Déjà-vu

Dans le train me conduisant de Liège à Namur, vers 14h05, un peu avant d'arriver en gare de Huy, j'ai été troublé pendant une vingtaine de secondes par une puissante sensation de déjà-vu. (Je me suis dit qu'à partir d'aujourd'hui, je mentionnerais systématiquement dans ce blog ces manifestations et que je les taguerais [Déjà-vu], à l'instar de ce que je fais déjà pour les rares scènes de [Rêve].)

Cette sensation de déjà-vu arrive alors que je continue ma lente lecture des Recherches philosophiques de Wittgenstein... Paragraphe 68, je tombe sur une phrase anodine : « Et c'est bel et bien ainsi que nous employons le mot "jeu" ». Plusieurs choses se passent alors en une ou deux secondes : en lisant ce passage, je repense à un livre que j'ai lu il y a des années, Homo Ludens de Johan Huizinga, un brillant essai sur les jeux et la culture ; je relève la tête et j'aperçois un rayon de soleil qui, de biais, éclaire d'une façon assez complexe le siège vide devant moi. Je sursaute presque, mon cœur semble rater un battement : j'ai la très nette impression d'avoir vécu exactement la même chose, à savoir lire le même passage de ce même livre (que je n'ai pourtant jamais ouvert auparavant), penser à cet ouvrage de Johan Huizinga, alors que je suis dans un train désert roulant vers Namur, dans une certaine configuration de lumière. 

En trente secondes, la sensation s'est estompée. Mon cerveau est "retombé sur ses pattes". Une demi-heure plus tard, à la Brasserie Le Flandre à Namur, attendant la fin des cours à l'école de ma fille, je noterai sur mon PC le moindre détail... (La brasserie est à un pet d'oiseau d'une borne Wi-Fi "Telenet Hotspot", ce qui est parfait étant donné que mon abonnement Internet m'y donne accès gratuitement.)

Elles sont toujours aussi impressionnantes, ces sensations de déjà-vu/déjà-vécu, ces "hics" mémoriels que le cerveau semble "réparer" en quelques secondes... En cherchant un peu, j'apprends qu'il existe d'autres phénomènes apparentés, comme le "jamais-vu", qui est presque l'exact opposé du déjà-vu, à savoir l'impression d'observer une situation pour la première fois alors que l'on sait pertinemment qu'on l'a déjà observé auparavant. Pour autant que je m'en souvienne (putain de mémoire !), je n'ai jamais encore été confronté à une sensation de jamais-vu, alors que celles de déjà-vu se comptent chez moi par centaine depuis l'enfance... 


* * *

Gaëlle a reçu son second bulletin de première primaire. Elle a 94/100 en langue française, 97 en mathématique et 81 en éveil, avec le commentaire suivant : "Gaëlle est une merveilleuse grande fille qui partage ses connaissances avec beaucoup de spontanéité et qui est souriante toute la journée ! C'est une joie de travailler avec elle ! Elle maîtrise toutes les notions avec une grande rapidité et un réel plaisir. Elle apprécie moins les moments de synthèses au cahier. Un léger effort est à réaliser à ce niveau car le soin apporté à l'écriture est dépendant de l'envie que Gaëlle décide d'y consacrer. Gaëlle a bien progressé au niveau du bavardage. Je la félicite ! Les nouvelles matières en grandeurs, géométrie et éveil ne posent aucun problème. Un tout grand bravo !". Bon, ça a l'air d'aller : je vais pouvoir arrêter de stresser (d'autant plus que je ne stressais pas).

* * *

Ma fille et moi revenons sans encombre à Bruxelles. De retour à mon appartement, Gaëlle joue tranquillement dans sa chambre. Plus tard, elle voudra regarder de "nouveaux dessins animés". Dans un recoin de mon PC se trouve Akira, le film d'animation japonais de Katsuhiro Otomo, que j'avais une furieuse envie de revoir. Pensée furtive : "Lui montrer Akira ?" Mais non ! Elle en ferait sans doute des cauchemars !

Vers 21 heures, débarquent Emily et Walter pour une soirée "Jeux de société" improvisée. Tout part d'un message de Walter me demandant ce que je fais ce soir. — Rien, car je reste avec ma fille à l'appartement. — Il propose alors une soirée chez moi. Ils arrivent avec trois Chimay blanches (une par personne : tout le monde est très calme), ainsi que les jeux Munchkin et La Havane... 

Nous jouons à La Havane (que je ne connaissais pas) et aux Colons de Catane (que je connais bien), mais pas au Munchkin. Je carbure principalement au café. Résultats de la soirée : Emily gagne la première partie de la Havane, je gagne la seconde, puis je gagne les quatre parties de Colons de Catane. Je reste donc invaincu depuis très longtemps à ce jeu. Ce n'est même pas drôle. 

Je gagne la dernière partie presque par traîtrise, en exploitant une règle que je croyais connue de tous, celle qui consiste à briser l'unicité d'une route adverse grâce à une colonie judicieusement placée à l'une de ses intersections. Emily parle de son frère, qui veut à tout prix gagner quand il joue à un jeu et qui "par conséquent" triche tout le temps. Je trouve ça terriblement débile : quel est l'intérêt d'arriver premier si c'est par des moyens détournés et malhonnêtes ? Tout cela m'échappe complètement.

Je remettrais bien mon titre en jeu dans une cinquième et ultime partie, mais Walter tombe de fatigue. Mes invités s'en vont donc, vers 3h30 du matin.

Les méandres de la politesse

Sur le temps de midi au travail, nous discutons entre autres des biscuits apportés ce lundi par notre présidente bien aimée — hem, il y a peu de chance qu'elle lise ces lignes mais au cas où ce serait le cas, je ne veux pas m'attirer les foudres des hautes sphères décisionnelles. J'ai trouvé ces biscuits totalement répugnants. Je dis donc à table : "Ces biscuits sont totalement répugnants." Sylvette me reprend :

— "Tu trouves qu'ils sont répugnants" et non : "Ils sont répugnants" !
— C'est quasiment la même chose.
— Non ! Dans ton cas, tu affirmes ce qui semble être une vérité absolue alors que dans l'autre, tu donnes un avis subjectif.
— La subjectivité est clairement sous-entendue dans ma phrase. Si je dis : "Ce gâteau est délicieux", je sous-entends évidemment que je le trouve délicieux. Comment pourrait-il en être autrement ? Quand il s'agit de goûts, irrémédiablement, je ne peux parler que pour moi-même, non ? Je ne suis pas dans le cerveau des autres.
— Raison pour laquelle tu dois dire : "Je n'ai pas du tout aimé ces biscuits", par exemple.
— C'est du pareil au même. Tout le monde comprend que c'est un avis personnel, que ça ne peut être qu'un avis personnel, même si je ne le précise pas.
(On tourne un peu en rond.)
— Non. Par politesse, ça ne se fait pas.
— Ha ! Voilà ! En fait, c'est une question de politesse !
— Ben oui.

Si c'est une question de politesse, nous sommes dans un tout autre registre. La politesse ne fait qu'adoucir le langage ; elle permet de décrire la même chose mais en l'enrobant de miel (ou de vaseline ?). Si je peux dire sans aucun problème à quelqu'un : "Tes biscuits sont délicieux !" (dans ce cas, la personne comprendra aisément que je trouve ses biscuits délicieux, sans que je doive ajouter dans ma phrase un quelconque pronom personnel), la politesse veut apparemment que je lui dise lorsque le jugement est négatif : "Je trouve que tes biscuits sont répugnants".

Je dois donc souvent passer pour (au mieux) quelqu'un de franc, (au pire) un gros impoli, tant je n'aime pas, dans le langage courant, recourir à des débuts de phrase utilisant des "Je pense", "Je crois" ou "Je trouve"...

