très rare d'arriver à un tel résultat : aucun énervement, un partage d'idées, une expression des doutes, une construction mutuelle, etc. Un peu comme si nos cerveaux fonctionnaient en roue libre, sans aucune volonté de prouver quoi que ce soit. Quelques extraits... (Je n'avais pas de magnétophone pour enregistrer la conversation, donc il s'agit d'une reconstruction en partie imaginaire, qui vaut ce qu'elle vaut.)

Chahut à l'Université libre de Bruxelles

Je lui demande :
« Tu as entendu parler de cette histoire de "chahut" à l'ULB, mardi soir ? 
— Oui et franchement, je ne sais pas comment me positionner par rapport à ça.
— Après avoir beaucoup lu sur le sujet [dont énormément de conneries sans nom], je crois m'être fait une opinion assez nette.
— Ce qui m'embête dans cette histoire, c'est le consensus. Tout le monde semble d'accord sur le fait que chahuter un débat, c'est le mal, c'est la fin de la liberté d'expression...
— D'un autre côté, faut dire qu'ils n'avaient pas l'air très intelligent non plus, ces chahuteurs... Quand Hasquin leur a demandé quels étaient leurs arguments, certains ont juste crié "Ouaaaais !" ou "Burqa-bla-bla !". C'est un peu con. Ils ont raté totalement leur objectif, qui était apparemment de critiquer la position de Caroline Fourest sur l'Islam, la burqa, le voile... Ils sont passés pour des abrutis et des extrémistes en gueulant et en lui coupant la parole.
— Il paraît que quand le meneur a voulu s'expliquer, ils lui ont coupé le micro.
Qui croire ? 
— Il y a aussi autre chose : je suis sûre que parmi tous ceux qui s'offusquent de ce genre de procédé, certains seraient les premiers à approuver les actions de Noël Godin entartant quelqu'un, par exemple... Ou à valoriser un autre type de chahut, au nom du folklore estudiantin ou du libre examen, justement... »

Mon opinion sur le sujet tient en trois petits points (car ça intéresse qui de toute façon, "mon opinion sur le sujet" ?) :
1) censurer une parole (quelle qu'elle soit) en chahutant est d'une médiocrité confondante ;
2) parler d'extrémisme, de péril islamiste, de "fascisme au sens large" (© Marcel Sel), de menace pour la démocratie ou pour la liberté d'expression, tout ça parce qu'un groupe de zozos chahute dans un auditoire, est totalement disproportionné ;
3) Caroline Fourest en tant que telle est insupportable : elle coupe constamment la parole et n'écoute jamais ce qu'on lui dit. Cependant, c'est quelque chose qui n'a pas grand chose à voir avec un quelconque débat. Si l'on devait chahuter tous ceux que je trouve énervants au sein du monde des médias, il ne resterait plus grand monde pour ouvrir la bouche.
Pour clore ce sujet, je renvoie vers le texte qui est implicitement à l'origine — du moins je suppose — du "Burqa-bla-bla !" scandé par les chahuteurs : un petit article de Serge Halimi paru dans Le Monde diplomatique (qui n'a certes pas demandé une telle publicité). L'auteur met en avant le fait que le débat sur la burqa en France a occulté des décisions économiques importantes. Peut-être est-ce cet état des choses que les chahuteurs ont voulu critiquer, très maladroitement ? Halimi précise en outre (et c'est tout à son honneur) que "riposter à cette manœuvre n’impose certainement pas de s’enfoncer sur son terrain boueux en donnant le sentiment de défendre un symbole obscurantiste". 

