Archives mensuelles : mai 2012

goliath_blonde

L'homme qui défiait les horloges

(Ça ferait un bon titre de film, non ?)

Rêve de vacances anticipées. — Encore un rêve (!), dont je ne me rappelle que de quelques fragments, que je vais essayer de reconstituer du mieux que je peux... Je décide de me rendre au Québec bien avant la date prévue. Je suis chez mes parents et je constate sur le Web qu'un avion à destination de Montréal s'en va de l'aéroport de Charleroi (« Brussels South », qu'ils disent pour se la péter, mais c'est une autre histoire) en début d'après-midi... Ni une, ni deux, je décide que je serai à bord. Pas question de réserver : je demande simplement à ma mère de me conduire jusqu'à l'aéroport. 

Dans la voiture, je regarde l'heure et me rends compte que l'avion devrait déjà être parti. Je dis à ma maman, assez fier, quelque chose comme : « Tu vois ? Moi, je me fiche des horaires ! Je défie les horloges ! » Ma mère me dépose non pas à l'aéroport mais dans une gare, puis s'en va... Peu de temps après, je réalise que j'ai déjà payé un billet pour le mois de septembre et non pour le mois de mai, et qu'en plus je suis censé partir avec Flippo. Je téléphone donc à ma mère et lui demande, un peu déçu, de venir me rechercher. Je termine l'appel par : « Ce que j'étais en train de faire n'avait strictement aucun sens car ce n'est pas maintenant que je pars... Et je perdrais énormément d'argent si j'agissais de cette manière. »

Smog.  — Est-ce moi qui suis très sensible des voix respiratoires ou y a-t-il réellement un problème avec l'atmosphère, ce matin, dans les hauteurs de Forest ? Sur le court trajet séparant mon domicile de la station de prémétro, au milieu d'un épais brouillard, j'ai le souffle court et l'impression d'étouffer (un rappel des crises d'asthmes de mon enfance)... L'air que je respire ne sent en tout cas pas très bon ; il me paraît presque vicié...  — Je m'imagine dans quelques années, suivant l'exemple des habitants de certaines mégalopoles, porter en permanence un masque lorsque je marche dans la rue...  — Non, non, NON ! Cassez-vous des centres urbains, putain de bagnoles à la con !


Rasage intime. — Écrire une chanson poétique sur un thème aussi cru relevait de la gageure. Et pourtant, Chad VanGaalen l'a fait sans trop de problème... Dans « Shave My Pussy », dernier morceau de son quatrième et dernier album studio Diaper Island (2011), il tente d'entrer dans la peau d'une femme qui veut absolument se sentir belle, désirable et intéressante auprès de sa moitié mais qui, en quelque sorte, se trompe complètement de combat : « Maybe if I shave my pussy then you'll love me, Baby... Will you love me? I'm really feeling ugly... »

Dans une interview, le musicien explique : « J'étais simplement en train d'acheter quelques courses et au moment de payer à la caisse, je suis tombé sur cette femme qui était totalement aliénée par tous ces magazines, par tous ces magazines injectés de collagène qu'elle voyait autour d'elle... Alors je suis rentré chez moi avec cette idée en tête... » Et VanGaalen a écrit cette courte chanson, très rapidement, sans développer le thème à outrance. Musicalement, avec son refrain hanté, le résultat me semble assez grandiose...


Goliath blonde. — Vu aujourd'hui au rayon bières du supermarché Match à côté de chez moi (à la recherche d'un Orval que jamais je ne trouvai) : le nouveau design des bouteilles de Goliath blonde 6°, une bière brassée pas loin d'Ath (à Irchonwelz pour être précis) par la Brasserie des Géants/des Légendes (la délicieuse Quintine, c'est eux aussi). Bon, d'accord, le logo est joli, épuré, tout ça, mais... euh... hem... c'est moi qui ai l'esprit mal tourné ou tout cela rappelle un tantinet l'imagerie nazie ?

Yo-La-Tengo

Les petits paragraphes dominicaux (2)

Rêve de boucherie. — Encore un rêve ! Je marche dans une rue et passe devant la vitrine d'une boucherie. À l'intérieur, je reconnais Alan Wiers, un ancien collègue de l'époque où je travaillais du côté de La Louvière. Il est habillé en boucher et est en train de servir une cliente. Je rentre dans le magasin et lui lance, enthousiaste : « Bien le bonjour, Monsieur Wiers ! », mais il ne semble pas me reconnaître. Je lui demande ce qu'il fait là et pourquoi il a changé de boulot. Il chuchote la réponse d'une voix désemparée, à la limite de l'inaudible. Je finis par comprendre qu'il a des problèmes financiers et qu'il a été obligé de prendre un second job en soirée, pour joindre les deux bouts. Il est totalement abattu et j'essaie d'en comprendre la raison. Sa voix est tellement faible que je n'arrive pas à entendre son discours. Cependant, la cause de son extrême mal-être m'apparaît très clairement : son fils vient de mourir. 

Le plus beau « lalala » de l'Univers connu. — Comment ai-je pu louper cette minute épique au cours de mes premières écoutes de Django Django, album dont j'ai réalisé la très courte chronique ce jeudi ? Vers la fin du morceau « Firewater », aux alentours de 3 minutes et 25 secondes, le chanteur et ses acolytes se mettent à entonner un « lalala » enthousiaste, tout en harmonies, déconcertant de pureté et de profondeur. Ce n'est pas tous les jours que je peux passer en boucle durant une bonne partie de la nuit un « lalala » de cette qualité... 


Firewater by Django Django on Grooveshark

Je suis un gros puant. — Je demande à deux jeunes femmes si la table d'à côté est libre. Elles me regardent avec de grands yeux avant de me sortir un « Oui, oui... » déconcerté et condescendant. Ensuite, l'une d'elles me regarde longuement et chuchote deux-trois mots à sa copine. Quelques secondes plus tard, elles reculent d'une place pour s'éloigner de moi. Sympathique rencontre !

Orage en préparation. — Cinq heures du soir : un orage se prépare ! Je le sens jusque dans le petit courant d'air qui me frôle la tempe à chaque fois qu'un client ouvre la porte vitrée à simple battant... Je le vois également aux arbres du Parvis, dont les feuilles frétillent à l'unisson, ainsi qu'à l'assombrissement généralisé. J'en viens à espérer que la pluie tombe dru, que le tonnerre gronde et que le vent souffle en rafale ! (Une panne d'électricité dans le café serait formidable, aussi.)

Espace de liberté. — Je me dis que le présent journal constitue le seul espace d'expression libre en ma possession. Je fais tout tout seul, comme j'en ai envie, je ne suis dirigé par personne et je ne reçois l'avis d'aucun correcteur... D'accord, mais est-ce vraiment un espace de liberté complet ? Non. N'y a-t-il aucune autocensure ? Bien sûr que si, mais personne, absolument personne, ne viendra jamais me dire : « Tu dois corriger ceci ! » ou « Je t'interdis d'écrire cela ! » Là encore, c'est entièrement faux.

Non, Léandra ne viendra pas ce soir... — Léandra, Jonas et moi devions nous rendre en fin d'après-midi à une exposition de photographies organisée par le collectif Cyklope dans le cadre du Parcours d'artistes de Saint-Gilles, puis faire découvrir le quartier du Cimetière d'Ixelles (et notamment l'Atelier) à Jonas... Las ! Ce dernier, malade, n'est pas en mesure de sortir aujourd'hui et Léandra restera donc à son chevet. Exit donc l'exposition, le Cimetière d'Ixelles et ses bières trappistes.

Orage. — 18h30 : gagné ! L'ambiance est sombre, les éclairs illuminent le ciel... Par contre, pour la pluie drue et la coupure de courant, on reviendra... (Wait and see !)

Musique vespérale.  — Si je devais choisir, parmi des milliers d'autres, un album pour évoquer les ambiances post-orageuses des soirs de printemps ou d'été, ce serait And then nothing turned itself inside-out de Yo La Tengo (2000). La pochette à elle seule, reprenant un fragment de photographie du génial Gregory Crewdson, est terriblement évocatrice quant au contenu du disque. Et c'est à peine si, à l'écoute de « Everyday », la chanson d'ouverture, je n'entends pas le grésillement des grillons ni ne sens l'odeur de chaleur humide se dégageant du tarmac...

Le wagon de la fête perpétuelle

Rêve pittoresque. — Il fait nuit. Je cours sur une route de campagne à flanc de colline en compagnie de Mary. La route forme une côte sinueuse mal éclairée parsemée de temps à autre de petits bosquets. Sur notre gauche, une ligne de chemin de fer qui suit du mieux qu'elle peut les circonvolutions de la route.