* * *

Le soir, à la Fleur en Papier doré, devant une Kapittel brune et un bon repas (des boulettes sauce tomate accompagnées de frites), je mentionne cette bête histoire de biscuits répugnants à Emily. Elle me répond :

— Le "je trouve que" est clairement sous-entendu.
— Ha !
— Mes parents m'ont reprise pendant des années parce que je disais la même chose. Ils affirment que c'est impoli de dire "Ce n'est pas bon"... Qu'il faut dire : "Je trouve que ce n'est pas bon".

Haaaa, les méandres de la politesse...

* * *

Emily a hâte d'être en vacances. Dans 8 jours, elle partira en week-end à Paris avec son frère et sa sœur, puis passera une semaine en famille du côté de Poitiers, reverra certains vieux amis et, pour finir en beauté, participera à un mariage le week-end d'après. Aucun rapport mais elle a rêvé cette nuit que toutes ses collègues étaient enceintes. À la question : "Et toi-même, dans ton rêve, étais-tu aussi enceinte ?", elle est incapable de répondre car elle ne s'est pas vue dans son propre songe...

Léandra est sortie du cours qu'elle devait donner aujourd'hui soir et me téléphone pour savoir si, à tout hasard, je ne suis pas près de chez elle, comme au Potemkine ou à la Maison du Peuple... Hé non : je suis dans le Centre-ville avec Emily, donc. Petit "ha" dépité. Pas question pour Léandra de reprendre les transports en commun pour nous rejoindre. Nous ne la verrons donc pas aujourd'hui...

Walter, quant à lui, a raté la voiture d'Emily. S'il veut nous rejoindre, il devra lui aussi utiliser les transports en commun. Nous supputons donc qu'il ne viendra pas. Erreur : il arrive vers 21 heures.

Walter a le Congo en tête. La semaine qu'il a passée dans ce pays l'a apparemment fort marqué. Il explique qu'un des gars de son ONG à Kinshasa (un Parisien — le détail est important) lui a affirmé que la Belgique était un "sous-pays". Walter raconte également sa discussion avec un Congolais de 22 ans qui lui a demandé s'il était célibataire. — Oui. — Réponse du gars : "Si ça dure, c'est qu'il y a des vices cachés." Haha !

"Recherches philosophiques" (le train, ça permet de lire)

Ce soir au Potemkine, je prends une Biolégère Dupont. Le serveur me fait un grand sourire en me la servant : "Ha ? Vous en avez marre de la Mc Chouffe ?" Je suis repéré !

* * *
Je voulais commencer par De la certitude. Une certaine "logique" se dégageait de ce choix, puisque le premier texte de Wittgenstein que j'ai lu, il y a environ 3 mois, fut le Tractatus Logico-Philosophicus, l'œuvre de jeunesse du philosophe, son premier livre (décrivant une manière de penser dont il s'est éloigné plus tard, lorsqu'il s'est remis à la philosophie), le seul texte complet publié de son vivant. À l'opposé, De la certitude regroupe les toutes dernières pensées de Wittgenstein — la dernière proposition de ce livre a été rédigée deux jours avant que l'auteur ne soit emporté par le cancer. Lire De la certitude m'aurait donc permis de "boucler la boucle" avant de m'attaquer au reste, d'établir les extrêmes limites de sa réflexion. Mais je me suis rendu compte que c'était là une très mauvaise idée, dans la mesure où ce texte prend pour acquis une série de concepts qui ne me sont en rien familiers Wittgenstein fait notamment référence aux "jeux de langage" (que je ne connais qu'au travers du lointain cours de philosophie contemporaine que j'ai suivi à l'université), expliqués en long et en large dans ses autres textes à l'exception du Tractatus et passe sous silence (ou n'exprime qu'à demi-mot) une partie non négligeable de l'argumentation permettant d'arriver à telle ou telle conclusion. Je reviendrai donc à De la certitude plus tard. Aujourd'hui, dans le tram, dans le train, dans le bus, sur les quais de gare et sur ceux du prémétro, à chaque fois que j'ai un moment, je me lance à l'assaut des Recherches philosophiques, que je trouve passionnantes et — en tout cas jusqu'à maintenant — beaucoup plus faciles d'accès.

Je suis trop peu avancé dans ma lecture pour décrire ici le fond de ces fameuses Recherches (ou Investigations, selon l'ancienne traduction), texte central du "second Wittgenstein". Par contre, je peux au moins coucher quelques remarques d'ordre personnel, expliquant ce que j'aime et qui n'arrête pas de me marquer profondément chez ce philosophe :

1) La façon d'aborder ses sujets. Cet homme est avant tout un cartographe. Comme le remarque à raison Élisabeth Rigal, qui signe l'avant-propos de l'édition que je tiens en main (Gallimard, 2004), "(...) la grammaire du langage est comme la géographie d'un pays pour lequel on disposerait seulement de fragments de cartes isolés (...)". En effet, c'est très marquant : Wittgenstein ne fait que dire constamment la même chose (je force le trait) en changeant de perspectives, tout en utilisant un vocabulaire courant (aucun charabia philosophique abscons ici). Il tente d'établir la géographie de sa philosophie et pour ce faire, il n'attaque jamais le problème frontalement : il fonctionne par couches successives (grandes analyses, inventions de l'esprit, analogies, exemples...). À la première lecture, cette manière de fonctionner peut paraître totalement déroutante. En s'accrochant, je perçois, j'effleure ce vers quoi il veut m'amener, à force de redondances, de changements d'angles et de répétitions.

2) La ponctuation et le style : ce penseur possède une écriture unique, pour autant que je puisse en juger à partir de la traduction française (qui me semble de qualité). Il tire un grand parti de la ponctuation et des signes typographiques. Il remplit ses phrases de tirets cadratins (—), voire de doubles cadratins (——), ainsi que de parenthèses ; il use du guillemet et de l'italique à tout bout de champ, pour des raisons précises, qu'il ne prend pas la peine de définir (à quoi bon ?). Selon leur place dans la phrase, ces signes possèdent une signification propre, dont la compréhension s'avère le plus souvent évidente lors de leur mise en contexte. Wittgenstein a par ailleurs fréquemment recours à la deuxième personne du singulier, afin de créer une forme de dialogue virtuel avec le lecteur... Mais à quel lecteur s'adresse-t-il ?

3) Ce philosophe ne semble jamais satisfait de ce qu'il écrit. C'est bon signe. (Se méfier des gens qui ne doutent pas.) Le seul livre qu'il a publié de son vivant, le Tractatus Logico-Philosophicus, il le reniera en partie plus tard car l'ouvrage était révélateur, de son propre aveu, de son "ancienne manière de penser". Quant aux autres textes, il n'en a jamais terminé aucun. Tous ont été publiés après sa mort sur base de manuscrits ou de tapuscrits. Wittgenstein, dans la préface des Recherches, avouera : "Après de nombreuses tentatives infructueuses pour réunir [en un livre] les résultats auxquels j'étais parvenu, j'ai compris que je n'y arriverais pas, que ce que je pourrais écrire de meilleur ne consisterait jamais qu'en des remarques philosophiques, car mes pensées me paralysaient dès que j'allais contre leur pente naturelle et que je les forçais à aller dans une seule direction (...)". Bigre ! Peu importe : à force de lire des fragments, je finirai par avoir une idée du tout.