La chaise

Installé sur la banquette d'une des tables du Verschueren, je dis à Léandra :
« Tu vois la chaise qui est là ? Eh bien qu'est-ce qui me dit qu'elle est encore là, qu'elle existe encore, qu'elle ne disparaît pas quand je ne l'ai plus dans mon champ visuel ?
(Je tourne la tête vers la gauche pour joindre l'acte à la parole et me rends compte en faisant ce mouvement du ridicule de la situation.)
M'enfin, me lance Léandra, qui pense sérieusement une chose pareille ?
— Justement ! Personne ne pense cela. On dirait sans doute de quelqu'un qui affirme une chose pareille qu'il est complètement fou. Là est le point : je ne peux démontrer que la chaise continue d'exister quand je ne la regarde pas mais je considère ce fait comme acquis. C'est une évidence pour moi, que j'ai depuis l'enfance.
— Je me demande si quelqu'un a déjà essayé cela avec un enfant.
— Pardon ?
— Si quelqu'un a déjà essayé d'éduquer un enfant en lui faisant croire que lorsqu'il ferme les yeux, la chaise disparaît. C'est un peu ce qu'on fait avec les tout petits enfants quand on leur dit : "Il est là ! Il n'est plus là !" et qu'on leur cache les yeux.
— Je pense — mais qu'est-ce que j'en sais au fond ? qu'aucune civilisation au Monde n'a jamais pris ce genre de concept bizarre comme modèle d'existence.
— En fait, je ne pensais pas à une civilisation mais plutôt à un homme isolé, à un psychopathe qui essayerait d'éduquer son enfant dans ce sens...
— Bigre ! Et est-ce que ça pourrait fonctionner ?
— Aucune idée...
— C'est glauque en tout cas... »

L'honnêteté & la gentillesse

« On en revient toujours au même débat, Léandra ! Tu penses que la gentillesse est beaucoup plus importante que l'honnêteté alors que je pense exactement l'inverse.
— Oui ! Je n'en ai pas grand chose à cirer qu'on soit honnête avec moi. Je veux surtout qu'on soit gentil !
— Allons bon ! Franchement, je préfère mille fois avoir affaire à quelqu'un qui me dit que je suis un con fini et qui le pense qu'à un autre qui me lance des fleurs en toute gentillesse mais qui, dans mon dos, affirme le contraire.
Boarf. S'il pense le contraire et que tu ne le sais pas, quelle importance ?
— Mais comment peut-on avoir confiance en quelqu'un de malhonnête ?
— Ce n'est pas si grave d'être malhonnête, à partir du moment où l'on fait le bien autour de soi...
— Oui, mais le bien que l'on fait est une forme d'illusion alors... En fait, on en revient au débat entre la réalité et l'illusion. L'honnêteté voudrait que l'on dise aux autres ce qu'on pense d'eux réellement... »

Pfff... Tout en disant cela, j'en viens à penser qu'arriver à de telles attitudes absolues dans la vie (être honnête en tout ; être gentil en tout) est une conduite totalement impossible à réaliser. Bye bye le vieux rêve d'adolescent de la vie honnête en tout point...

Amen

Réunion des AA du 8 février 2012. C'est à mon tour de m'avancer sur l'estrade, devant ce petit parterre d'inconnus. J'en ai vu passer trois avant moi. Je sais comment ça fonctionne mais j'ai tout de même le trac. Je me lance...

« Je m'appelle Hamilton et je suis... Euh... Je ne sais pas vraiment si... Euh...
(Le maître de séance, John, m'interrompt gentiment.)
— Nous sommes tous passés par là, Hamilton. Il te faut admettre le mal si tu veux espérer guérir un jour prochain.
— Je m'appelle Hamilton et... Euh... Je crois que je suis amoureux. »
Hochements de tête de l'assistance. Certains font même de petits "Oui !" d'encouragement. Je continue sur ma lancée :

« D'un autre côté, comment être certain que je le sois vraiment ? Je veux dire : c'est quelque chose de très difficile à définir... Les picotements dans le ventre, le rythme cardiaque qui s'accélère, la distraction, la maladresse... Hem... Je suis justement en train de lire des ouvrages sur la certitude, sur le doute épistémologique propre à toute construction du savoir humain... Comment être certain que je suis certain ? Ce genre de choses, quoi... Toute ma certitude tourne autour d'un postulat de départ qui ne peut être prouvé. Et il y a toujours une proposition-pivot, que je ne peux confronter à l'expérience mais qui me permet par contre d'échafauder ma connaissance. Je ne sais si je suis vraiment clair, là... »
Plusieurs personnes dans l'assistance hochent la tête d'un air enthousiaste et disent : "Oui, c'est vrai !" Ma voix prend de l'assurance :
« Voilà... Il se fait que je suis assez rationnel dans ma façon de penser. Rationaliste même. Enfin, je crois... À chaque émotion que je ressens, je me sens obligé de trouver une sorte de théorie d'ensemble. Donc, à chaque fois que je tombe amoureux, j'essaie de rattacher ce sentiment curieux à d'autres exemples connus et de créer une théorie générale satisfaisante. »
L'assistance m'écoute religieusement. Personne ne me juge, personne ne me regarde bizarrement. Je ne regrette vraiment pas de m'être inscrit à ce groupe saint-gillois des Amoureux Anonymes. Je continue :
« Or, je ne suis jamais arrivé à créer une seule catégorie. En fait, je crois que, fondamentalement, je suis attiré par deux types de femmes différentes...
— C'est une bonne chose que tu t'en sois rendu compte, Hamilton, me dit John. Tu n'es pas attiré par un seul archétype, mais par deux, au moins. Cela arrive... Mais continue...
— C'est quand même embêtant de ne pas arriver à trouver le point commun. C'est un peu comme d'essayer d'unifier la relativité générale et la mécanique quantique... »
 