À plusieurs reprises, des voitures arrivent à contresens et leurs phares nous éblouissent. À chaque fois, Mary me prend par la main, m'entraîne rapidement vers un des bas-côtés pour ne pas que je sois percuté de plein fouet par la voiture. 
Un peu plus tard, alors que nous continuons à courir vers le sommet, un très petit wagon éclairé par de nombreux lampions passe à vive allure sur notre gauche (une sorte de phare éblouissant dans la nuit noire). À l'intérieur du wagon et sur son toit, des jeunes gens font la fête, tenant un verre à la main, chantant, vociférant... Ils nous font de grands signes et nous hurlent, tout sourire : « Attention ! Nous allons vous écraseeeer ! Hahahaaa ! » Le train est rapidement loin derrière nous. Les lumières de la fête ferroviaire s'estompent jusqu'à ne plus être qu'une petite étoile scintillante à l'horizon. Dans le silence retrouvé, je dis à Mary : « Ils sont très bêtes... Ils auraient dû comprendre qu'ils ne pouvaient pas nous écraser car nous ne sommes pas sur leurs rails. » Mary reste muette, me prend par la main et nous continuons à courir ensemble sur le chemin pentu...  
C'est à coup sûr un des plus beaux rêves dont je me souvienne. Difficile de rendre à sa juste valeur l'ambiance « goethienne », nocturne, presque féérique, qui se dégageait de tout cela. D'un côté le calme intimiste de la nuit ; de l'autre l'urgence, la rapidité des véhicules. Et sur le plan symbolique, il y aurait sans doute moyen d'écrire un roman (idée des jeunes qui s'amusent sur une voie parallèle mais qui ne nous atteignent pas ; course d'obstacles, ascendante et sinueuse ; etc.) 
Avis aux resquilleurs de la STIB. — Resquillez si ça vous amuse (ce ne sont pas mes oignons), mais par pitié ne me collez pas en douce pour passer le portail en même temps que moi ! Je déteste que vous me colliez (je déteste que l'on me colle tout court, d'ailleurs), d'autant plus que nous n'avons pas gardé les cochons ensemble, n'est-ce pas ? Un de ces jours durant lesquels je serai mal tourné et n'aurai nulle envie d'être emmerdé par qui que ce soit, je finirai par m'énerver, vraiment... (Ouhouhou, Hamilton va s'énerver, on est mort de trouille !)
Soirée nomade. — Léandra est déjà revenue de Budapest. En cette fin d'après-midi, Jonas et elle, de retour de la Zinneke Parade, me rejoignent à la... Maison du Peuple, oui, oui ! Nous passerons la soirée à changer d'endroit : de mon « quartier général » au Bar du Matin ; de ce dernier à la Fleur en Papier doré en passant par une courte marche au milieu de l'avenue des Villas à Forest... Les oiseaux chantent, le soleil brille, Jonas est fatigué.

À la Maison du Peuple : du Queen, de l'Europe et du Van Halen comme fond musical. Tout ce que je déteste ! Du rock spectacle, des couillons de guitar heroes qui font les malins en masturbant leur instrument de musique. La sobriété, l'humilité, l'intimité, savent-ils seulement ce que cela signifie, ces showmen de pacotille à l'égo surdimensionné ? Jonas n'est pas d'accord avec moi. Il ne voit pas la ressemblance (pourtant frappante) entre Queen et Van Halen et considère par exemple le synthétiseur ridicule (il faut bien dire ce qui est) qui ponctue les morceaux de ce deuxième groupe comme étant ni plus ni moins l'équivalent au clavier des riffs de guitare déchaînés d'Eddie. Mais non ! Irmin Schmidt jouant du synthétiseur (je me répète) ou les ondes Martenot utilisées dans certains morceaux de Radiohead, voilà qui a de la gueule !

Léandra raconte une histoire marrante, si je puis dire, qui s'est déroulée dans les thermes de Budapest. Elle et sa maman sont repérées par une touriste française qui s'ennuie (son mari est dans une autre partie des bains, réservée aux hommes). La dame commence à vanter les bienfaits de la société hongroise en ces termes* : « Ici, ce n'est pas comme en France : les gens sont adorables et il n'y a pas beaucoup d'étrangers ! » Léandra m'explique : « Pour cette dame, le mot "étranger" renvoie directement aux Maghrébins. Elle vit dans le fantasme selon lequel la présence des "Arabes" en France est toujours équivalente à une diminution générale de la qualité de vie. » Un peu plus tard, la même dame chantera les louanges des musées français : « Nous avons les plus beaux musées du Monde ! » C'est vrai que le Metropolitan à New York ou l'Ermitage à Saint-Pétersbourg, c'est de la merde en barre à côté des grandioses musées du Royaume de France !

Jonas mentionne l'émission Mauvais Genres du 5 mai dernier consacrée aux écofictions et aux discours de fins du monde. Les invités y ont notamment parlé de Jules Verne et rapproché l'œuvre de celui-ci d'une certaine conception de la finitude du Monde : chaque roman de Verne explore un endroit particulier, considéré d'abord comme mystérieux et inconnu mais qui devient par la suite entièrement appréhendé, cadré, compris, fini (les profondeurs sous-marines, la Lune, etc.)... Jules Verne serait-il un maniaque du contrôle et de la connaissance universelle ? — Assez curieusement, Léandra compare cette idée de finitude à la série Martine de Marcel Marlier et Gilbert Delahaye. Car Martine aussi explore chaque endroit de son monde une seule fois : la mer, la montagne, les profondeurs glacées de la Nébuleuse d'Orion (euh... non, je confonds sans doute avec une autre œuvre de fiction). —  La réflexion de Léandra tient la route, tout compte fait ! Et moi qui croyais dur comme fer que cette série n'était qu'un prétexte pour dessiner des fillettes en petite culotte, voilà que je me rends compte très tardivement qu'il s'agit aussi d'une réflexion de grande ampleur sur la conquête de la connaissance absolue !
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* Jeu de mots pourri.

Odieux, insensible et paranoïaque (ou pas)

Rêve de philosophe. — J'ai dit ici même que je ne mentionnerais plus jamais Wittgenstein dans mon journal, mais la promesse tient-elle toujours s'il s'agit d'un rêve ? On va dire que non ! (De toute façon, je fais ce que je veux.)
Je suis à une conférence donnée par Ludwig Wittgenstein en personne, qui a lieu dans une salle coupée en deux par un mur percé d'une fenêtre sans vitre et d'une petite entrée (un peu comme dans une cuisine américaine). D'un côté du mur, une sorte de sas d'accueil des visiteurs ; de l'autre, la petite salle de conférence en tant que telle. Il ne s'agit pas d'un auditoire : le sol est horizontal et Wittgenstein reste debout au milieu de la salle, encerclé par un public restreint. Le visage rêvé est celui du Wittgenstein tardif, la cinquantaine bien entamée.

À la fin de la conférence, dont je ne me rappelle pas un traître mot, Wittgenstein reste pour répondre aux questions du public. Contre le mur en partie ouvert, se trouve un tréteau sur lequel sont exposées les dernières parutions du philosophe. Je feuillette un volume richement illustré, intitulé De la nouvelle géographie (ou quelque chose d'approchant). Je n'ai pas d'argent sur moi et me dis que je l'achèterai une autre fois. Par contre, je me souviens avoir pris les Recherches philosophiques dans mon sac à bandoulière.

Après quelques secondes d'hésitation, je prends mon courage à deux mains et décide de me diriger vers le philosophe, qui semble perdu dans ses pensées... Tout le monde a déserté la salle. « Professeur Wittgenstein ! Professeur Wittgenstein ! Excusez-moi, est-ce que je pourrais avoir un autographe ? » Et je lui tends les Recherches. « Mais très certainement », me répond-il, et il prend le livre pour y écrire quelques mots. Je lui dis : « J'ai fait l'histoire à l'université mais j'ai longtemps hésité avec la philo. Cependant, à vous lire, j'ai bien fait de ne pas avoir choisi la philo... » Il me regarde avec de grands yeux interloqués : « Mais non ! Pourquoi donc ? » Je ne sais pas ce que je dois lui répondre.

Après avoir signé mon exemplaire des Recherches, il sort une série de cartes de visite sur lesquelles sont inscrits les noms de diverses personnes qu'il a côtoyées. « À vous de m'aider maintenant ! », me lance-t-il, et il me tend une carte sur laquelle sont notées les coordonnées de Maurice Drury. Je comprends que je vais devoir signer toutes ces cartes en sa compagnie et que ça va durer très, très longtemps...
« Ça te pose un problème ? » — À l'une des deux seules caisses ouvertes du Match de la chaussée d'Alsemberg, en fin de matinée, la file se prolonge jusque dans les rayons. Un vieux monsieur portant des lunettes nasales arrive perpendiculairement à la file et reste planté devant moi avec son caddie. Veut-il passer avant tout le monde ? Un jeune homme derrière moi lui lâche : « La file commence là-bas dans le fond, Monsieur... » Et le vieux d'aboyer : « Je sais ! Mais moi je reste ici ! Ça te pose un problème ? Ça te pose un problème ?... Non ? Ça va alors ! » — Vieux, malade... et désagréable en plus...

