Archives mensuelles : mai 2012

Cœur de lézard

A lizard in the spring. — « Well I wish I was a tiny little lizard in the spring... Well I wish I was a tiny little lizard in the spring, 'cause a lizard in the spring can do about anything his tiny heart desires. » (Il n'est pas bringuebalé entre sa volonté de liberté et le carcan social, lui !)


Les papys dragueurs. — Dans le train Bruxelles-Namur, en début d'après-midi, une grande blonde aux yeux bleus, jeune, jolie et élancée (le genre « suédoise » mais avec un accent du Brabant wallon) est installée à une banquette de distance de la mienne. Sur le siège à côté d'elle, un énorme sac à dos de voyage. Elle revient — je l'apprendrai plus tard d'un voyage d'un mois à Madagascar et rentre chez elle, du côté d'Ottignies.

Deux vieux messieurs s'installent en face d'elle. « Voulez-vous que je bouge mon sac de place ? », leur demande-t-elle gentiment. « Oh, non, non, ne bougez rien du tout, surtout ! On va s'asseoir en face de vous, comme ça on pourra vous regarder. Votre visage est parfait. Beau comme un portrait. » Elle leur fait un sourire jusqu'aux oreilles, rayonne et les remercie. « Vous allez à Saint-Jacques-de-Compostelle avec ce gros sac ? », lui demande un des deux gars, un peu plus tard (curieuse question). Non, répond-elle : elle revient de Madagascar, adore voyager, bla-bla-bla, a déjà été en Inde, « et vous, vous avez déjà été en Inde ? », etc. etc. 

À Ottignies, la jeune femme s'en va avec son gros sac, empêchant les deux papys de mater plus longtemps sa jolie silhouette. — Oh comme j'aurais adoré qu'une fois la dame partie, ils commencent à débiter des vulgarités sur son compte, comme : « Putain, qu'elle était bonne, celle-là, je me la serais bien tapée ! »... Mais non : ils débutent une discussion conventionnelle et banale, en flamand, sur GlaxoSmithKline Belgique...  

Hanter le futur. — Dans la série de science-fiction Fondation d'Isaac Asimov, le mathématicien Hari Seldon invente la « psychohistoire », une science statistique permettant de prévoir les grandes évolutions probables d'une humanité éparpillée au sein de la Galaxie. Grâce à sa nouvelle discipline, Seldon prévoit l'effondrement de l'immense Empire galactique mais, tel Cassandre, sera condamné à ne jamais être cru. Il réussit néanmoins, afin de « limiter la casse », à mettre en place deux fondations, garantes l'une du savoir technologique, l'autre du savoir psychohistorique.

Après sa mort, Seldon réapparaît ponctuellement sous la forme d'un hologramme aux membres de la Première Fondation et, grâce à la psychohistoire, décrit parfaitement à chaque fois (à une notable exception près) l'évolution de la société, ses crises et la façon dont celles-ci ont été résolues...

Je me dis qu'il faudrait un jour que je mette en place un tel système sur ce blog, au cas où... (La chose est faisable dans la mesure où je peux planifier la publication de messages assez loin dans le futur). Toutes les x années après ma mort, un article serait posté. Bien sûr, je n'y commenterais pas les (r)évolutions de l'humanité (je ne suis pas un psychohistorien), mais je reviendrais hanter le monde des vivants avec mes réflexions à deux balles. — « Aujourd'hui, lundi 11 août 2031, une de mes cendres portée par la pluie a découvert le squelette d'un iguanodon, à 370 mètres de profondeur. » J'imagine aussi qu'après mon décès, mes amis divulgueraient à la presse l'existence de ce blog devenu posthume. Je vois déjà le titre : « Il écrivait un article par jour de son vivant et, décédé, continue à donner de ses nouvelles de temps en temps. » Ce serait du plus bel effet et je deviendrais mort et célèbre, comme Stieg Larsson !

De la difficulté...

De la difficulté de créer de la nouveauté. — Je suis avec Yama dans le train de retour vers Bruxelles. À la fin du trajet, s'esquisse une discussion que l'on pourrait résumer de cette manière : qu'il est difficile d'avoir une idée originale, d'inventer du nouveau ! — Yama aimerait, durant sa vie, créer au moins une chose qui n'a pas encore été créée. Lorsque je lui demande dans quel domaine cette création prendrait place, elle me répond : « Ce serait en rapport avec le modelage de la matière. J'aimerais créer un objet agréable au toucher... » Yama se contrefiche qu'une œuvre d'art possède un fond, un sens... Dans son optique, un artiste qui dans une galerie explique le message qu'il a voulu faire passer à travers son œuvre représente le comble de l'horreur. Ce qui intéresse Yama, donc, c'est la forme ! Somme toute, cela rejoint assez bien ce qu'elle disait avant-hier sur la beauté de l'inutilité.