Courte pause.
« Mais je ne vous ai pas encore parlé des deux archétypes. Le premier, c'est : petite brune timide et froide comme un glaçon, avec des yeux en amande. Du genre à regarder le monde avec un mélange de prestance et d'amusement teinté d'ironie.
— C'est précis, me lance John.
— Ah oui, c'est très précis, sinon ce ne serait pas funky... Mais bon : elles existent. À chaque fois que j'en croise une, je me rends compte qu'elle me correspond parfaitement. À moins que ce ne soit l'inverse, à savoir que je crois qu'elle me correspond car elle me plaît physiquement.
— Et le second ?
— Blonde aux yeux bleus. Avec un regard analytique et un air sûr mais parfois un peu triste parce qu'elle est perdue dans ses pensées... Genre : "germanique et scientifique". Les cheveux bouclés sont un plus.
— Il y a peut-être un point commun entre les deux catégories : c'est la froideur !
— Ha, oui, peut-être... Je ne sais pas...  »
J'avale une grande bouffée d'air avant de continuer...

« Aujourd'hui, elle est venue nous parler de tout et de rien dans notre bureau. "Pour se réchauffer", qu'elle a dit. Ma collègue Wynka essayait de se concentrer sur son PC, en vain. Moi, je la regardais (elle, pas Wynka) avec un regard mi-triste, mi-ébahi. Quand elle est repartie, un quart d'heure plus tard, Wynka m'a lâché, en souriant : "À mon avis, elle est venue pour toi !" Wynka sait évidemment que je la trouve très bien (un euphémisme !). Je ne sais pas tenir ma langue, de toute façon. Cependant, je ne crois vraiment pas qu'elle soit venue pour moi. De toute façon, elle est beaucoup trop jeune... Putain de bordel de merde !
Amen, lâche l'assemblée.  »
* * *

Train de retour vers Bruxelles en compagnie de Flippo et d'une bière. Nous discutons entre autres des librairies et des libraires. Le libraire de Flippo à la gare de Liège-Guillemins (qui est aussi le mien, soit dit en passant) est du genre "de droite poujadiste", parfois. Flippo parle de temps en temps avec lui. Ils se connaissent.

Quant à moi, je ne peux plus lier une relation pareille avec un libraire. Pas depuis ce qui s'est passé. Rien à voir avec la politique : la raison se résume à un traumatisme...

Lorsque je vivais encore à Anderlecht et que je prenais le train tous les jours à la gare centrale pour me rendre à mon boulot, j'avais un libraire attitré, un bon gros gars d'environ cinquante ans. Tous les mercredis (ou les jeudis, à cause du retard de distribution), quand je passais par sa librairie, il me saluait et extrayait de son comptoir Le Canard Enchaîné. Parfois, il me disait : "Tout le stock est parti à cause de [tel scandale] mais j'ai réservé ton exemplaire, évidemment." C'était devenu une institution. On parlait de foot aussi, parfois, et je faisais semblant de m'intéresser à ce qu'il disait, sur les résultats d'Anderlecht et du Standard, ce genre de choses... Je l'aimais bien, ce gars.