Manipulation. — Et voilà qu'il faut que je recontacte Lewis en urgence ce soir. Après un mois de silence, il m'a téléphoné à deux reprises cet après-midi, mais j'avais coupé mon téléphone, comme de plus en plus souvent en ce moment. Voyant que l'appel ne menait à rien, il a téléphoné à Mary pour lui demander de me dire qu'il fallait absolument que je le recontacte. Tout ça pour quoi ? Pour me proposer, une fois au bout du fil, de le voir demain midi... Il sera seul toute la journée... Il a des choses à me dire... « J'ai eu de graves problèmes de santé pas chouettes du tout il y a peu, tu sais... Des neurones qui s'en vont... Ce n'est pas grave si on ne se voit pas, mais ça me ferait tellement plaisir... » Connaissant le spécimen, je sais pertinemment que j'ai devant moi un cas particulièrement appuyé de manipulation : il joue sur la corde sensible (« Je vais très mal ») pour m'apitoyer. Du coup, je me crispe et je n'ai pas envie de le voir. Demain, je ne lui téléphonerai pas. (Mais peut-être suis-je un odieux et insensible paranoïaque qui voit de la manipulation partout alors qu'il n'y a qu'un besoin humain très réel ?  — Mais non !)

Potemkine-Cabraliego. — Mary me rejoint à la Maison du Peuple vers 20 heures. Nous partons directement prendre un verre à la terrasse du Potemkine. L'endroit est curieusement désert  — de menaçants nuages couvrent l'entièreté du ciel, ceci explique sans doute cela —  et le serveur, comme d'habitude, ne pige rien à ce que je lui raconte (j'ai l'impression d'être à Londres).

De la puissance de l'habillement : Mary porte un pull marin du plus bel effet, et force est de constater que ça lui va très bien. À côté des siens, mes vêtements noirs sans aucun style forment un contraste négatif. (Oui, oui, moi aussi je peux tenir un discours superficiel, en me forçant.)

Mary s'est beaucoup investie dernièrement dans une fulgurante relation d'amitié qui a très vite tourné au vinaigre. Pour résumer, et sans entrer dans les détails, elle avait mis beaucoup d'espoir en une femme rencontrée récemment : « Elle disait qu'elle voulait changer le Monde... Pas par petites couches successives mais en s'attaquant directement au sommet de la pyramide... » Samedi dernier, la dame en question est arrivée dans une soirée organisée par Mary et ses colocataires. Elle a fait bande à part avec des amis invités en dernière minute, s'est montrée très désagréable et a même failli passer à la bagarre... Mary est très déçue par toute cette histoire.

Plus tard, Mary m'explique qu'en amour, elle est souvent attirée par des individus qui, inconsciemment, lui font du mal car ils sont dans une phase d'autodestruction. Elle ne tombe jamais sur des personnes stables et équilibrées. Pourquoi les relations sont-elles toujours si compliquées ? — Parce que si ce n'était pas le cas, on s'emmerderait encore plus dans la vie, hé, couillon !

Nous terminons la soirée dans les Marolles, au Centro Cabraliego de Bruselas, une cantine servant de point de rencontre pour les Espagnols et un des seuls endroits de la Capitale où boire de l'alcool n'est vraiment pas un luxe (la Maes est à UN euro !).

« Et toi, de nouvelles rencontres ?
— Non.
— Et la stagiaire, là, à ton boulot ?
— Bof... Je n'essaierai jamais rien de toute façon...
— Pourquoi ?
— Bah !
— Et tu vois encore du monde ?
— Non.
— Léandra, ça va ?
— Je pense que ça peut aller, oui...
— Walter, des nouvelles ?
— Non.
— Emily ?
— Non, non...
— Andrew ?
— Non... En fait je ne vois plus personne, hein...
— Tu ne leur enverrais pas un message ?
— Non, non...
— Vu ta vie actuelle, tu ne risques pas de faire de nouvelles rencontres, en fait, ou alors par hasard, dans un bar... »

Pop céleste

« I'll find you and I'll kill you. » — Ce mardi, une vidéo postée par Lodewijk As Himslf m'a rappelé l'existence de Chad VanGaalen, fantastique songwriter canadien (encore un !) à la voix aiguë et aux clips faits maison. L'album Soft Airplane m'avait marqué à l'époque de sa sortie (2008), de même que la vidéo de la chanson « Molten Light », rappelant l'ordalie médiévale et tournant autour des thèmes du meurtre, de la culpabilité, de la prophétie et de la vengeance  — rien que ça !


Et puis, j'avais oublié de l'écouter (difficile de tout suivre)... Mais VanGaalen continue de créer des microcosmes musicaux et artistiques très particuliers (sous acide ?), sur plein de thèmes différents, notamment de science-fiction (voir et écouter « Peace On The Rise » ci-dessous, ou bien encore « Clinically Dead », sur l'album Infiniheart (2005), chanson qui commence comme ceci : « Clinically he was dead but the motor inside his head was still working. So they plugged him into a machine and let his brain dream... » — On en revient à la discussion d'hier sur les BCI !). 

Beach Boys du futur.  — Dans les pages de tête du RifRaf de ce mois-ci, parmi une petite dizaine d'autres, les Écossais du groupe Django Django... Intrigué par la description qui en est faite, je passe à l'écoute et découvre avec beaucoup de bonheur leur premier album, un condensé de bonne humeur pop, de psychédélisme, de chœurs à la Beach Boys et de musique électronique. Tout cela se tient merveilleusement bien et on n'a pas le temps de s'emmerder. Ci-dessous, en guise d'exemples, « Hail Bop », un air tellement primesautier qu'il pourrait presque arriver à me faire danser (j'ai dit « presque »), « Life's A Beach » qui m'a mis de très bonne humeur au boulot dès le début de la semaine et « Skies Over Cairo », le morceau d'influence orientale tellement curieux et puissant que t'y crois pas (en plein milieu, une petite mélodie qui me donne l'impression d'écouter une bonne vieille musique informatique, en vogue à l'époque des cartes AdLib !)...

Hail Bop by Django Django on Grooveshark
Life's A Beach by Django Django on Grooveshark
Skies Over Cairo by Django Django on Grooveshark

« The Prize ».  — Ce nouveau single de Gravenhurst (The Ghost in Daylight, avril 2012) commence très gentiment, presque mielleusement, à la manière d'un slow. À la première écoute, rien absolument rien —  ne permet de se douter que cette chanson se terminera dans un déluge flamboyant de riffs démentiels, d'envolées de violons et de rythmes à couper le souffle. Seuls les quelques chœurs du début laissent penser que...

The Prize by Gravenhurst on Grooveshark

(Et je me rends compte que j'ai toujours autant de mal à mettre en mots une chanson que j'aime. Une musique s'écoute, elle ne se décrit pas.)

« Tope là, mec ! »

Rencontre ferroviaire. — Début de soirée. Le train parcourant la dorsale wallonne au départ de Liège-Guillemins est rempli d'étudiants qui rentrent chez eux à l'occasion du long week-end de l'Ascension. Je m'assieds en face de l'un d'eux, qui sort son petit ordinateur portable exactement au même moment que moi. Il fait un signe amical de la main : « Pas de problème, nous allons nous partager la tablette. » Peu après la gare de Huy, le gars range son ordinateur et sort de son sac un boîtier de jeu... C'est Diablo III !

Il voit que je suis intéressé alors il engage la conversation. « T'as pas envie de l'acheter ? », me demande-t-il, « C'est seulement quarante euros ! » Je fais un geste de recul : « Ha non, ha non... J'ai déjà donné ! Il m'a fallu des mois et des mois pour me désintoxiquer [de World of Warcraft], alors hors de question que j'essaie le nouveau Diablo ! » (De toute façon, je n'ai pas la machine pour le faire tourner.) Le gars est intéressant et ouvert au débat d'idées. Le contact passe bien et la conversation s'engage sur plein de domaines différents, jusqu'à la gare de Charleroi, où il descend pour rejoindre des amis... J'apprends qu'il s'appelle César (comme le fils de Lewis) et qu'il étudie la psychologie à l'ULg.