4) Malgré l'utilisation de la seconde personne du singulier et la volonté à certains moments de montrer, d'expliciter — de vulgariser presque —, Wittgenstein ne semble guère se soucier de son lectorat. (Et c'est sans doute mieux comme ça !) Sa pensée est en progression constante. J'ai souvent l'impression de le surprendre en pleine réflexion, chose assez unique pour... un livre. Peut-on dire qu'il écrit pour lui et pour lui seul ? En tout cas, il ne ménage pas ses lecteurs et ne les prend certainement pas pour des imbéciles. Il ne se donne pas la peine d'expliquer les principes philosophiques généraux qu'il cite par-ci, par-là, ni encore les pensées des philosophes auxquels il se réfère de temps en temps. Il considère forcément toutes ces choses comme acquises. (Dans De la certitude, Wittgenstein fait souvent référence au travail de G.E. Moore sur le sens commun, sans en expliciter véritablement le contenu). Il refuse par ailleurs de se présenter en chef de file de quoi que ce soit : "Je souhaiterais", conclut-il dans sa préface, "que ce que j'ai écrit ici ne dispense pas les autres de penser, mais au contraire incite, si possible, tel ou tel à développer des pensées personnelles". Nous sommes à des années-lumières de la philosophie bling-bling de BHL et consorts, dont le but n'est pas tant de réfléchir que de bien parler (et de bien vendre, par la même occasion).

Pour toutes ces raisons (et pour plein d'autres), j'adore Wittgenstein et sa pensée pour le moins complexe, difficilement abordable : une philosophie qui demande du temps et du travail.

* * *


La salle de lecture du boulot est fermée pour récolement : les tables sont remplies de bouquins et nous ne pouvons pas y manger. Wynka, Sylvette, Christiane (mes trois collègues présentes) et moi décidons donc d'aller dîner en ville, dans un snack à hamburgers du nom original (hum !) de "L'Homme Burger".

Christiane prend un petit burger avec de la viande et un peu de sauce (elle déteste la salade et les crudités), Wynka prend un gros hamburger au bacon, Sylvette un petit King burger avec des frites. Quant à moi, je prends la totale : l'assiette complète, avec frites, salade et un gros King burger. Et une bière aussi. Le pain est artisanal, la viande est bonne, le tout se laisse manger. 

* * *

Depuis hier, je crois avoir perdu je ne sais trop comment ma carte MoBIB, celle couplée à mon abonnement SNCB. Je l'avais mardi matin mais mardi soir par contre, les portails des stations de métro ne s'ouvraient plus lorsque je tentais de la valider. Ne la trouvant pas à l'intérieur de ma carte Train, j'en ai par conséquent déduit que je l'avais perdue... En attendant le duplicata de ladite carte, j'ai donc utilisé un ticket de métro de dix voyages pour passer les portails de la STIB.

Aujourd'hui soir, une préposée au guichet de la gare de Bruxelles-Midi s'apprête à me créer un duplicata (une quinzaine d'euros pour cette connerie) mais s'arrête en palpant ma carte Train : "Mais elle est là, votre carte MoBIB ! Je la sens : elle est cachée dans votre carte Train !" Sa conclusion : "Parfois, les bornes ne s'activent pas, on ne sait pas vraiment pourquoi !"

* * *


Au Potemkine, je suis rejoint en fin de soirée par Léandra, qui revient de la réunion de son groupe d'impro : "Haha, même ici, faut que tu te la pètes avec un livre de Wittgenstein posé négligemment sur la table ?" Bah ! Elle rigole, elle rigole, Léandra mais depuis ce matin, au moins dix personnes ont été intriguées par la couverture de ce livre et y ont jeté un regard furtif !

Humeur massacrante

Je suis malade. Ceci explique ce qui suit.
Pour commencer, la journée commence mal. 
Bronches qui sifflent, nez complètement bouché et tête dans le cul.
Mais passe encore.

Le train pour mon boulot est en retard.
Trente minutes exactement.
Mais peu importe.

À l'accueil de la gare de Liège-Guillemins, je fais la file pour recevoir mon attestation de retard en bonne et due forme, que je présenterai dans une demi-heure à ma collègue Rolande. À côté de moi, la navetteuse toujours un peu ronchonne (mais néanmoins sympathique) attend elle aussi son attestation. Derrière moi, le navetteur désagréable d'un certain âge, que j'appellerai pour l'occasion "Le couillon antipathique de droite" (LCADD), attend lui aussi, pour la même raison. Bien évidemment, il n'est pas antipathique parce qu'il est de droite : on peut être de droite et très sympathique, de la même manière qu'on peut être de gauche et totalement antipathique. Non : il est juste antipathique et de droite, sans que les deux caractéristiques ne se rejoignent à aucun moment. 

Donc voilà : c'est à mon tour de demander l'attestation à la dame de l'accueil... Je lance donc, tout sourire (ça m'arrive) : "Il me faudrait une attestation de retard pour mon boulot, pour le train qui vient de Bruxelles et qui continue vers Visé. Et tant que vous y êtes, il en faudrait une pour ma voisine [la navetteuse ronchonne, qui sourit] et sans doute aussi pour le monsieur derrière moi [le LCADD qui me regarde sans rien dire avec ses yeux de merlan frit]". C'est à ce moment qu'il passe à l'attaque :

— Oui, et vous ferez bien attention de mettre 35 minutes et non 30 car demander l'attestation est également du temps perdu.
— Le train a 30 minutes de retard, Monsieur, je ne peux pas inventer des retards fantaisistes.
— C'est le retard effectif que mon employeur regarde. Pas le retard du train.
— Oui, hé bien il comprendra aisément que vous avez également dû faire la file pour avoir l'attestation. Là, je marque que le train est arrivé avec 30 minutes de retard.
Vous avez un problème avec le matériel roulant, c'est un fait. Votre matériel est défectueux et vous le savez pertinemment bien !
Je piétine sur place. Je me retourne vers le gars :
 — Ouais, bon, on est d'accord, mais qu'est-ce qu'elle y peut ? Elle n'est en rien responsable si le train est en retard. 
(De nouveau ce regard de merlan frit.)
 — Oh, laissez Monsieur, j'ai l'habitude, me lance la dame de l'accueil, la tête dans ses papiers. Je signe les retards et puis je ne m'en fais plus.

N'empêche, je me dis que c'est là un poste ingrat : se taper toute la journée les remarques des CADD en tout genre, qui doivent cracher leur haine de la SNCB et leur frustration générale sur un(e) employé(e) qui n'y est strictement pour rien.

* * *

Le soir, il n'y a pas de raison que je sois plus en forme, mais je fais un effort pour avoir l'air normal, avec des résultats plus que mitigés. J'ai rendez-vous au Potemkine pour une soirée "Jeux de société". Doivent être là au moins Emily et Mary.
Emily arrive vers 19h30 avec Walter, revenu en triple vitesse du Congo (il y est resté une semaine à tout casser). Dès son arrivée, Walter ouvre son Mac et profite du Wi-Fi pour répondre à des e-mails, envoyer des offres d'emploi ou que sais-je encore... Mary arrivera une demi-heure plus tard environ, accompagnée de Jerry et de Matt, deux de ses colocataires. Emily et moi croiserons également furtivement Gnafron au bar, venu pour voir les courts métrages. Gnafron est un gars un peu plus âgé qui était une année en dessous de moi en histoire à l'ULB. Je lui demande s'il prend un verre. Il me répond, en montrant les toilettes du doigt : "Non, c'est gentil, mais là, ce que je veux surtout, c'est me vider." Commentaire d'Emily : "On est contents de le savoir !" Croisés également en coup de vent : Romain et Ramon, qui étaient à l'étage et qui s'en vont au restaurant.
Il y a plein de jeux de société en libre service étalés sur le piano (le même sur lequel s'acharnait Johan Dupont dimanche dernier). Une gentille jeune dame fait le tour des tables pour conseiller des jeux et expliquer au besoin les règles. Au programme de la soirée pour notre groupe : Wazabi (un jeu sympa qui consiste à se débarrasser de ses dés), Bazar Bizarre (un horrible jeu de rapidité qui me tapera sur les nerfs très rapidement) et Saboteur (un jeu dans lequel certains joueurs doivent creuser des galeries jusqu'à un trésor, alors que d'autres, les saboteurs, doivent les en empêcher).
Je ne sais pas ce qui m'énerve le plus : que tout le monde (à l'exception d'Emily) se casse à tout bout de champ pour fumer une putain de clope à la con ou bien que la dame citée plus haut (pourtant bien aimable) vienne s'immiscer pour nous expliquer les règles de Saboteur. Je sais que c'est moi qui suis mal tourné, que c'est moi qui ai clairement un grain aujourd'hui, mais ça m'énerve, sans raison. Je suis en train de lire les règles tranquillement et elle vient nous expliquer comment jouer. Je ne sais expliquer ce qui se passe dans mon cerveau mais ça me tape sur le système et je suis au bord de la crise de nerf, de la colère à peine retenue. 
J'ai envie de me casser en courant. Pour quelle raison, bon sang ? Impossible de le savoir ! Mary voit que je grince des dents et me lance : "Ça va, Hamil ? Tu n'as pas envie de jouer à ce jeu, c'est ça ?". Je réponds, tout en désignant la préposée aux règles : "Non, ça va. J'ai juste envie de la baffer...". Silence indigné. Pourquoi est-ce que je dis/pense ça ? Je ne suis plus moi-même. Je pourrais presque taper mon poing dans le mur du café pour calmer mes nerfs. C'est pathétique.
Tout le monde s'en va. Mary me propose de me ramener en voiture. Je décline. Emily et Walter s'en vont quelques minutes plus tard. Je m'excuse pour mon comportement et décide de rester à la table. Je vais commander une dernière bière au bar, puis reste seul une heure devant mon PC à écrire une partie de ce texte... Et évidemment, je m'en veux énormément d'avoir eu ce comportement débile et irrationnel.