Et puis un jour, je me suis retrouvé devant une porte close. Sur la porte, une page A4 rapidement imprimée avec la photo de mon libraire et un message de sa fille, qui l'aidait de temps en temps au comptoir : "J'ai le regret de vous annoncer que papa est mort. La librairie sera fermée pendant quelques jours." Crise cardiaque foudroyante. Je n'y suis plus jamais retourné. Ou peut-être que si, une fois, mais ce n'était plus la même chose... Et je n'ai plus jamais réussi à nouer à nouveau une quelconque relation avec un libraire. 

* * *

Après le train : Maison du Peuple ? Pas Maison du Peuple ? 
Maison du Peuple. Seul avec un PC et des livres.
J'y reste toute la soirée sans parler à qui que ce soit, si ce n'est aux serveurs.
Pourquoi pas ?

Technosystème & démocratie

Lu ce matin dans le train : un texte du philosophe finlandais Georg Henrik von Wright paru dans Le mythe du progrès, une série d'articles compilés sous forme de recueil en 1993 (2000 pour l'édition française de poche que j'ai sous la main). Le texte en question reprend une communication que von Wright a donnée lors d'un séminaire qui a eu lieu à Stockholm le 21 septembre 1992. 

Le titre du livre est évocateur mais ne donne qu'une vague idée de son contenu. On pourrait croire que l'ouvrage constitue une critique en règle de l'idée même de "progrès", mais ce n'est pas ça : il s'agit plutôt de mettre le doigt sur le mésusage qui est fait de ce terme, sur son inévitable évolution ainsi que sur les mythes qui l'entourent. Parmi ceux-ci, se trouve une certaine vision téléologique de l'histoire humaine, dont la thèse principale est que l'humanité se dirige toujours vers un mieux, vers un optimum. L'idée est ancrée dans notre civilisation depuis, au bas mot, la philosophie des Lumières et a notamment été réactualisée à l'époque de la Révolution industrielle.

Digression : il n'est pas spécialement question de critiquer le "progrès" en tant que tel — ô combien ce terme est vague ! — mais bien l'idée selon laquelle le progrès serait quelque chose de constant et de nécessaire (à prendre ici dans le sens strict de non contingent). Un souvenir : lors d'une pause café à mon travail la semaine dernière, j'ai parlé un instant (sans toutefois susciter beaucoup d'enthousiasme — on se demande pourquoi) du fait qu'il est assez périlleux d'ériger tout concept au rang d'absolu. Ma collègue Wynka m'a alors répondu par une seule phrase, qui m'a marqué : "Il y a pourtant certaines idées qui nous transcendent, comme celle du progrès !" Hé bien je ne suis pas d'accord avec cela... Pourquoi le progrès serait-il transcendant, autrement dit dépasserait le cadre de la réflexion humaine, existerait avant et après l'humanité ? (À noter qu'il existe dans l'histoire de la pensée humaine l'exact inverse, à savoir la mise en évidence d'un déclin [en témoigne notamment la succession des âges dans la mythologie grecque : de l'Âge d'or à l'Âge de fer ; du meilleur au pire], de même que celle d'une forme de pensée "statique" [le "Rien ne change jusqu'à la fin des temps" de la pensée chrétienne médiévale, pour résumer].)

Mais le fait de catégoriser une société sur base d'un progrès, d'un déclin ou d'un statu quo n'est-il déjà pas en tant que tel une forme de prise de mesure en accord avec un référentiel, qui serait (actuellement) le progrès, justement ? Sans l'idée de progrès, comment concevoir celle de déclin, et réciproquement ?

Dans son article, von Wright utilise le terme "technosystème" pour évoquer la structure aux contours très flous découlant de l'organisation scientifique et technique de la société occidentale, structure qui a joué une influence profonde jusque dans notre organisation sociale, dans de nombreux secteurs : l'économie, la finance, les transports, la communication, l'éducation... Von Wright oppose ce technosystème, qu'il considère comme "transnational" et qu'il identifie comme une technocratie (c'est-à-dire une forme d'organisation de la société où ce sont des experts, des "techniciens" qui sont au centre des décisions importantes) à la démocratie des États-nations.