Ce qui ressort par ailleurs de cette discussion est qu'il est fichtrement difficile, voire impossible, de créer de nouvelles formes (d'art, d'idées, de pensées...). Par « nouvelles », j'entends ici « vraiment nouvelles ». Toute création s'inscrit dans un cadre. Tout génie artistique reste l'expression de la société dans laquelle il s'inscrit et les avant-gardistes ne le sont que parce que, dans leur talent, il leur est possible d'aller un peu plus vite que leur temps, de voir un peu au-delà... Mais un artisan médiéval n'aurait jamais pu inventer l'Art nouveau, de même qu'un peintre de la Renaissance n'aurait jamais pu être suprématiste (ou alors par hasard ?).  

Yama mentionne également l'écriture : comment écrire sans influence ? Comment savoir si une plume et un style ne sont pas la plume et le style de quelqu'un d'autre ? Est-ce que je possède une pensée propre, forgée en moi-même sans le moindre apport extérieur ? Il semblerait que non. Tout ce que je peux faire, c'est jouer plus ou moins brillamment avec les symboles disponibles. En filigrane de cette façon de voir, revient l'idée que je ne suis pas le propriétaire de ce que je pense, ni de ce que j'écris. La propriété intellectuelle d'une œuvre ? Une absurdité sans nom !

Épilogue : d'un côté, je suis entièrement déterminé par le système dans lequel je vis ; de l'autre, j'ai à chaque instant devant moi un panel presque infini de possibilités. Face à ce tiraillement extrême et incessant entre fatalisme et liberté absolue, comment veux-tu que je ne sois pas angoissé ?

De la difficulté d'acheter une boule de glace dans une société postmoderne. — Début de soirée, Bruxelles-Midi. Je décide d'attendre Mary en compagnie d'une glace et d'un café, que je commande au petit stand Häagen-Dazs de la gare. L'objectif paraît simple, mais c'est sans compter sur le vendeur qui a apparemment reçu pour mot d'ordre de vendre tout et n'importe quoi aux malheureux clients qui croisent son chemin...


«  Un café "Americano" et une glace vanille, s'il vous plaît.
— Ha... Désolé, nous ne vendons pas de simple glace vanille... Mais nous avons de nombreux goûts délicieux à base de vanille comme "Macadamia Nut Brittle" !
— Non, non... Dans ce cas, je vais prendre une boule "Crème brûlée".
— D'accord. Et un cappuccino, c'est ça ?
Non, surtout pas ! Un "Americano" s'il vous plaît...
— Vous voulez un brownie avec ça ?
— Non, non, pourquoi ?
— Ou une gaufre chaude ? Un cookie ?
— Non, je ne veux rien de tout ça. Juste le café et la boule, s'il vous plaît.
— Si vous voulez du sucre et du...
— Non, non, non... Je veux un café noir... S'il vous plaît. »
(Va-t-il lui aussi me demander si je désire des glaçons dans ma boisson brûlante ? Non : il abandonne, me donne enfin ma commande et passe à la cible suivante.)

De la difficulté d'apprécier un groupe à sa juste valeur lorsque la sono est pourrie.  — Mary arrive à la gare du Midi peu de temps après cet épisode. Elle s'est garée pas loin de là et est accompagnée d'un de ses potes, Gondry. Celui-ci termine des études d'histoire contemporaine à l'ULB. Mary : « Il est de gauche, comme toi. Il est même allé à Lille pour écouter Mélenchon ! » Encore un putain d'historien gauchiste ! Peu après, Bob nous rejoint et nous partons en voiture, direction La Chocolaterie, une petite salle de concert située à Molenbeek.

Moi, je dis : « Attention ! »... Molenbeek est une commune très dangereuse ! Enfin, ça doit être vrai vu qu'on n'arrête pas de nous en parler dans les médias... Ce soir, nous en avons enfin la preuve criante : deux passants rentrant chez eux nous disent bonjour et un gamin fait du patin à roulettes sur le trottoir ! Pire encore : à deux pas de la salle, une bande de jeunes tente de nous intimider : « La Chocolaterie ? Oui, oui, c'est juste là-bas au fond du couloir... Bonne soirée ! » — Demain, c'est décidé, j'écris au courrier des lecteurs du Vif/L'Express pour expliquer à quel point ces quartiers de la ville sont à la limite de la guerre civile.

Sur un des flancs de la petite et sombre salle de concert, est installé un long bar où ils vendent notamment de la Pils de Silly et de la Divine. Au programme de ce soir : Lower Dens. Anecdote amusante : dans mon ignorance crasse, j'ai cru pendant un bon bout de temps que le groupe était mené par un homme assez efféminé, alors que c'est exactement l'inverse. Le leader n'est autre que Jana Hunter, une musicienne d'origine texane installée à Baltimore, Maryland. Avec sa mèche de cheveux qui lui tombe constamment sur le visage, elle me fait penser à un des gamins gothiques dans South Park
Je suis le seul couillon à ne pas avoir vu que c'est une femme.