Horta en peinture

En début d'après-midi, je rentre à Bruxelles, trimballant tant bien que mal ma grosse valise à roulettes remplie de vêtements et de livres. Je suis malade. Je tousse, je renifle, je tousse, je renifle. C'est interminable. C'est très énervant. Je ne prends pas la peine de passer par chez moi : je marche jusqu'au Potemkine et m'installe, avec le petit PC de Léandra, à l'une des seules tables encore disponibles au rez-de-chaussée du café.

Un concert est prévu à 17 heures : Big Noise, que ça s'appelle. C'est du "Power Jazz New Orleans" et c'est belge. Lorsque le groupe prend place au fond du café, l'ambiance est assez calme : un quart des personnes présentes (grosso modo) lisent ou tapotent sur leur ordinateur... Une demi-heure plus tard, l'air est plus survolté. Les chaises de ma table sont occupées par un groupe de jeunes gens sympas. Les "geeks autistes" ont été remplacés par des amateurs de musique qui tapent des mains et/ou qui dansent.

Ils mettent le feu, ces quatre gars, avec leur blues/jazz "old school" : le type au piano, Johan Dupont, joue un peu à la manière d'un pianiste de western... Ne manque plus que le chapeau et le cigare au bec, comme dans Lucky Luke. Bref, ça fait très "ragtime". Le chanteur/trompettiste, Raphaël D’Agostino, met l'ambiance. Ils sont accompagnés par un contrebassiste (Max Malkomes) et par un batteur (Laurent Vigneron) qui groove...


Sur certains morceaux, une partie du public se met à danser. Mention spéciale à cette jeune femme qui aurait pu se fondre dans un salon des années 20 tant elle a ça dans le sang. Elle danse à plusieurs reprises avec un monsieur plus vieux, un peu moins à l'aise qu'elle mais qui s'amuse apparemment comme un fou.
Léandra arrive vers la fin du concert, suivie de peu par Andrew. Le moins qu'on puisse dire, c'est que nous traînons tous les trois une petite mine fatiguée, pour diverses raisons. Vers 20 heures, un serveur vient nous expliquer que c'est l'heure du dernier verre. Normal, car le dimanche ce bar ferme à... 20h30... Bizarre, bizarre...

Nous terminons la soirée à la Brasserie du Parvis. C'est désert, c'est un peu triste, mais ils font de la bonne bouffe pas chère. Le serveur a l'air dépassé par les événements : "Ha ? Vous voulez manger ?" La chose l'étonne, du coup je me méfie un peu... Je mange néanmoins de bonnes tagliatelles au thon piquant, Andrew prend un spaghetti à la bolognaise et Léandra un jambon-fromage (si mes souvenirs sont bons). À l'entrée du café, un gars tente sa chance à un jeu d'argent.

Et puis voilà ! C'est la fin de la soirée... Léandra rentre chez elle à pied, Andrew s'en va récupérer son tram à Louise et moi, je reprends mon tram habituel. Sur le court trajet qui me ramène à mon appartement, je passe par la station Horta. Le tram ne s'arrête pas, comme à son habitude, mais roule au ralenti sans marquer une seule pause, "sur ordre de police". J'ai l'occasion d'observer médusé la station, légèrement dans la pénombre, entièrement recouverte de gros éclats de peinture jaune, verte, bleue, rouge... La première chose qui me vient à l'esprit est : "Woaw !", puis : "Qu'est-ce que ce que c'est que ce bazar ?". Après prise de renseignements : apparemment, des personnes cagoulées sont entrées dans la station, ont bloqué les portails avec des bouts de bois et ont lancé de la couleur (!) partout sur les murs et le plafond... Qui ? Pourquoi ? Aucune information n'est disponible, pour l'instant.

Ernest le castor

Lire les premières pages de De la certitude de Wittgenstein avec Gaëlle qui regarde Bob l'éponge à la télévision dans le salon de mes parents et Mary qui m'envoie des messages pour connaître la taille de mes pulls n'est pas une affaire à prendre à la légère. C'est même quelque chose de quasiment impossible à réaliser. Si je pouvais décrire les pensées/phrases qui parcourent mon esprit à ce moment de la journée, ça donnerait approximativement :
« Qu'une proposition puisse être fausse après coup, cela dépend de Carlo ! Hé ! Carlo ! Mais reviens, qu'est-ce que tu fais ? Cela dépend de ce que j'accepte comme pouvant déterminer le sens de cette proposition. Hamil ! Tu mets quelle taille de pull ? Papa, tu as vu ce qu'il a fait, Bob ? Peut-on (comme Moore) énumérer ce que l'on sait ? Non, ce n'est pas possible ! Tu ne peux pas me faire un coup pareil, Carlo ! Comme ça, sans précision, je ne pense pas. Tu préfères un pull pour l'hiver ou pour l'été/le printemps ? Car si oui, l'expression "Je sais" est mal utilisée. Bob, s'il te plaît, Bob, lâche-moi, lâche-moi, lâche-moi ! À travers cette mauvaise utilisation, un état mental étrange et extrêmement important semble se révéler. Le printemps, c'est mieux, on sort et on drague plus ! Hihihi, pourquoi Bob, il s'accroche à Carlo comme ça ? Ma vie montre qu'il y a là une chaise, ou une porte, et ainsi de suite. Au travail, moussaillons, les pâtés de crabe n'attendent pas ! »
J'abandonne... Je pose le livre sur la table du salon et je regarde ce pauvre mais néanmoins horripilant Bob l'éponge qui tente coûte que coûte de se réconcilier avec son "ami" Carlo.

L'après-midi, ma fille regarde Fantasia, le vieux (1940) long-métrage d'animation de Walt Disney. Quand j'étais petit, je vouais une admiration sans borne à ce dessin animé. Il faisait partie de ma "tétralogie Disney", avec Taram et le Chaudron magique, Merlin l'enchanteur et Alice au pays des merveilles. Hélas ! C'est un peu comme pour le film L'Histoire sans fin, que j'ai visionné avec Gaëlle il y a deux semaines : je vois désormais tout cela avec des yeux d'adulte et je trouve les animations vieillies et le style un peu pompeux. C'est très bien animé mais le poids des ans s'est déposé sur ce chef-d'œuvre. Je me souviens que petit, j'adorais la Danse de la fée Dragée (tirée de Casse-Noisette de Tchaïkovski) et la scène finale du Mont Chauve (Une nuit sur le mont Chauve de Moussorgski). Aujourd'hui, j'apprécie toujours beaucoup la scène de la fée Dragée et j'admire le final expressionniste, mais le reste m'a prodigieusement ennuyé, pour tout dire...