Le futur du cerveau. — « Je travaille dans la psychologie comportementale et cognitive... Ça te dit quelque chose ?
— Oui, je comprends. Tu fais du béhaviorisme, quoi...
— Du post-béhaviorisme même !
— Ha bon !
— On découvre des trucs fabuleux pour le moment dans le domaine de la cognition. Si les États donnent les moyens aux scientifiques, le futur du cerveau sera vraiment impressionnant. La BCI par exemple, tu sais ce que c'est ?
— Non.
Brain-Computer Interface... On fait communiquer directement une interface extérieure avec le cerveau. Avec ce genre de système, les humains pourront commander des choses à distance par la pensée...
— Hé ben...
— Et le futur des jeux vidéo, c'est ça, rien de moins ! Le jeu sera dans ton cerveau ! Dans trente-quarante ans, tu auras des gens qui ne sortiront presque plus jamais du monde imaginaire implanté dans leur crâne... »

Bière. — « Dis, je vois que tu bois une Jupiler, là... T'en aurais pas une pour moi, par hasard ?
— Non, désolé. Ha, attends ! J'ai de l'Orval dans mon sac de courses !
— J'en veux bien ! C'est toujours mieux que rien !
— "Mieux que rien", un Orval ? »

Le nouvel opium du peuple. — « Les jeux vidéo, c'est pas un truc de bourges, m'explique-t-il. Les bourgeois, ils sont dans la réalité, ils s'occupent de leurs avoirs, ils gèrent leur fric... Un jeu, c'est un monde alternatif qui touche surtout les pauvres, qui ont plus besoin de s'échapper du réel. Je ne sais pas, toi, tu viens de quel milieu ?
(J'ai en tête de flagrants contre-exemples à ce qu'il vient d'énoncer, mais je n'en dis rien et réponds à sa question.)
— Une famille ouvrière, clairement.
— Tope là, mec ! Moi aussi ! En fait, mes parents m'ont mis devant des jeux vidéo très tôt, pour ne pas que je sorte...
— Ha ? Chez moi, ce n'est pas vraiment de cette façon que ça s'est passé...
(Il continue sur sa lancée, un peu à la manière de l'ami Hamilton II.)
— Tu vois comment va le monde en ce moment... Faut pas être pessimiste, ni optimiste... Juste réaliste... Le monde ne va pas bien, et les gens — les pauvres surtout — vont se réfugier de plus en plus dans ce genre de réalité alternative. »

Noms compliqués. — « C'est quoi ton nom, pour que je te retrouve ?
— Evenvel...
— Merde, je ne m'en souviendrai jamais !
— Donne-moi le tien alors...
— Tu ne le retiendrais pas non plus !
— Quoi ? C'est un nom polonais ?
(Il me regarde avec des grands yeux.)
— Oui, c'est un nom polonais ! Comment tu sais ça ?
— J'en sais rien... Une intuition, quand tu m'as dit que je ne le retiendrais pas.
— Bon, tant pis...
— Allez, on se retrouvera bien sur Facebook ! »
(Faudra peut-être mettre Léandra, professionnelle de la recherche Web, sur le coup, quand elle sera de retour de Budapest.)

Au Vieux Moulin. — Fred Jr m'attend à l'entrée du parking de la gare de La Louvière-Sud. Curieux : il est en train de parler à Bernard et à sa fille. Bernard est un ancien collègue : il était, comme moi, membre de l'équipe pédagogique (guide) dans un ancien charbonnage de la région. Bernard est prépensionné depuis peu : « on » l'a, dit-il, gentiment poussé vers la sortie...

Ce soir, Fred a réservé une table pour deux personnes au Vieux Moulin, la brasserie qui se trouve à deux pas de sa maison, à Écaussinnes. Ils y servent de l'Orval, ainsi que divers assortiments de brochettes d'agneau. Nous prenons tous les deux « LA TOTALE » (10 brochettes, 6 accompagnements différents et des pommes frites).

Fred Jr est assez euphorique car il va enfin pouvoir quitter son actuel travail (dans lequel il ne trouvait plus aucun intérêt ni perspective) pour un tout nouveau poste de coordinateur des bibliothèques publiques. Seul regret : la perte de quelques collègues avec lesquels il passait l'essentiel de ses contacts sociaux au travail.

Archivistes corporatistes. — Au cours d'une discussion sur le petit univers de l'archivistique, que nous connaissons tous deux assez bien, nous arrivons au constat suivant : beaucoup d'archivistes, qu'ils aient 25 ou 65 ans, sont déjà très vieux. Ils vivent dans le monde terrifiant des articles de loi régentant leur domaine de compétence. Exemple (imaginaire) : « Non, mais vous vous rendez compte, mon bon Monsieur, que si cette loi est votée, qui stipule entre autres, via son fameux article 39, quatrième alinéa, que les compétences territoriales sur les archives de l'archidiocèse passent aux régions hors, évidemment, cas particuliers prévus par la loi de 1955, ce serait une véritable ca-ta-stro-phe ! »

Beaucoup d'archivistes sont corporatistes et conservateurs. Ils ne voient pas (et ne veulent pas voir) l'évolution du monde et des techniques, alors ils se renferment dans la gestion et le stockage de leurs registres comptables... Fred a connu un archiviste qui lui a dit, texto : « Les archives informatiques, à quoi ça sert ? ». Quant à moi, au sein d'une association dont je fais partie, je n'ai jamais vraiment réussi à convaincre qui que ce soit de l'intérêt de l'ouverture et de la nouveauté (faut dire que j'ai vite laissé tomber) : « Non, non, me rétorquait-on, il faut donner un accès à telle ou telle partie du site Web uniquement aux membres qui ont payé leur cotisation ! Sinon, on va se faire bouffer ! »

Contre la superficialité. — « C'est bien sympa, lance Fred, les gens qui n'arrêtent pas de parler de tout ce qu'ont fait leurs enfants... Mais en fait on s'en fout ! » Hé oui ! Que le petit bout de chou ait réussi à se retenir pour aller sur le popo comme un grand ou qu'il dorme sans sa tutute, c'est bien cool pour papa et maman, mais après ? C'est certainement la raison pour laquelle je ne sais jamais ce que je dois répondre quand on me demande comment va Gaëlle, si ce n'est : « Ça va, ça va... » (Et quand tu écris des paragraphes entiers sur elle dans ce blog, c'est intéressant, Hamilton ? — Hé ! Je n'oblige personne à me lire !)

« On a posé des panneaux photovoltaïques sur le toit. C'est Donna qui s'en est occupée... Paraît qu'on y gagne, mais c'est elle qui a fait le calcul... En fait, ça ne m'intéresse pas plus que ça... » Comme je le comprends ! Tout ce qui est pragmatique, budgétaire, relevant du bon sens et de l'épargne doit être évacué au plus vite, car là n'est pas l'essentiel. Le gars qui, tout fier, explique à ses collègues qu'il a posé des panneaux photovoltaïques sur le toit de sa baraque ou qu'il a acheté une voiture hybride, pourquoi le dit-il si ce n'est pour se vanter ? Exemple (toujours imaginaire) : « On a été en vacances à Sumatra. Ha ! Quel dépaysement ! C'était si merveilleux là-bas ! Et comme les gens sont gentils ! »

Deux possibilités : soit Fred Jr et moi sommes de grands enfants (tout à fait possible), soit nous détestons tout ce qui s'apparente à de la superficialité. Soit les deux.

Dernière étape avant le train. — Avant de me reconduire en voiture à la gare de Braine-le-Comte, Fred m'offre une Leffe blonde chez lui et en profite pour me montrer des extraits du débat entre Hollande et Sarkozy (que je n'ai pas vu) et notamment le « Moi, président de la République » de Hollande. C'est bien dit mais ça sonne tellement faux et préparé que j'en ai le bourdon. Il me montre aussi, dans un tout autre domaine, un catalogue de planches originales de bandes dessinées à la revente. Il y a du Mœbius, du Franquin... Conclusion : ce n'est pas encore demain que je pourrai en avoir une accrochée à mon mur. Pas grave : somme toute, ce ne sont que de jolis dessins sur un bout de papier...

Le fantôme de la gare du Midi

Spectre. — 7h20 du matin. Sur un des quatre escalators reliant la station de métro au grand hall de la gare de Bruxelles-Midi, j'aperçois un fantôme. Je monte vers le monde des vivants quand lui descend vers son univers souterrain... C'est Vinge ! (Ou alors son sosie.) Il regarde droit devant lui, les yeux tristes, l'air hagard, comme d'habitude... Il ne me voit pas. — Mais qu'est-ce qu'il fout là, celui-là ? Est-ce vraiment lui ? J'ai comme un doute. Je me rappelle par ailleurs que j'avais promis de l'appeler, un de ces jours.
La souffrance des hauts QI.  — « Si vous avez une grosse... mémoire [ouf, j'ai eu peur !], si vous avez une intelligence fulgurante, alors vous devriez tester votre quotient intellectuel. Au-delà de 130, vous serez considéré comme un surdoué... » C'est de cette manière qu'est introduit au JT d'hier soir, sur France 2, un reportage sur « la vie compliquée des surdoués », que Charlotte mentionne durant notre matinée de travail hebdomadaire dans les dépôts d'archives...

