17.1. Il est impératif — si ce n'est pour la marche du Monde, du moins pour la mienne — que le présent journal soit entièrement à jour lors de mon départ pour la Belle Province. Alors je trace, oubliant pendant quelque temps que je n'ai pas le temps.
17.2. Ce journal est une longue succession de bouteilles jetées à la mer : je ne sais pas pourquoi je l'écris, je ne sais pas pour qui je l'écris et je ne sais même pas si, un jour prochain, un de ces messages sera lu par la bonne personne.
17.3. Une partie de moi chuchote : « Si un message doit absolument être lu par quelqu'un, alors il le sera ! », pendant que l'autre, beaucoup plus cynique et réaliste, lui répond par un énorme « Foutaises que tout cela ! » bien senti.
17.4. L'essentiel change-t-il selon les époques ?
17.5. Peut-être la véritable intelligence n'est-elle pas une question d'adaptabilité à une situation donnée mais au contraire la capacité de ne pas s'adapter du tout, de penser le Monde en se détachant complètement des contingences du temps ? — À l'humain qui réussira une telle prouesse, je donnerai mon chapeau...
17.6. (... et à celui qui me fera remarquer que je ne porte jamais de chapeau, je lui expliquerai que là n'est pas la question.)
17.7. Une définition possible du relativisme : c'est lorsque ma mère s'inquiète du désordre ambiant, alors que je ne vois pour ma part qu'une série d'objets particulièrement bien ordonnés.
17.8. Ce qui me gêne chez les animaux domestiques, c'est qu'ils sont domestiques, justement. Un oiseau est toujours plus intéressant à observer lorsqu'il n'est pas en cage.
17.9. J'ai du mal à comprendre les animaux qui sont trop proches des humains (chiens, chevaux, vers des sables...). Leur proximité me paraît suspecte et j'ai tendance à les considérer soit comme stupides car non libres, soit comme fayots (ce qui est encore pire).
17.10. Le chien fait presque figure d'exception dans cette histoire. Il a croisé le chemin de l'humanité il y a si longtemps qu'il en est presque devenu le complément naturel. Si un chien est totalement libéré de ses chaînes, ce n'est plus vraiment un chien.
17.11. Malgré toutes les apparences, j'adore les chats. Ce que je déteste, c'est le chat domestique, ce petit couillon au poil lustré qui se fait servir du Whiskas® spécial Oméga3 par son maître totalement gaga de lui. Le chat, c'est l'inverse du chien : s'il n'est pas totalement libéré de ses chaînes, ce n'est plus vraiment un chat.
17.12. La question du bruit que fait l'arbre qui tombe dans la forêt quand personne n'est là pour l'entendre, si elle est prise au premier degré, est d'une grande platitude. Mais comment est-il possible de la prendre au premier degré ? — Eh bien j'ai pourtant dans mon entourage familial des gens qui à coup sûr ne la comprendraient pas. (« S'il tombe, il fait quand même du bruit, qu'il y ait quelqu'un ou non ! » ou « Bah oui, il ne fait peut-être pas de bruit... Et alors ? »)
17.13. Si on l'aborde sous l'angle de la métaphore, cette phrase prend un sens complètement différent. La forêt, c'est l'Univers, et la question se transforme en quelque chose comme : « Quel existence aurait l'Univers si aucun observateur conscient n'était là pour l'observer ? » — Mais la question de l'arbre qui tombe exprime cette pensée beaucoup mieux que n'importe quelle autre interrogation plus directe.
17.14. La fameuse question de Leibniz, « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », s'inscrit dans le même sillage, mais contrairement à la précédente, elle semble réellement attendre une réponse, qui forcément ne viendra jamais : s'il n'y avait rien, je ne pourrais pas me poser la question.
17.15. (L.W.) Les termes « quelque chose » et « rien » sont ici détournés de leur usage courant et cette prétendue question philosophique n'en est pas une. — En raisonnant d'une autre manière (en donnant aux mots leur sens usuel), elle n'existerait même pas.
17.16. Il m'est extrêmement difficile de m'imaginer que l'Univers ne poursuit aucune finalité particulière. — Et pourtant, c'est peut-être le cas ! (Si j'observe la longue chaîne d'événements improbables qui a donné la possibilité à la matière de devenir vivante puis consciente de sa propre existence, je me dis que nous ne devrions pas être là.)
17.17. Et si nous étions une formidable erreur ? — Et si nous étions les seuls êtres vivants dans l'Univers à nous poser ce genre de question ? — Et si nous étions les seuls et uniques observateurs ? (Quelques milliards d'entités conscientes sur une planète paumée au sein d'un gigantesque ensemble d'objets célestes tournant à vide.)