Plus tard, Gaëlle, ma maman et moi jouons à "Labyrinthe", un vieux (1986) jeu de société Ravensburger dont l'objectif est d'atteindre une liste d'objets sur un plateau constitué de cases mouvantes. Lorsque je me mets à table, Gaëlle commence à pleurnicher : "Noooon, je ne veux pas que Papa joue avec nous ! Il va encore gagner !". Ben ça fait plaisir, tiens... Alors que je suis effectivement en train de gagner, forcément – contre ma mère et un petit enfant, la tâche n'est pas compliquée –, Gaëlle lance : "On va faire comme si Papa n'existait pas. Il peut jouer, mais on ne le regarde pas. Et s'il gagne, ça ne compte pas !" Ben voyons...

Pour endormir Gaëlle, le soir, je lui raconte une histoire de vache qui en a marre de brouter de l'herbe dans sa plate prairie et qui rêve de partir s'installer dans les montagnes qu'elle observe, au loin, à l'horizon. Sur le chemin, elle croise des amis, qui en croisent d'autres, qui en croisent d'autres à nouveau, etc., à tel point que lorsque la vache arrive dans un beau vallon, elle est accompagnée de 18.000 autres animaux (dont Ernest le castor, son meilleur ami). Elle a envie d'être seule, alors elle décide à contre-cœur de retourner dans sa prairie d'origine. Cependant, au milieu de la montagne, elle rencontre un yéti qui broie du noir dans sa caverne isolée. Le yéti est du genre "gentleman britannique" : il l'accueille avec de grands cris sauvages ("Yahaaaaargh !") mais dès que la vache se présente, il lui propose du thé, avec un soupçon de lait, en prenant l'accent d'un dandy. La vache tombe amoureuse de lui et décide de s'installer dans sa caverne... Et ils se marièrent et eurent beaucoup de yétis-veaux (oui, oui...). Comment ça, elle ne tient pas la route, mon histoire ?

Quel est le rapport avec Orson Welles, qui était censé hanter mes journées depuis la fin décembre ? Aucun. Je n'ai aucune suite dans les idées : je veux commencer trop de choses en même temps : regarder Citizen Kane, Le Procès et La Dame de Shanghai sans l'aide de feu Megaupload, lire tout Wittgenstein, me plonger dans l'humanisme pessimiste de von Wright, découvrir l'histoire des codes secrets et lire des ouvrages sur la civilisation minoenne (c'est nouveau ça, Hamilton ? Oui, c'est nouveau !), sans compter les autres livres que l'on m'a offerts à mon anniversaire... Du coup, je me noie dans mes "projets" et n'achève jamais rien. C'est très énervant qu'il n'y ait que si peu d'heures dans une journée, et si peu de journées dans une vie... Et qu'en plus il faille dormir !

Certitudes & incertitudes

« 207. "Étrange coïncidence que toute personne dont on a ouvert le crâne avait un cerveau !" » (Ludwig Wittgenstein, De la certitude, 1969 [posthume])

Train Liège-Namur, début d'après-midi. Dans le même wagon que moi, deux jeunes femmes discutent. Elles sont à la lisière de l'âge adulte, peut-être en première année d'école supérieure... L'une d'elle est un curieux mélange entre Fany et Mary. Elle possède le côté très dynamique de la première et la façon de parler ainsi que l'accent de la seconde. Elle avoue à sa copine qu'elle croit avoir des troubles obsessionnels compulsifs :


— J'te jure, je crois que j'ai des TOC !
— Haha !
— Naaaan, mais rigole pas, c'est pas drôle, grave quoi !
— Hum.
— Dernièrement, là, j'étais chez Dimitri, t'vois, et chez Dimitri, c'est trop space : les murs de sa cuisine sont entièrement noirs. Par contre, sa salle à manger est toute blanche. Et ses chaises sont soit noires, soit blanches !
— Et ?
— Et ben, ça me perturbe à fond.
— Pourquoi ?
— Ça me rend anxieuse de voir qu'il y a deux couleurs... En plus, parfois, les chaises sont mises n'importe comment et ne sont pas ordonnées par couleur ou par paire de couleurs.
— C'est pas si grave, pourtant.
— Si ! Franchement, j'ai du mal à rester dans la pièce. J'ai envie de tout repeindre. Et c'est comme ça dans plein de situations, avec les vêtements aussi par exemple. J'ai beaucoup de mal avec les vêtements dépareillés. 

La pauvre, comme je la plains... 

* * *

Walter, au Congo depuis à peine une semaine, m'envoie un message pour me signaler que sa mission est annulée pour raison de sécurité et qu'il rentrera en Belgique dès dimanche. Nous avions prévu, Emily, Léandra et moi, l'éventualité d'un retour hâtif, mais jamais nous aurions pu imaginer que ce fût aussi tôt.

* * *

Je reviens chez mes parents avec ma fille. Dans le salon, m'attend un colis estampillé "Amazon", celui que j'ai commandé il y a deux semaines. Il contient trois livres de Ludwig Wittgenstein (Recherches philosophiques, Le Cahier bleu et le Cahier brun, De la certitude) et Le mythe du progrès de Georg Henrik von Wright. 
J'ai envie depuis quelques mois de me replonger dans la philosophie. Lire Wittgenstein post-Tractatus (celui que l'on nomme parfois le "second Wittgenstein") m'a paru une bonne idée pour commencer, je ne sais pourquoi. Ou plutôt si : je sais exactement pourquoi ! Je suis beaucoup trop solipsiste pour le moment ; trop versé dans l'idéalisme, au sens philosophique du terme ; j'ai trop tendance à considérer ce que je vois et ressens comme étant le fruit d'une construction de mon cerveau.

Comme l'a notamment expliqué Bertrand Russell dans Human Knowledge: Its Scope and Limits (1948), ce type de conception est "psychologiquement impossible à croire et est rejetée dans les faits par ceux-là même qui disent l'accepter". Un exemple paradoxal : si j'explique à Léandra que je conçois mes pensées comme étant le seul univers existant (sous-entendant que le reste de l'humanité, y compris Léandra donc, n'existe pas en tant qu'ensemble de personnalités individuelles douées de raison), je suis dans une contradiction avec moi-même : si je pense cela, pourquoi dès lors est-ce que je lui parle, pourquoi est-ce que je réagis avec les humains comme s'ils existaient ? Autrement dit : lorsque je pense en termes de solipsisme, je pense une règle du jeu que je suis incapable d'appliquer réellement. Heureusement, sans doute.
Mais pour tout dire, je ne suis pas certain que Wittgenstein m'aidera en quoi que ce soit pour surmonter mon "blocage philosophique" actuel. Rien qu'en feuilletant De la certitude, je me dis que l'ami Ludwig et ses aphorismes vont peut-être même réussir l'exploit de me rendre encore plus incertain qu'avant. Exemples :
« 24. La question que pose l'idéaliste est à peu près celle-ci : "De quel droit est-ce que je ne doute pas de l'existence de mes mains ?" (Et à cela la réponse ne peut pas être : je sais qu'elles existent.) Mais celui qui pose une telle question néglige le fait qu'un doute portant sur l'existence ne peut fonctionner que dans un jeu de langage. Qu'il nous faudrait donc d'abord demander : de quoi aurait l'air un tel doute ? Car nous ne le comprenons pas d'emblée. » 
« 159. Enfants, nous apprenons des faits, p. ex. que tout être humain a un cerveau, et nous les acceptons les yeux fermés. Je crois qu'il existe une île, l'Australie, qui a telle forme, etc. Je crois que j'ai eu des arrière-grands-parents, que les personnes qui disaient être mes parents étaient réellement mes parents, etc. Cette croyance peut ne jamais avoir été exprimée ; et même la pensée qu'il en est ainsi, jamais pensée.  » 
Je vais être obligé d'être très attentif pour suivre la pensée de cet homme hors du commun, à l'écriture incisive et à la ponctuation très particulière. Je vais devoir me jeter à corps perdu dans cette philosophie si je veux en retirer quelque chose, ou à tout le moins la comprendre. Rien que cette idée me met du baume au cœur.