« Vous allez le voir, ce n'est pas un ticket pour une vie réussie », conclut le présentateur, David Pujadas... Au début du reportage, la caméra s'appesantit longuement sur un adolescent à lunettes, archétype du surdoué introverti victime de TOC, qui tente d'aligner avec une minutie extrême une petite pile de DVD sur son étagère. Le gamin se retourne : « Si vous filmez ça, ça va durer deux heures, hein... » — Je me demande comment cette scène a été tournée... J'imagine le caméraman expliquer au jeune homme : « Bon alors là, on va te filmer pendant que tu mimes un de ces fameux TOC dont tu nous as parlé, pour que le téléspectateur puisse comprendre que tu es différent, et aussi le calvaire que tu vis au jour le jour. » J'ai l'impression de regarder un reportage animalier... La narratrice : « Il ajuste, il compte, il range... Ce geste le rassure, alors Sacha le répète, imperturbable. » Elle aurait pu parler avec le même ton de voix de la reproduction du gnou en période de rut. — Mais passons ! Ce jeune homme décrit dans le reportage comme étant un surdoué (et qui semble en faire une marque de fabrique) ne paraît pas avoir une vie très funky : il est constamment montré du doigt, a raté de nombreuses fois ses études, est sous antidépresseurs, dans une famille d'accueil, etc.

Plus loin dans le reportage, une mère à côté de la plaque explique face à la caméra : « Leur cerveau traite des millions d'informations tout le temps, tout le temps, tout le temps... Sans arrêt... C'est-à-dire qu'il n'y a pas de pause... Dans leur tête, il n'y a pas de pause... » — Est-ce à dire que dans le cerveau des « gens normaux », il y a des pauses ? 
Plus loin encore, le reportage vire à la réunion des surdoués anonymes (du genre : « Bonjour, je m'appelle Timmy et j'ai un gros cerveau. Aujourd'hui, c'est mon troisième jour sans réfléchir... »). En scène : un petit comité de surdoués qui se sont regroupés pour parler de leurs angoisses. L'un, architecte, raconte qu'il est incapable de mentir ou de faire des compromis : la relation avec les autres doit être « honnête, franche, profonde, intense ». Une autre a quant à elle pratiquement laissé tomber toute forme de relation amicale : « La solitude me va bien... »
Retour à la discussion avec Charlotte. Celle-ci ne comprend pas le rapport entre le fait d'être surdoué et celui d'être honnête et/ou incapable de faire des compromis : « L'honnêteté, c'est un concept moral, ça n'a rien à voir avec l'intelligence... » Et Wynka de rajouter : « La preuve, c'est qu'il paraît que j'ai un QI très bas... Et pourtant je suis très honnête ! » (Sacrée Wynka !)  — Par ailleurs, au cours de ma vie, j'ai connu un certain nombre de personnes à la fois très intelligentes et malhonnêtes, menteuses, manipulatrices... Somme toute, l'honnêteté ou la malhonnêteté ne sont rien d'autre qu'une mise en équation morale qui dépend de la réponse et de l'importance que l'on donne à la question : « Pourquoi dire la vérité si le mensonge semble a priori plus profitable ? » — L'honnêteté et la franchise sont des plantes rares, qu'il conviendrait d'arroser beaucoup plus amoureusement que ces concepts flous et hautains d'intelligence et de sur-don... Car quand j'y réfléchis un tant soit peu, être surdoué (soit encore plus doué que ceux qui sont doués), ça ne veut pas dire grand-chose.

Je comprends et partage cependant les propos de l'architecte interviewé : tout doit être pleinement ou ne pas être ; le juste milieu est une triste farce : soit c'est blanc, soit c'est noir, mais par pitié ne me parlez pas de gris ! S'il s'agit de vivre une relation humaine fadasse, alors mieux vaut ne rien vivre du tout. Le rapport de cette façon de voir les choses avec l'honnêteté et à la franchise est évident. Par contre, celui avec les surdoués est plus que ténu.  — Ce reportage mélange des choses qui ne peuvent pas être mélangées.

Niquage de reliure. —  Salle de lecture, fin d'après-midi. Je feuillette, à la recherche d'horribles fautes, les mémoires que viennent de remettre deux de nos stagiaires en bibliothéconomie. J'en fais tomber un maladroitement sur la table, détachant une partie de la reliure...

« Mais tu es en train de niquer toute la reliure ! crie Sylvette.

— Mais non, mais non, elle n'est pas cassée... Regarde... Je ne nique jamais rien, tu le sais bien... »
Après quelques secondes de réflexion, je ne peux m'empêcher de rajouter :
« ... ni personne, d'ailleurs. »
(Et je me rends compte après coup que cette saillie verbale est, pour tout dire, d'une très grande vulgarité.)

Blog de Fred Jr. — C'est nouveau, ça vient de sortir : mon grand ami Fred Jr se lance dans le blogging. Son journal s'intitule « Je n'aime pas les blogs »  — ou comment s'inscrire dès le début dans le paradoxe le plus retentissant ! —  et, pour autant que je puisse en juger, reprend dans les grandes lignes le même principe que celui qui prévaut ici, à savoir décrire des pans de vie, mettre en scène des passions, avancer des idées...

Sur la forme néanmoins, son blog, en phase de lancement, diffère beaucoup du mien : alors que je suis un maniaque du contrôle au point d'aller vérifier pour la huitième fois l'orthographe et le style d'un article quatre mois après sa parution (il y a encore beaucoup de boulot à ce niveau), Fred, lui, est exactement à l'opposé de cette démarche... Toute personne le connaissant comprendra aisément où je veux en venir : Fred Jr est du genre à brûler le syllabus d'un cours après avoir réussi l'examen ou à écrire un article et ne plus jamais y revenir. Il ne se relit pas. Il est impulsif. Du coup, même ses titres d'articles contiennent des fautes... — Comment donc arrive-t-il à dormir voire à survivre en sachant pertinemment qu'il y a encore des erreurs quelque part dans ce qu'il a écrit ?

C'est mon ami Fred tout craché. Quand nous travaillions ensemble, nous avions une manière tellement différente de fonctionner que nous étions au final d'une très rare complémentarité. Mais c'est une autre histoire, qui sera etc. etc.

« Hiver noir à Middelheim » (texte d'adolescence)

Ce week-end, ma mère a exhumé une partie de mes « vieux papiers » : des exemplaires du journal que je rédigeais, d'abord sur machine à écrire puis sur Commodore PC-10, quand je n'étais encore qu'un gamin ; les bandes (mal) dessinées décrivant ma famille proche, réalisées un peu plus tard, à la sortie de l'enfance ; et enfin une nouvelle fantastique écrite en quatrième secondaire (1995-1996), intitulée Hiver noir à Middelheim. — J'attends toujours que ma maman retrouve dans son grenier ma toute première histoire, un sombre récit de pirates écrit en première primaire dans une orthographe plus que douteuse, que je me ferai un plaisir de poster ici-même lorsque je l'aurai en main, juste pour rigoler un bon coup.

En attendant, aujourd'hui, je me suis mis en tête de publier telle quelle la nouvelle susmentionnée. Il s'agit d'une bête enquête de détective privé au sein d'un supermarché démoniaque, débouchant sur une évocation très faiblarde et moralisatrice de la lutte entre le Bien et le Mal. Je n'ai effectué que quelques modifications mineures par rapport au texte original : correction de trois coquilles et de cinq fautes d'orthographe manifestes ; ajout/suppression de quelques majuscules et signes de ponctuation. Pour le reste, la forme comme le fond restent inchangés.

Deux constats : en premier lieu, le lecteur attentif s'amusera sans doute à retrouver dans ce texte des tournures de phrase, des idées et des « effets de style » qui me sont propres encore aujourd'hui (dans un sens, on pourrait dire que ce texte constitue une sorte de « forme primordiale » — une gestalt ? — de mon écriture actuelle) ; en second lieu, il sourira certainement devant le manque flagrant de maturité et de maîtrise de l'ensemble. On voit que je veux créer un suspense, mais je me ramasse lamentablement. — En bref : merci d'être indulgent ! J'avais à peine seize ans à l'époque et, pour couronner le tout, j'avais de l'acné !