Les deux paragraphes qui suivent (pages 79-80) me paraissent d'une très grande acuité et d'une très belle honnêteté. Ils reprennent, mais de manière beaucoup plus claire, ce que j'essaie parfois d'expliquer — en bégayant — dans certaines discussions, lorsque je déclare que nous vivons dans un simulacre de démocratie, car nous ne sommes pas du tout maîtres d'un choix primordial : celui du cadre économique et technique qui régit notre vie. Nous subissons le technosystème, en quelque sorte.
« [Le technosystème] contraste avec le système politique ou l'exercice du pouvoir qui, dans les pays démocratiques, directement ou — d'ordinaire — indirectement, est fondé sur l'expression de la volonté de la majorité du peuple. Le technosystème tend à devenir mondial, global, inter- ou, plus rigoureusement, transnational. Le système politique est traditionnellement organisé en États-nations. On pourrait, sous forme de slogan, parler du régime du technosystème comme d'une technocratie, et du système politique comme d'une démocratie.
Il règne entre les deux systèmes des tensions de diverses sortes. Une de leurs expressions est la tendance du système politique à dépasser lui-même les frontières et de créer des unités à partir d'États antérieurement souverains. L'exemple le plus avancé d'une telle tendance est le développement d'une fédération ou d'une union européenne, un dépassement de frontière qui, toutefois, peut aussi être apprécié d'un autre point de vue. Les systèmes politiques nationaux sont en train d'être avalés par le technosystème global. Les gouvernements et les parlements se trouvent placés devant des réalités à l'émergence desquelles ils n'ont aucune part — ou peu de part, mais d'après les exigences et les conséquences desquelles ils doivent conformer leur propre processus continu de décision. Les systèmes politiques se retrouvent alors dans une étrange position intermédiaire entre d'un côté les électeurs ou le peuple, dont ils tiennent leur mandat, et de l'autre côté la pression de forces que les gouvernements nationaux eux-mêmes ne peuvent diriger. Cela crée une rupture de confiance entre les peuples et leurs dirigeants élus. On a l'habitude d'en évoquer un symptôme sous la forme du mépris de la politique. Plus grave est la perte chez les électeurs du sentiment d'appartenir et de déterminer la manière dont on veut vivre à travers l'appareil d'État démocratique. L'individu, qui ne se vit plus comme citoyen dans une communauté, où sa volonté est aussi une force codéterminante, devient alors une personne privée plongée dans une autocontemplation narcissique. »
* * *

Train de retour vers Bruxelles en compagnie de Yama, d'une bière et d'un thermos de café. nous discutons d'Amy et de Zapata (qui sont actuellement en Argentine) et de leur blog de voyage. Honte sur moi : je n'ai pas encore eu le temps de réaliser leur carte du Mexique — hem — et pour tout dire, j'ai un énorme retard sur la lecture de leur périple. 

Autre sujet de discussion, à la suite d'une question de Yama : les auteurs de science-fiction qui ont étayé leurs histoires grâce à des points de vue scientifiques rigoureux. Je cite Gregory Benford de mémoire, mais j'aurais tout aussi bien pu parler de Greg Bear (dont le nom ne me revenait pas), un des grands de la hard-science (dont voici un exemple, que je n'ai pas lu, mais qui a l'air bien, tiens !). Par ailleurs, Jonas serait sans doute de meilleur conseil que moi sur ce sujet...

Dans le wagon, je suis intrigué par un petit bout de papier qui git par terre, à un mètre à peine de nos sièges. Je le ramasse (pourquoi ?). Il s'agit d'une petite feuille de bloc-note contenant, au recto comme au verso, des évaluations de budget écrites rapidement au bic. Je la regarde et la montre à Yama, dont la conclusion est... hem... que l'auteur de ce brouillon n'a vraiment pas la même notion de "budget" que nous. Le papier contient une série de calculs sur base d'une épargne de 65.000 euros et de dépenses diverses. Cela donne à l'arrivée : "Reste 7800 pr vacances". Je me fais la réflexion qu'actuellement, pour mes propres vacances (au Canada, normalement), je suis arrivé à économiser le centième de ce montant, mais en négatif, soit -78 euros... Peu importe, ça ne m'empêchera pas de partir. Mais ça ne s'appelle pas une épargne, dans ce cas, Hamilton : il s'agit au contraire d'une forme de dette.

* * *


Après le train : Maison du Peuple ? Pas Maison du Peuple ? 
Maison du Peuple. Seul avec un PC et des livres.
J'y reste toute la soirée sans parler à qui que ce soit, si ce n'est aux serveurs.
Pourquoi pas ?

chat

Suppressions de trains, meurtres de chats & soucoupes volantes

Rien à raconter aujourd'hui, alors je recycle de vieux journaux...