À propos de consolation : j'ai une explication à ma déprime ambiante de la semaine. Aujourd'hui, je suis malade (oui, encore !) : toux, courbatures, nez bouché et tête qui tourne. Si j'étais mal en point depuis lundi dernier, c'est parce que je préparais un petit état grippal, voilà tout. Ou pas.
* * *


Pour endormir Gaëlle cette nuit, je lui raconte deux histoires : la première est celle de bruits étranges dans un grenier au-dessus de la chambre d'une petite fille, bruits qui s'avèrent être le déplacement et le hululement d'un hibou (un classique) ; la seconde est, de nouveau, celle de bruits étranges dans un grenier mais qui ne sont plus causés pas un hibou. Ce dernier est d'ailleurs devenu l'ami de la petite fille et l'aide à retrouver la cause des nouveaux bruits. La réponse ne se fait pas attendre : il s'agit d'un gentil monstre en forme de petite boule de poils noirs qui se déplace très rapidement dans le grenier et dans la chambre. Gaëlle n'est pas rassurée :

— Ça n'existe pas vraiment, hein, ça, papa ?
— Ha mais je n'en sais rien...
— Allez, s'il te plaît. Dis-le moi : c'est inventé, hein ?
— Mmmmh ?
(Début de pleurs...)
— Raaah, oui, oui, c'est inventé !

La parabole du quai de gare

Et si on était un mot ?

Léandra me rejoint au Potemkine vers 20 heures. Elle me parle en début de soirée d'une discussion qu'elle a eue hier avec ses amis de l'impro. Le thème : "Et si on était un mot ?"

— Si j'étais un mot, me dit Léandra, ce serait l'adverbe "particulièrement". C'est ce qu'on appelle, dans le jargon, le complément d'une relation. "Particulièrement", c'est comme "très" mais en mieux. Il n'apporte pas un sens positif ni négatif ; il ne fait que renforcer la relation, comme dans la phrase : "Il est particulièrement beau"...

Nous en venons à la conclusion que si j'étais un mot, ce serait "Phylloxéra" ou bien "Allo" prononcé avec l'accent de l'Entre-Sambre-et-Meuse (à savoir : "Allôôô ?"). Emily serait "Ballot", car elle dit souvent "C'est ballot". Walter serait "Certes" car il dit souvent "Certes". Quant à Andrew, il serait "Constructivisme" ou rien !

Et si on était une ponctuation ?

Je lance dès le début de la discussion une question annexe : "Peut-on choisir d'être une ponctuation plutôt qu'un mot ?"

Réponse : mais oui, bien sûr ! Dans ce cas, Léandra serait une parenthèse, je serais un astérisque (qui n'est pas une ponctuation mais un symbole typographique), Emily évidemment un point et Andrew peut-être des guillemets (ou bien alors de l'italique, si on jouait plutôt sur la graphie). Et Walter ? Un point d'interrogation ? Bof... Jonas, quant à lui, pourrait être un chevron, ce signe qu'on utilise en HTML et en XML pour ouvrir et fermer des balises. 
Incises et parenthèses
Comme j'adore les interruptions superfétatoires, je pourrais également, à l'instar de Léandra, être une parenthèse ou bien alors un tiret cadratin voire demi-cadratin. 

Digression : j'explique à Léandra que j'ai lu quelque part qu'il valait mieux ne pas user trop souvent des parenthèses et des incises dans un texte car celles-ci ont la fâcheuse tendance, durant la lecture, de couper l'expression d'une idée ou d'une proposition.


Ceci étant dit c'est plus fort que nous, Léandra et moi n'arrêtons pas d'utiliser ces coupures à tort et à travers : "Serais-tu capable d'écrire un article entier sans utiliser une seule parenthèse ?" me demande mon amie. (Pour celui d'aujourd'hui, la chose semble déjà totalement compromise, en tout cas.)

Je pense très sérieusement que l'utilisation des parenthèses et des incises dénote une certaine façon de penser : tous ces thèmes qui s'entrechoquent, ces idées qui reviennent à la surface lorsque j'effleure un sujet, comment les mettre en avant sans utiliser ces jolies parenthèses ?

La parabole du quai de gare
Alors que nous mangeons à la Brasserie du Parvis en fin de soirée, je parle à Léandra de mes relations avec l'autre sexe :

— Depuis que je suis célibataire, j'ai souvent eu à côté de moi une femme que je vois très souvent, beaucoup plus que toutes les autres. Il ne se passe jamais rien, mais je la vois de nombreuses fois par semaine. Toi, évidemment, tu es en dehors de cette catégorie car tu es une amie, en dehors de tout ça...
(Léandra ne dit rien mais me comprend parfaitement. Je continue.)
— Après un temps plus ou moins long, cette femme finit toujours par s'en aller. Elle s'éloigne irrémédiablement, quitte Bruxelles, trouve quelqu'un ou que sais-je encore... Bref : elle fait sa vie, quoi...
— Normal...
— Oui, c'est normal. Et moi, donc, je reste là et je recommence constamment un nouveau cycle. Depuis quatre ans, je trouve que ma vie ressemble à un quai de gare. Je suis sur ce quai et je vois le train démarrer sans moi. (Un rêve que je fais de temps en temps, soit dit en passant...)
— Et tu n'entres jamais dans le train ! Haha !
— Non, même pas la moindre petite pénétration, pffff... En fait, je n'essaie jamais d'ouvrir la porte, pour tout dire.
— Hahaha !
— Et donc, avec tout ça, je reste sur le quai de la gare.
— Va sur un quai de métro, ça ira plus vite !
(Petit fou rire. À défaut de carnet, j'écris la phrase sur mon téléphone. Il faudra que je la ressorte sur mon blog en entier, cette discussion.)

Turing

Turing : à ne pas confondre avec tuning. Mathématicien britannique, Alan de son prénom. Un des fondateurs de l'informatique et as du décryptage durant la Seconde Guerre mondiale. Persécuté pour son homosexualité (société puritaine à la noix oblige), il se suicida en 1954, peut-être par ingestion d'une pomme enduite de cyanure (une référence à Blanche Neige de Walt Disney ?).

Je continue la lecture de la passionnante aventure des codes et des chiffres (Simon Singh, The Code Book), qui constitue un cheminement dialectique par excellence car à tout moment dans la longue histoire de la cryptologie (l'art de crypter et de de décrypter les messages), sont à l'œuvre deux forces antagonistes : d'un côté, celle des cryptographes (experts en cryptage) ; de l'autre, celle des cryptanalystes (experts en décryptage). Ces métiers ne sont somme toute que les deux faces de la même médaille.

Le long texte qui suit est une manière pour moi de digérer ce que j'apprends. Je conçois que tout cela puisse sembler rébarbatif. Le lecteur uniquement intéressé par ma vie privée déprimante peut dès lors sauter ces quelques notes de lecture personnelles pour ne lire que les six derniers paragraphes. Quant au lecteur qui s'en contrebalance complètement, je me demande ce qu'il fout encore ici mais... pourquoi pas tout compte fait ? Je ne suis pas contre le joyeux foutage de gueule.