Hiver noir à Middelheim

CHAPITRE PREMIER

« Sachez que vous n'êtes pas le premier à qui je viens demander de l'aide. Tous les autres ont refusé. »
La figure qui se trouvait de l'autre côté du bureau était celle d'un homme déchiré par la terreur et l'épouvante. Il venait d'entrer en poussant énergiquement la porte et s'était laissé tomber dans le fauteuil en cuir destiné aux clients.
« Tous les autres ?
— La police, la gendarmerie et quelques détectives de renom. »
D'épouvanté, le visage de l'homme devint déterminé :
« Je n'irai pas par quatre chemins, Monsieur : ça fait une semaine que je cherche en vain un homme capable de m'aider dans une affaire qui, je vous l'avoue, n'est pas des plus claires.
— Je vous écoute.
— Je suis veilleur de nuit depuis plus de vingt ans dans la grande surface du village voisin, Middelheim. Eh bien voyez-vous, ce supermarché, qui porte le nom d'Aubahn, est le théâtre de phénomènes étranges. »
Mon esprit de détective, rationnel, ne put s'empêcher de caler à l'idée qu'il s'agissait de « phénomènes étranges », mais je laissai continuer ce brave homme que je commençais à soupçonner d'être atteint d'un début de folie.
« Je sais que vous me prenez pour un fou, comme toutes les personnes que j'ai vues avant vous. Mais je m'obstine... Il faut me croire !
» Je suis veilleur de nuit, je vous l'ai déjà dit, et mon travail consiste à m'installer dans la salle de contrôle des caméras du magasin et de veiller à ce que tout soit en ordre. Travail tranquille, vous direz.
» C'est pendant que je lisais un livre, vers deux heures du matin, que le premier événement surnaturel apparut : les caméras se sont éteintes les unes après les autres et je ne voyais plus que...
— Il n'y a rien d'anormal à ça... Peut-être seulement une avarie.
— C'est ce que j'ai cru au début. Mais il n'y a pas que ça ! Soucieux de résoudre le problème, je suis descendu au sous-sol, là où se trouve la pièce dans laquelle tout le réseau électrique du magasin est installé.
— Et...
— Et je n'y suis jamais parvenu. La porte ne s'ouvrait pas.
— Allons, allons, c'était juste un problème de serrure, je ne vois pas de mystère dans tout ça.
— Ce n'était pas un problème de serrure, j'avais les clefs. Non, ce n'était pas ça ! Je sentais comme un force qui retenait la porte et contre laquelle je ne pouvais rien faire. Alors, je suis remonté : les caméras marchaient de nouveau et c'est à ce moment que j'ai vu la chose. »
Ça devenait de plus en plus saugrenu et je ne sus à ce moment que penser. Fallait-il le laisser poursuivre ? Je décidai de lui laisser une dernière chance de s'expliquer :
« La chose ?
— Oui, Monsieur, si l'on peut donner le terme de "chose" à l'abomination que j'ai vue ! Une matière verte et gluante qui s'étendait à vue d'œil sur les étagères. Elle sortait du carrelage et grimpait lentement sur les rayons en faisant tomber toutes les boîtes de conserve sur son passage. Répugnant ! »
Cet homme était fou, telle fut ma conclusion en entendant un tel délire. Oui, il ne pouvait être que fou, ou alors...
« Ne vous est-il jamais arrivé d'emporter de l'alcool à votre travail ? dis-je ironiquement.
— Vous prenez cette vision pour du delirium tremens ! Au travail comme chez moi, j'ai toujours été sobre !
— Soit. Et qu'avez-vous fait après la vision de cette créature ?
— J'ai éteint les caméras et je suis resté bloqué dans mon fauteuil tout le reste de la nuit. Et le pire, c'est qu'au petit matin, il n'y avait plus aucune trace ni de la chose, ni des dégâts qu'elle avait causés ! Tous les soirs, depuis cette nuit, j'ai peur de la voir arriver !
— Et ?
— Plus rien !
— C'est bien ce que je pensais, tout s'explique : vous avez paniqué lorsque les caméras sont tombées en panne et vous avez été victime d'une hallucination !
— Impossible !
— Qu'en pense votre chef ?
— Je ne lui en ai pas parlé ! Il me jetterait à la porte !
— Mouais, écoutez, je ne peux rien faire pour vous, à part vous donner l'adresse d'un excellent psychiatre.
— Et un de plus ! »
Sur cette phrase, l'homme se leva, jeta désespérément une carte sur le bureau et s'en alla en claquant la porte.

Pierre Dumanoir
24, rue du Moulin
1211 Middelheim
TEL. : 080/24.06.54

Je savais maintenant que cet homme persévérant s'appelait Pierre Dumanoir.

CHAPITRE II

Les trois jours qui suivirent la visite du pauvre homme, je ne sus que penser de son histoire. Les récits narrant la présence de forces surnaturelles dans certains lieux, je n'y avais jamais cru.
Pourtant, aussi bizarre que cela puisse paraître, Pierre Dumanoir m'avait intrigué en racontant ses « mésaventures ». C'est pourquoi je pris la décision de me rendre à Middelheim et de mener ma petite enquête.

J'arrivai à la gare de Middelheim dans la soirée. Les deux villages étaient espacés de dix kilomètres et seuls deux trains s'arrêtaient par jour. C'est pour cette deuxième raison que je louai une chambre dans le seul hôtel de la localité.
C'est à sept heures que je me rendis pour la première fois au magasin qui avait causé tant de frayeur à ce cher Dumanoir.
C'était un magasin accueillant qui surplombait une petite colline légèrement boisée. Son parking s'étendait sur deux étages.
À l'entrée, un homme déguisé en pingouin — cet animal était sans aucun doute la mascotte du magasin — distribuait des prospectus. Il m'en donna un. C'était de la publicité pour la chaîne Aubahn. Sur le recto de la feuille, se trouvait l'image du pingouin habillé en Saint-Nicolas avec son inséparable crosse dans la main droite. Au verso, des bons d'achat.
J'entrai dans le bâtiment. Les premières choses qui attirèrent mon attention furent les six pingouins-Saint-Nicolas qui distribuaient des bonbons aux enfants. Je les observai un bon moment avant de reprendre ma route. Dix mètres plus loin, je me retournai de nouveau vers eux.
Un homme regardait fixement les palmipèdes avec un air inquiet. Mais oui ! Cet homme, c'était Pierre Dumanoir. Je ne l'avais même pas reconnu parmi la foule. Il était appuyé contre le mur d'entrée.
J'allai à sa rencontre, l'appelai. Pas de réponse.
J'arrivai derrière lui, lui donnai une tape amicale sur l'épaule.
Les événements se précipitèrent : Pierre tomba, raide comme un piquet. Je remarquai des tâches de sang sur ses vêtements à plusieurs endroits du corps, notamment au cœur. Je sursautai d'effroi : Pierre était mort. Un groupe de personne m'entoura. Mon esprit se troubla, mes yeux picotèrent, je vis deux employés s'approcher de moi. Des cris stridents me percèrent le tympan. Je m'évanouis.

CHAPITRE III

La pièce dans laquelle je me réveillai était remplie de fumée. J'étais couché dans un fauteuil et deux hommes étaient assis en face de moi.
« Vous voilà enfin réveillé. Je suis le gérant du magasin, Henri Brémontier. Et voici l'inspecteur Gérard Swift. »
L'inspecteur Swift, un gros moustachu qui fumait constamment la pipe, commença à parler d'une voix grave.
« Il y a eu un meurtre. Et qui dit meurtre dit coupable. Et qui dit coupable dit suspects. Or Monsieur, vous étiez sur le liste des suspects. Mais... Après examen minutieux de votre cas, je ne vous crois pas coupable. Car qui dit examen minut...
— Abrégeons, coupa sèchement Henri Brémontier.
— Hum... Vous ne portiez pas d'arme sur vous et tous les témoignages prouvent votre innocence. Vous allez donc seulement nous servir à voir un peu plus clair dans l'...
— Vous connaissiez la victime ? interrompit encore plus sèchement le gérant du magasin.
— Dites donc, est-ce vous ou moi qui menez l'enquête ? Connaissiez-vous personnellement la victime ?
— Je suis détective privé, vous le savez sûrement. Pierre Dumanoir était en quelque sorte un client.
— En quelque sorte ?
— Oui, j'ai refusé son affaire.
— Son affaire...
— Suis-je obligé de vous en parler ?
— Ça pourrait simplifier les choses. »
J'étais un peu méfiant. Raconter toute l'histoire à l'inspecteur Swift ne me dérangeait pas mais j'éprouvais une certaine antipathie à l'égard du gérant. Et puis, je briserais le secret professionnel. Mais je pensai à ce qu'aurait fait Pierre dans une telle circonstance : il aurait sans doute tout expliqué.
Je leur racontai toute l'histoire, sans en déformer une seule phrase.
« Sornettes ! Balivernes ! Si j'avais su ça, je l'aurais renvoyé sur le champ ! »
Je m'attendais à ce genre de paroles de la part de Brémontier. Par contre, la conclusion de Swift était beaucoup moins prévisible :
« Le rationnel n'a pas réponse à tout, mon cher Brémontier. Vous avez encore à apprendre. »
La remarque était d'autant plus bizarre qu'elle émanait d'un policier. De plus, elle avait été formulée à la manière de l'instituteur qui réprimande l'élève.
L'inspecteur changea subitement de sujet.
« Vous n'avez rien remarqué de particulier lorsque vous avez découvert le cadavre ? Quelque chose de louche ?
— À part les pingouins, rien.
— Les pingouins ? demanda le gérant d'un air étonné.
— Oui. Les hommes déguisés en pingouin à l'entrée. »
Le vieil homme éclata de rire.
« Bon sang, s'il y avait eu des pingouins dans mon magasin, je le saurais. Où vous croyez-vous ? En Arctique ?
— Je les ai vus, je vous dis ! Ils donnaient des bonbons aux enfants.
— Écoutez, n'importe quel gamin du village vous dira qu'il n'a jamais vu de pingouins dans mon magasin. Et il ne mentira pas puisque je n'ai jamais acheté de déguisements. »
Je vis à son regard qu'il ne plaisantait pas et ressentis le sentiment qui avait dû tant de fois assaillir Pierre Dumanoir : le sentiment d'être pris pour un fou, un anormal.
Swift ne disait rien. Il semblait me comprendre. Je sortis de la pièce en claquant la porte.