Ce lundi après-midi, il m'est demandé de dépouiller des quotidiens vieux de trente à cinquante ans environ, afin d'y trouver d'éventuelles manchettes qui serviraient d'illustrations pour un livre en phase finale de rédaction. Je ne trouve strictement rien en ce sens. Par contre, je découvre quelques articles dignes d'intérêt, soit parce qu'ils sont comiques voire surréalistes, soit parce qu'ils mettent en avant une certaine permanence des structures quant aux messages que diffusent les médias. (Un jour, il faudra absolument que je retrouve cet article des années 1930 dont le titre est : "La Wallonie peut-elle encore vivre avec la Flandre ?")


Un exemple de permanence des structures : le discours médiatique sur la SNCB. Rien ne change. J'en veux pour preuve cet article du journal Combat datant du 25 janvier 1962, dont voici un extrait :  

Vers de nouvelles suppressions de lignes wallonnes

Plusieurs quotidiens se sont fait l'écho, ces jours derniers, d'une nouvelle frustration, dont la Wallonie serait victime. La S.N.C.B. serait, en effet, sur le point de supprimer une tranche supplémentaire de 400 km de lignes ouvertes au trafic voyageurs.
(...)
Personne ne s'y trompe. La suppression du trafic voyageurs sur une ligne conduira immanquablement à la suppression totale du trafic sur cette ligne. Il s'agit donc d'une mesure en deux temps que la S.N.C.B. s'évertue à appliquer avec une diligence mais aussi une inconséquence exceptionnelle. Toute cette politique est justifiée par la volonté de réaliser de substantielles économies sur l'exploitation générale du réseau.
(...)
A priori, l'utilisation du bus paraît moins coûteuse mais on ne tient aucun compte de l'infrastructure routière et des frais inhérents à son entretien. À côté de certains avantages indéniables, l'autobus présente de graves inconvénients en regard de l'exploitation ferroviaire, notamment du point de vue du confort des usagers, de la régularité des services, de l'encombrement et des vicissitudes des routes.
(...)
Les Wallons ne se laisseront plus prendre à ce monstrueux jeu de dupes.
Autre exemple (comique), la chronique que tenait un certain Théocrite à la deuxième page du journal La Wallonie à la fin des années 1970 (à vérifier) et au début des années 1980. Elle traitait notamment de légendes, de mythologie et de sorcellerie. Ci-dessous un article datant du 1er août 1980, avec lequel je suis d'accord au moins sur un argument, celui selon lequel il faut tuer les chats :


Toujours dans La Wallonie, quelques jours plus tard (je n'ai plus la date exacte — qu'une honte éternelle s'abatte sur ma personne !), un article (mal écrit) sur la non-venue d'extraterrestres à un rendez-vous cosmique... Je cite :
Trop de monde...
Les extra-terrestres ne sont pas venus !

Plus de 2.000 amateurs d'objets volants non identifiés (OVNI) ont vainement attendu toute la journée de vendredi la venue d'extra-terrestres à Cergy-Pontoise (banlieue parisienne).

L'arrivée de ces êtres d'ailleurs avait été annoncée par un jeune Français, Frank Fontaine, qui avait affirmé en novembre dernier avoir été enlevé par un OVNI et qui avait écrit un livre sur les huit jours qu'il aurait passés avec eux.

Vers 21 heures, plus de 2.000 personnes étaient au rendez-vous. Les mieux équipés — munis de caméras, d'appareils photos et de jumelles — observaient le ciel, les plus mystiques se tenaient la main « pour concentrer l'énergie » et formaient une immense ronde dans un champ... que deux avions de ligne parfaitement ordinaires ont survolé à deux reprises.

« Il y a trop de monde », confiait un « spécialiste », ajoutant : « Ils ne viendront pas ». Et pourtant à minuit, plus de mille personnes étaient encore sur place et certaines d'entre elles se sont installées pour la nuit dans l'espoir d'un décalage horaire.

L'espoir ayant finalement été déçu, il faudra, selon Frank Fontaine, attendre le 15 août 1983 pour un nouveau « contact ».