* * * 


Dans la mesure où la cryptologie offre de nombreuses applications dans les domaines militaire, industriel et commercial, une progression en cryptographie (comme la création d'un message plus difficile à décrypter) entraîne forcément une évolution en miroir de la cryptanalyse (la nécessité de trouver de nouveaux stratagèmes pour briser le nouveau cryptage)... et inversement. La maîtrise des codes et des chiffres ressemble à une guerre permanente : chaque offensive entraîne la mise en place d'une stratégie défensive appropriée et vice versa.

Des deux faces de médaille évoquées plus haut, c'est le métier de cryptanalyste qui m'impressionne le plus. Déchiffrer un message dont on ne connaît rien ou presque est une forme d'art qui confine à la magie. Les plus grands dans le domaine sont tout simplement des génies, des cerveaux hors norme capables d'assimiler rapidement une série de données et de jouer constamment sur les formes et les structures internes d'un message a priori indéchiffrable. Tout cela demande à la fois un appareillage logique, une bonne connaissance des langues mais aussi aussi une étincelle de pure intuition. L'exemple le plus incroyable que j'ai lu dans ce livre pour l'instant est sans aucun doute celui de Michael Ventris, un jeune architecte qui a réussi à déchiffrer presque entièrement le linéaire B, antique langage syllabique découvert en Crète, tout cela à partir de... rien ! (Cet exemple-là, je le réserve pour plus tard.)

Dans les chapitres 3 et 4, Simon Singh s'intéresse à la mécanisation du cryptage et au cas "Enigma", une machine électromécanique, c'est-à-dire dont les composantes sont en partie électriques (pile, lampes...) et en partie mécaniques (clavier, rotors...). Inventée par l'ingénieur allemand Arthur Scherbius dans les années 1920, Enigma fut utilisée, sous une version modifiée et plus complexe, par l'armée allemande durant la Seconde Guerre mondiale pour l'envoi de messages chiffrés.

Je connaissais la machine mais pas son fonctionnement. C'est très intéressant. Pour résumer, en pressant une lettre du clavier (de type "QWERTZ"), un signal électrique était envoyé à travers trois rotors qui, assemblés, permettaient le passage d'un courant à travers un réseau complexe de 26 fils électriques (correspondant aux 26 lettres de l'alphabet) installés dans chaque rotor selon un emmêlement spécifique et ayant par ce simple fait la particularité de substituer une lettre par une autre. En associant plusieurs rotors (trois dans la version "standard"), les cryptographes obtenaient une gamme assez conséquente de cryptages possibles. En outre, à chaque lettre encodée, le premier rotor tournait d'un cran ; à chaque tour complet, le premier rotor entraînait le second rotor d'un cran, qui opérait de la même manière sur le troisième... Un peu à l'image d'un compteur kilométrique mécanique de voiture...

Couplé à un système de permutation des lettres, ce système faisait d'Enigma une machine de chiffrement terriblement efficace. En outre, grâce à un réflecteur situé en fin de parcours, chaque lettre tapée engendrait une autre lettre qui s'affichait à l'aide d'une lampe en haut du clavier. L'envoyeur et le récepteur d'un message avaient tous deux la même machine Enigma, dont ils devaient configurer les rotors et les permutations exactement de la même façon (grâce à un volumineux livre de clés journalières). À configuration identique, pour déchiffrer un message, le récepteur devait simplement taper le mot chiffré sur le clavier et la réponse s'affichait en clair, lettre après lettre, lampe après lampe. Une explication plus complète (et donc forcément moins caricaturale) de ce système se trouve sur Wikipédia.

De nos jours, il existe des simulateurs d'Enigma sur le Web, comme celui-ci. Avec les réglages initiaux (1er rotor sur "A", 2e sur "M", 3e sur "I", ainsi que quelques permutations de lettres), "HAMILTON" devient "ANHROZFU". Et, grâce au fameux "réflecteur", si je tape "ANHROZFU", je retombe sur "HAMILTON". Par contre, si je décale le second rotor (simple exemple) ne fût-ce que d'une lettre ("N" au lieu de "M") par rapport au réglage initial, le cryptage change totalement et "HAMILTON" devient "GSBNHXIA". C'est magique !

Mais la magie ne s'arrête pas là... Plus fantastique encore est la façon dont les cryptanalystes alliés ont réussi à déchiffrer ces séquences de lettres censées être imperméables sans disposer de la configuration initiale des rotors. Le premier à avoir percé le mystère d'Enigma (première version) est Marian Rejewski, un jeune mathématicien polonais travaillant pour le Biuro Szyfrów (Bureau du chiffre). Au début des années 1930, avec l'aide des services secrets français qui lui ont fourni quelques livres de codes allemands décrivant les configurations journalières d'Enigma, ce gars est arrivé, à force de persévérance, d'intuition et d'esprit logique, non seulement à déduire la configuration des rotors d'Enigma, mais aussi à déchiffrer les messages eux-mêmes sans connaître la configuration quotidienne spécifique de la machine. Pour ce faire, Rejewski s'est focalisé sur une faiblesse du système de cryptage allemand : il a analysé systématiquement les six premières lettres de chaque message intercepté. Ces six lettres étaient à chaque fois constituées d'une chaîne de trois lettres (également chiffrée), répétée deux fois pour éviter les erreurs de lecture. En effet, afin d'augmenter la sécurité, la configuration des rotors changeait sans cesse et chaque opérateur débutait son message par ces 2 x 3 lettres. Ce qui était censé constituer une sécurité supplémentaire s'est avéré être une faille. Les Polonais sont également à l'origine de la première "bomba kryptologiczna" (bombe cryptographique), un ordinateur ancestral qui reproduisait mécaniquement chaque position des rotors d'Enigma.

Durant la guerre, le concept polonais de "bombe cryptographique" fut repris par l'équipe de cryptanalystes confortablement installée dans le manoir de Bletchley Park en Angleterre. L'équipe rassemblait entre autres des mathématiciens et des linguistes mais aussi... des joueurs d'échecs et des cruciverbistes ! Tous avaient leur utilité propre dans l'effort de déchiffrement (encore et toujours cette putain d'intuition !). La situation me rappelle curieusement (ou pas) un roman de Philip K. Dick intitulé Le Temps désarticulé (Time Out of Joint, 1959), dans lequel [attention spoiler !] le "héros", Raggle Gumm, se rend compte que toute sa réalité (une petite ville des années 1950) n'est en fait qu'un simulacre destiné à le maintenir dans une situation parallèle particulière (une sorte de Truman Show avant l'heure), situation qui lui permet de sauver quotidiennement la Terre des bombes nucléaires. En effet, le petit jeu en apparence inoffensif auquel il s'adonne dans le magazine local n'est autre qu'une façon pour lui de prédire, de manière très complexe, les lieux de retombée de missiles... Un jeu auquel il excelle : Gumm est un cryptanalyste qui s'ignore !

Bletchley Park était fréquenté par un authentique génie (ça pullule dans le milieu de la cryptologie) du nom d'Alan Turing. Excentrique, sportif et d'une intelligence exceptionnelle, Turing a amélioré avec le mathématicien Gordon Welchman le schéma de la bombe cryptographique. Il est également l'initiateur d'un nouveau système de décryptage d'Enigma, basé sur des "mots probables" (appelés cribs) souvent contenus dans les messages allemands cryptés, mots dont la recherche est rendue possible grâce à l'analyse mécanique de chaque combinaison possible.

Turing est un des pères de l'informatique, avec quelques autres dont il sera peut-être question une autre fois dans ce blog. La fin de sa vie est d'une tristesse absolue : il fut reconnu coupable d'indécence (selon le Criminal Law Amendment Act 1885, un ridicule reliquat de l'ère victorienne) pour son homosexualité. Pour éviter la prison, il accepta un traitement hormonal destiné à "diminuer sa libido". Il se suicida au cyanure le 8 juin 1954.

La boucle est bouclée.