Durant tout l'interrogatoire, aucun élément ne m'avait permis de savoir où je me trouvais et quelle heure il était. Il était minuit et j'étais au rez-de-chaussée du commissariat.

Je marchais dans les rues étroites qui menaient à l'hôtel quand l'inspecteur vint me rejoindre pour me dire quelques mots.
« Le temps qui m'était imparti pour chasser Brémontier est écoulé. Je dois retourner chez moi, très loin. Plus loin que vous ne le pensez. Beaucoup plus loin. »
Sur ces mots, il disparut dans les ruelles aussi vite qu'il n'était apparu.
Un personnage mystérieux, ce Swift.

CHAPITRE IV

La bibliothèque de Middelheim était aménagée dans l'ancienne école du village. Elle se trouvait dans la prolongation d'une petite allée de chênes qui devaient certainement avoir été plantés au siècle dernier.
Dès le moment où j'ouvris la porte, l'odeur des vieux bouquins me submergea. L'intérieur était composé de deux pièces : une grande salle dans laquelle les livres débordaient des rayons et une plus petite qui semblait servir de salle de lecture.
J'entrai dans la grande salle.
« Tiens ! Un client ! Les clients se font rares, vous savez. C'est bien dommage. Les gens ne lisent plus assez ! »
La bibliothécaire lisait un roman d'épouvante. Elle le posa.
« Qu'est-ce que je peux faire pour vous ?
— Je recherche des journaux ou des chroniques relatant certains faits qui se seraient passés dans le magasin Aubahn.
— Drôle d'idée. Je vais vous trouver ça. »
La femme se leva et se perdit dans les hautes étagères.
« Voilà. J'ai trouvé, tenez. Vous avez de la chance. On a fait beaucoup d'articles sur ce magasin. Je me souviens, ils ont eu beaucoup de mal à l'édifier.
— Ha bon ?
— Oui. Figurez-vous que les architectes n'avaient pas pris en compte le fait qu'ils construisaient Aubahn au-dessus des galeries de l'ancienne mine. Tout est marqué dans les journaux. Vous les lirez chez vous ?
— Non, non, je vais m'installer dans la salle de lecture. Merci. »

Je lus une dizaine d'articles que l'on pouvait résumer comme ceci.
C'est en janvier mille neuf cent soixante-huit que Gustave Aubahn décida de construire son neuvième magasin à Middelheim.
Les constructeurs eurent effectivement quelques difficultés : ils avaient négligé l'existence des tunnels souterrains de l'ancienne mine de charbon.
Brémontier fut nommé gérant dès l'ouverture du magasin. Il ne se passa rien durant plus de onze ans.
Le douze février mille neuf cent quatre-vingts, une jeune cliente fut retrouvée déchiquetée dans le rayon boisson du magasin. La presse resta très discrète à ce sujet. Le criminel ne fut jamais retrouvé.
Il n'y eut plus d'événements de ce genre jusqu'à la mort de Pierre Dumanoir.
Je n'arrivais pas à faire une liaison entre ces deux meurtres.

Alors que je rangeais les journaux, j'entendis la porte d'entrée s'ouvrir. Des bruits de pas résonnaient de plus en plus fort. Quelqu'un entra dans la pièce.
« Vous devriez partir avant qu'il ne soit trop tard. »
J'avais déjà entendu cette voix. Je me retournai : c'était Pierre Dumanoir. J'étouffai un cri.
« Je vous donne un dernier conseil avant de partir pour l'éternité : allez-vous-en. Rentrez à l'hôtel, faites vos valises et allez-vous-en avant qu'il ne soit trop tard. Ils sont déjà à vos trousses !
— Que... Comment ?
— Vous avez appelé ? demanda la bibliothécaire dans l'autre pièce.
Pierre Dumanoir n'était plus là. Il m'avait parlé sur un ton monocorde, dénué de toute vie, et avait disparu.

CHAPITRE V

Les premiers flocons de neige tombèrent dès la matinée. Au crépuscule, les routes étaient impraticables.
Il fallait pourtant que je sorte : je devais mettre un terme à toutes ces énigmes, même après le terrible avertissement d'hier.
Je n'arrivais toujours pas à comprendre ce que j'avais vu. Je devais pourtant me rendre à l'évidence : ce qui se passait dans Middelheim était quelque chose d'extraordinaire, inexplicable par la science.
Je sortis aux environs de six heures et demie. Une brise glacée me balaya le visage dès l'ouverture de la porte. Je sentis le froid s'imprégner en moi malgré la grosse écharpe en laine qui me couvrait une grande partie du visage.

Le parking du magasin était désert. Pas une seule voiture. Il y avait de l'agitation à l'intérieur du bâtiment.
J'entendis un hurlement. Un homme sortit du magasin en courant. Un pingouin le pourchassait muni d'une hache. Cette dernière s'abattit dans le dos du malheureux, qui s'écroula instantanément. L'oiseau retourna dans le magasin.
Tout à coup, ce fut la panique. Des personnes s'enfuirent en tous sens, poursuivies par la bande de pingouins. Une vision d'horreur. Je ne savais rien faire.
C'était affreux. Plus de vingt cadavres gisaient dans la neige — si l'on pouvait encore appeler ça de la neige.
J'étais terrifié.
Une voix démoniaque résonna. Il m'était impossible de savoir de quel côté elle venait. Peut-être n'existait-elle que dans ma tête.
« Monsieur le détective... Monsieur le détective... Allons, n'ayez pas peur. Avouez que ce n'était pas très prudent de rester. »
La voix qui me parlait n'était pas celle d'un homme ou d'une femme. Une personne capable de produire un tel son ne pouvait être totalement humaine.
« Vous allez vous diriger vers l'entrée du magasin. N'ayez pas peur. Mes gardes ne vous feront aucun mal. »
Je ne pouvais refuser. La voix m'hypnotisait. Je rentrai dans le magasin. Les pingouins ne me firent effectivement aucun mal.
« Vous allez maintenant vous rendre au sous-sol. »
Pendant que j'avançais, la voix continuait à vibrer.
« Tous les éléments perturbateurs, j'ai dû les éliminer. Il y a d'abord eu cette jeune fille, qui a vu ce qu'il ne fallait pas voir, dans le rayon boisson. »
» Pierre Dumanoir savait, lui aussi, bien trop de choses. Et maintenant il y a vous. Vous, le minable détective. Mais je ne vais pas vous tuer avant de vous avoir dévoilé le secret. Vous avez bien le droit de savoir, non ? »

La porte du sous-sol était ouverte. Tout en descendant, je vis dans la pâle lumière la tête d'Henri Brémontier. Je découvris une seconde plus tard le corps sur lequel elle était « fixée ». Ce n'était pas un corps humain. C'était une matière verte et gluante qui ressemblait étrangement à celle que Pierre avait vue dans les rayons du supermarché.
« Qui êtes-vous ? »
J'avais dit lentement ces mots en essayant d'articuler le mieux possible malgré la paralysie causée par la terreur.
« Je suis le Mal. Je suis une de ces créatures qui existent depuis la nuit des temps et qui incarnent le côté sombre de l'âme humaine. »
» Je suis l'intolérance, je suis l'égoïsme, l'orgueil, l'indifférence, la méchanceté, l'avarice, la violence, le mensonge. Je suis tout ça en même temps, je suis le Mal.
— Qui vous a créé ?
— Qui ? Haha ! Mais vous, bande d'imbéciles. Depuis que la race humaine et son intelligence existent sur la Terre, la haine n'a jamais quitté le monde ! C'est vous, avec vos guerres stupides, vos génocides sanglants, qui m'avez inventé. »
Je n'osai placer que trois mots.
« Et le Bien ?
— Le Bien est là, hélas, et il m'a retrouvé. Il va falloir que je change encore d'endroit. Il se trouve lui aussi dans l'esprit des hommes. C'est lui qui nous persécute. Je me cachais sous la couverture d'un gérant de magasin depuis plus de vingt ans. Mais il a découvert ma cachette. Ils vont bientôt venir à ma rencontre.
» Je sais que tu ne comprends rien à mon histoire. Ça n'a aucune importance de toute façon. Je vais te tuer. »
J'essayai désespérément de « ralentir » la mort.
« Et les pingouins ?
— Les pingouins ne sont rien d'autre qu'une partie de moi. Leur forme n'est qu'illusion. Derrière leur costume, se cache la même matière que celle qui me compose. Je m'étais servi de cette matière pour effrayer Pierre Dumanoir — un de mes passe-temps, en quelque sorte — mais celui-ci commençait à en savoir un peu trop, comme toi... Tu vas mourir, maintenant. »
Il y eut un bruit dans les escaliers. Je me retournai. Les pingouins arrivaient et déjà levaient leur hache.
Les lames s'abattirent sur moi. Je fermai les yeux. Quand je les rouvris, il n'y avait plus de pingouins, plus de haches, et plus de Brémontier. Une personne se tenait immobile dans les escaliers. Je reconnus Swift.
« Je suis revenu », dit-il simplement.

ÉPILOGUE

L'inspecteur était assis en face de moi dans le fauteuil destiné aux clients.
« Et voilà, Swift, Middelheim peut dormir sur ses deux oreilles : son magasin n'aura plus jamais de démons comme locataires. Vous avez détruit le Mal sans grande difficulté.
— Ne soyez pas si naïf, je n'ai fait que le chasser. Détruire le Mal, ce serait détruire l'humanité toute entière.
— Vous voulez dire que le Mal peut apparaître n'importe où et n'importe quand ?
— Bien sûr. Sans lui, l'équilibre de l'Univers tout entier serait menacé. Je n'ai fait que l'éloigner. »
Il y avait une question qui me trottait dans la tête depuis assez longtemps. Je devais la poser.
Je marchai vers la fenêtre et regardai les gens, en bas dans la rue, avant de demander...
« Qui êtes-vous, Swift ? »
Je me retournai et découvris avec rage que je parlais à une chaise vide.

Les petits paragraphes dominicaux (1)

Rêve de foie. — Un rêve au milieu de la nuit de samedi à dimanche : je suis devant un médecin généraliste inconnu (une femme, je pense) et me plains d'élancements au niveau du côté droit du ventre. Je demande au médecin : « C'est le foie ? » Elle soulève mon tee-shirt et enfonce vivement son index dans un repli de peau, exactement comme Panoramix (et d'autres) sur le pauvre Abraracourcix dans Le Bouclier arverne. Je hurle de douleur. Elle me dit : « C'est la vésicule biliaire ! » Je lui réponds (car je manque de fantaisie, même dans mes rêves) : « Impossible ! Je n'ai plus de vésicule biliaire ! On me l'a enlevée en octobre ! » Elle insiste : « C'est à coup sûr la vésicule biliaire ! » Je lui redemande si ça ne peut pas être le foie, mais elle est catégorique : « Non, c'est la vésicule biliaire ! Regardez ! », et elle appuie à nouveau au même endroit... et je me remets à hurler... C'est à ce moment que je me réveille... Je touche mon ventre pour me rassurer... Pas la moindre douleur... (Détail amusant : entre « foie » et « folie », il n'y a qu'une lettre de différence.)
Rami. — Ma mère et moi-même apprenons le rami (version simplifiée) à Gaëlle. Il était temps ! Il est impératif qu'elle sache jouer aux cartes, au moins au rami et à la belote. Ces deux jeux-là font partie de la vie familiale depuis longtemps. Franchement, à quoi seraient vouées les nuits chaudes du mois d'août à la campagne sans la belote avec l'oncle, le cousin et l'un ou l'autre parent ?
Kerokko Demetan. — Non, mais v'là-t-y pas qu'il demande un vin blanc à ma mère, comme si de rien n'était. Chez moi. Dans le jardin de la maison familiale. Je reste en retrait avec ma grand-mère, ma tante, ma cousine et son compagnon, en l'ignorant complètement. (Plus tard, au moment d'écrire ce texte, j'y réfléchis et je me dis que c'est moi qui ai clairement un problème.)
Dialectique muette.  — Jamais je n'oserais exprimer dans un blog, ni même dans un journal intime cadenassé, les pensées qui parfois me traversent l'esprit. Certaines dialectiques (ici un choix entre telle et telle action) me semblent tellement radicales qu'elles ne peuvent que rester sous silence. Mais alors, pourquoi l'écris-je ici à demi-mot ?

Mur. — Vus aujourd'hui (et presque tous les jours, de plus en plus souvent) dans les stations de la STIB : des gens qui montent sur le portail d'entrée et l'enjambent pour éviter de payer leur trajet. — Conclusion : construis un mur et tu créeras par la même occasion la population de ceux qui voudront le franchir. Ceci est valable dans de nombreux domaines : militaire, informatique, médiatique, mental, etc. (Idée à creuser, pour une prochaine fois.)


Libre-service. Jeudi dernier, je donnais à la propriété intellectuelle la définition suivante : « absurdité sans nom ». La question qui suit presque directement cette définition est (du moins me semble-t-il) : « Et toi ? Tu aimerais que quelqu'un vienne sur ton blog, en pique tout ou partie de son contenu et le publie "autre part", sans mentionner que tu en es l'auteur ? » — À moins de me contredire sur toute la ligne, il ne peut y avoir qu'une seule réponse à cette question : je n'en ai strictement rien à battre que quelqu'un reprenne mes textes et les recopie pour sa propre pomme. Les deux seules opérations qui me mettraient vraiment en rage sont : 1) que quelqu'un en tire du fric (même si je ne sais trop comment) ; 2) que quelqu'un modifie ou raccourcisse mon propos tout en continuant à m'en attribuer le sens. (Dans les autres cas, je regarderais sans doute la démarche d'un air moqueur, en me disant que celui ou celle qui publie mon texte en s'en attribuant tout le mérite manque cruellement de personnalité.)

Réclusion

Get back home. — « All that I'm asking tonight is that I make it back home alive. No explosions, no crashes, no fights. I wanna get back home... Back home... Back home... I wanna get back home... Back home tonight. »

Lost on Yer Merry Way by Grandaddy on Grooveshark


Gaëlle. — Chez mes parents. Ma fille me montre les horribles hologrammes de voitures en mouvement contenus dans certains œufs Kinder et m'en réexplique le fonctionnement approximatif, que je lui avais appris il y a quelques mois. Je lui dis : « Tu retiens tout ! » Sa réponse vaut le détour... Elle me montre sa tempe et me lâche, toute contente : « Oui, quand on me dit un truc, ça s'écrit là ! Et quand il y a trop de trucs, je regarde un dessin animé, comme ça tout ce que j'ai appris redescend et après, je peux de nouveau recommencer à apprendre de nouvelles choses ! »

« Papa ? Si je prends l'hologramme en photo, on verra toutes les images en même temps sur la photo ou bien une seule ?
 — Euh... »


« J'ai préparé un discours. Vous voulez bien venir l'écouter dans ma chambre ?

— On est tous dans la salle à manger, là, Gaëlle... Tu peux nous le faire ici, ton "discours" !
— Oui, mais je ne veux pas que d'autres personnes l'entendent, car c'est un secret !
— Mais il n'y a que nous pour le moment !
— Oui, mais si quelqu'un arrive pendant que je fais mon discours, il risque de l'entendre !
— Mais non... Personne ne va venir pour l'instant.
— Bon... D'accord... (Elle s'en va chercher une série de croquis.) Voilà : j'ai créé une machine pour que les objets soient vivants. Avec cette machine, par exemple, la vaisselle se fait toute seule !
— Ha ! Elle est géniale ta machine, lui lance ma mère.
— Les voitures se conduiraient toutes seules aussi. Et la lune se mettrait à parler parce qu'elle serait vivante !
— Ha ! C'est bien, ça... »
(Ensuite, Gaëlle regarde la lune et la voiture qu'elle vient de dessiner sur une de ses feuilles et commence à les raturer, pour une raison inconnue... Et c'est ainsi que se termine son « discours ».)

Spectacle manqué. — J'aurais dû aller voir la pièce de théâtre dans laquelle Léandra joue plusieurs rôles, ce soir à La Louvière. Mais non. Dans un accès d'égoïsme sédentaire — donc sans autres raisons que ma forte volonté de rester immobile et ma répulsion à voir du monde pour le moment —, j'ai décidé de rester chez mes parents. Léandra est déçue (je la comprends)... Et moi, si je continue comme ça, je vais finir par me retrouver dans le monde lovecraftien que je suis en train de me forger tout seul comme un grand... Un univers de solitude...