* * *


Je crois que je n'ai jamais été aussi fatigué et déprimé depuis des années.  Cela fait trois jours que je ne dors que quelques heures par nuit... Comme d'habitude, ce n'est pas de l'insomnie au sens "classique" (je pourrais m'affaler dans mon lit et m'endormir en quelques minutes à peine). Non, non, c'est beaucoup plus con : je n'ai simplement pas envie de mettre mon cerveau en mode "off", parce que la nuit est sans doute le moment de la journée durant lequel je suis le plus en paix avec moi-même et peux faire ce que je veux sans être dérangé : lire, écrire, regarder un film/une série/un documentaire, réfléchir sur plein de choses... J'ai vraiment l'impression que je suis plus vif et perspicace la nuit, malgré (ou à cause de ?) l'alcool qui coule souvent en abondance dans mes veines... 


Et évidemment, je ne pense jamais au lendemain, au fait que je serai tout logiquement très fatigué au réveil. Cette absence de considération pour l'avenir, pour le futur, cette nonchalance par rapport aux projets, quels qu'ils soient, est un trait de ma personnalité dont l'origine s'est perdue dans les brumes de ma mémoire. À dix ans, je pouvais me le permettre. À vingt ans, j'avais la journée pour me reposer. À trente ans, c'est plus difficile de trouver un moment pour dormir.

Ce soir donc, lorsque je rejoins Emily pour un verre au Potemkine, c'est un zombie à l'air triste qu'elle voit arriver à sa table. Je ne sais pas aligner une phrase sans bégayer (comme d'habitude donc, mais en pire) et j'ai les yeux à moitié fermés.  

J'écoute Emily parler de son boulot, de son collègue informaticien très compétent mais ne supportant pas le travail sous pression (comme je le comprends), de son chef aux techniques managériales plus que douteuses ("En Inde, ils travaillent plus vite, bande de larves !"). De mon côté, je ne parle pas beaucoup, si ce n'est d'Alan Turing et de Michael Ventris, mes héros du jour... 

Assez curieusement, Emily me dira à la fin de la soirée qu'elle n'est "pas très en forme" et n'a donc "pas beaucoup parlé". Est-ce du mimétisme ? Elle était pourtant dans son état naturel, pour autant que je sache (je la trouve même assez sthénique, pour tout dire). C'était moi – et seulement moi – qui étais crevé et donc laconique... 

Ce soir, je m'endors vers minuit (un exploit !), devant Into the Wild Green Yonder, le quatrième film de Futurama.

Sans objet

Paradoxalement, l'histoire – ou plus exactement la mémoire – veut que je ne me rappelle plus du jour précis – une soirée universitaire sans aucun doute mais quand et où était-ce ? – durant lequel nous nous sommes vus pour la première fois. C'était il y a plus ou moins 13 ans.

C'est sans doute ce jour-là (ou pas loin) que j'ai également rencontré Zapata... L'épisode n'a pas dû être marquant, ni pour toi, ni pour moi. Normal : nous étions entourés d'une bande d'amis et sans doute un peu saouls. Et... nous ne pouvions nous douter, à cette époque bénie et sans prise de tête, que nous serions toujours les meilleurs amis du monde plus ou moins 13 ans plus tard.

Hamilton II n'est plus du tout là, même quand il devrait absolument l'être (pas grave, nous avons l'habitude). Fred Jr est toujours un grand et véritable ami (mais il est loin de Bruxelles).

Quant à toi, l'amie, il ne se passe pas une seule semaine sans que nous nous voyions, que ce soit devant un paquet de frites improvisé chez toi, un verre matinal ou nocturne à la Maison du Peuple, une soirée épique, un karaoké, un cinéma (plus rarement) ou que sais-je encore ? T'ai-je déjà dit que tu étais un repère à mes yeux, la seule et unique personne à qui je pouvais parler de tout ce dont j'avais besoin de parler ?

En l'honneur de tes 33 ans (« l'âge du Christ », « dites 33 », « pouet-pouet », « 33 tours » et toutes ces considérations honnies), j'ai passé les quinze premiers jours de janvier à capturer 33 chats... Trente-trois félins ridiculement apathiques que je sacrifierai aujourd'hui à minuit à l'aide du couteau sacrificiel consacré. Puissent leurs nombreux miaulements stridents et désespérés te porter chance !

En deux mots : bon anniversaire !

* * *

Ce soir à 20 heures, un bowling est prévu pour fêter l'anniversaire de Léandra, en compagnie d'Emily, Andrew, Flippo et Jonas. Je suis à l'avance et décide d'attendre à la Fleur en Papier doré, à une centaine de mètres du bowling.

Pour patienter, seul à ma table, je continue la lecture de l'Histoire des codes secrets (The Code Book) de Simon Singh. C'est toujours aussi passionnant : je dévore les deux chapitres consacrés à la mécanisation du codage et à « Enigma », véritable machine de guerre utilisée pour le chiffrage des messages militaires de l'Allemagne nazie durant la Seconde Guerre mondiale. C'est tellement intéressant que j'y consacrerai un petit article demain.

Ils ont de la Malheur 10 (au fût), à défaut d'Orval. Brassée par la Brasserie de Landtsheer (ça ne s'invente pas !) à Buggenhout, cette bière est un véritable petit trésor : une blonde houblonnée et fruitée, dont la douceur apparente cache son taux élevé d'alcool (10%). Lorsque j'en recommande une deuxième, je lance au serveur :

« Elle est délicieuse, cette bière !
– Oui, mais attention, hé, me répond-il avec son accent flamand, elle est aussi très forte !
– Ah ? Je ne trouve pas, comme ça...
– Bois celle-là et puis tu verras, hé ! »

En effet, quand j'arrive au bowling une demi-heure plus tard, je me sens un peu nébuleux, chose qui m'arrive rarement en ne buvant que deux bières. Le résultat ne se fait pas attendre : je suis désinhibé, je ne réfléchis pas quand je lance ma boule (de bowling) et je pulvérise les scores : strike, 9, strike, spare, 8, strike, strike, 9, etc. Au final, j'atteindrai 153 points, ce qui bien mais pas top. La seconde partie par contre sera beaucoup plus catastrophique, dans la mesure où j'atteindrai difficilement les 80 points.

Léandra, de son côté, est plus déprimée que jamais. Ça se ressent dans son jeu ainsi que dans son attitude un peu lasse. La raison principale : Jonas n'a strictement rien fait pour son anniversaire : ni cadeau, ni coup de fil, ni message, ni truc spécial... Le pauvre essaie de réparer la situation mais c'est trop tard évidemment et Léandra traîne une mine jusque par terre. Toute cette histoire de manque d'attention la ronge énormément.

Après le bowling, Flippo et Andrew (malade et fatigué) reprennent le bus. L'équipée restante se rend chez Jonas pour un souper improvisé (des pâtes avec un – 1 ! – morceau de jambon et du fromage). C'est la première fois que je vois son appartement. Le cadre extérieur est pourri mais l'intérieur est très propre et bien aménagé.

La discussion tourne entre autres autour de style musical. Jonas aime le jazz, le blues, le rock et... Queen. Il parle de ce dernier comme d'une quête de l'absolu en matière de show musical. Chacun son truc... Emily n'a d'yeux que pour Opeth, Perfect Circle et Devin Townsend : des « métalleux », quoi... Quant à Léandra, elle ne dit pas grand chose mais si elle parlait, elle mentionnerait sans doute Keren Ann, Bénabar Benjamin Biolay ou Françoise Hardy. Ces différences musicales entre amis sont tellement marrantes que je garde le « gros de l'affaire » pour un prochain article.

Emily doit travailler demain (moi aussi d'ailleurs) et il est déjà minuit. Nous laissons donc Léandra et Jonas et repartons en voiture vers nos appartements respectifs (comprendre : Emily me reconduit jusque chez moi).