« La vie est souffrance... La vie n'est qu'une souffrance... 
On nous apprend à croire à des contes de fées aux 
fins heureuses, mais seules les ténèbres existent...
Une noire et déprimante solitude, qui te dévore l'âme. »


Musicalement parlant, rien de nouveau sous le soleil : une batterie métronome dans un pur style « jam Krautrock », des synthétiseurs plutôt « New Wave » par-ci, par-là... Je ne suis pas très emballé sauf, à la limite, pour un ou deux morceaux phare... Faut dire que la sono est assez pourrie et mal balancée : la batterie noie le reste des instruments, les guitares et les voix s'entremêlent... Peut-être aurais-je dû écouter leurs albums avant d'aller les voir ? Ou peut-être suis-je trop à cran ce soir pour apprécier cette musique à sa juste valeur ? (J'ai envie d'être tranquille, chez moi, loin de tout ce bruit...)

Comme un grain de sable dans le cours du temps

Retour sur interviews. — Pendant mon travail, je réécoute en arrière-plan les interviews de syndicalistes socialistes que Wynka et moi avons réalisées jeudi dernier. Je m'entends discuter, poser une série de questions ridiculement hors-sujet et, comme d'habitude, je hais ma voix : je cherche mes mots constamment, à la limite du bégaiement, parle beaucoup trop vite et surtout, surtout... je suis d'une pédanterie qui me laisse pantois. Je parle comme un Namurois qui aurait fait ses études universitaires à Bruxelles et qui aurait essayé, en vain, de prendre l'accent prétentieux des cénacles universitaires de la Capitale. (Aurait ?)

Comme si cela ne suffisait pas, je me rends compte que j'entraîne mon interlocuteur sur le terrain de l'opinion politique, sans doute parce que je trouve celle-ci plus intéressante que le simple étalage de mémoire factuelle. Wynka me dira que c'est globalement positif car, de cette manière, l'interviewé se sent en confiance et se lâche plus facilement sur des sujets sensibles. La médaille a néanmoins un revers : en jouant (inconsciemment) de la sorte, je crée une source brute beaucoup plus difficilement utilisable en termes d'enquête historique. Ci-dessous quelques extraits légèrement remis en forme, sans rapport direct avec l'objectif de l'interview...
Interviewé n°1. Parler en public, ça s'apprend avec l'expérience ! On faisait des assemblées en front commun... Plus de 2000 personnes... Quand vous avez des choses à dire et que vous ne racontez pas des couillonnades ce que Sarkozy a fait hier [au débat du mercredi 2 mai] —, eh bien vous n'êtes pas mal à l'aise. Quand vous ne racontez pas des mensonges, vous n'êtes jamais mal à l'aise... Et ça, les gens le voient !
Moi.
Ils voient l'honnêteté, c'est ça que vous voulez dire ?
Interviewé n°1.
Tout à fait. C'est ça qui a fait perdre le match hier à Sarkozy.
Moi
. Haha, oui ! Mais il est malhonnête depuis très longtemps, celui-là.
Interviewé n°1. — Ouais... Enfin, pour moi, hein... Il y a sans doute des libéraux qui l'ont trouvé impeccable !

Interviewé n°1. On vit une grave menace en ce moment... La situation qu'on est en train de vivre au niveau international, c'est les années 30 ! Vous savez qu'en 1929, il y a eu une crise financière mondiale épouvantable... Et après la crise financière, une crise économique... Et une crise sociale avec une récession épouvantable dans la plupart des pays et notamment en Europe.
Moi.
Et le retour de l'extrême droite.
Interviewé n°1. Et le retour de l'extrême droite au pouvoir, oui ! On revit exactement la même chose ! Le problème c'est que ça s'est terminé par une guerre... C'est vrai que c'est un contexte différent, mais le phénomène est le même ! On part d'une crise financière qui engendre des problèmes économiques et sociaux ; on part de gens qui ont peur... Et quand les gens ont peur, ils votent extrême droite, ils votent pour des gens qui divisent, qui leur désignent le coupable : "il est , c'est les Juifs, c'est les Arabes..." Mais le coupable, ce n'est rien de tout ça : c'est le système... Et l'extrême droite s'est toujours bien entendue avec le système.
Moi.
Enfin, si on veut se rassurer, on peut se dire que, dans les années 30, il y a eu aussi le Front populaire, il y a eu la résistance à Franco... Il faudrait y penser si on doit nous mêmes un jour entrer en résistance !
Interviewé n°1. Exactement ! Exactement !
Moi. C'est vrai qu'on comprend pourquoi après la guerre, le Conseil national de la Résistance a proposé plein de choses qui étaient de nature très solidaire... C'est parce qu'ils ont connu la solidarité pendant la guerre...
Interviewé n°1. Oui. Quand on a vécu des moments comme ça et qu'on a lutté pour finalement rétablir une démocratie, on comprend pourquoi il faut y être attaché !

Interviewé n°2. J'ai mal au ventre quand je vois Di Rupo, par exemple... Mais qu'est-ce qu'il fout là ? Quel mandat est-il en train de remplir ? Moi, je ne sais pas... Je trouve qu'il est nuisible.
Moi.
En tant que Premier ministre socialiste ?
Interviewé n°2. Oui ! Parce qu'il est en train de nous charger de tous les défauts du capitalisme, que le national est en train d'avaler. Quand je vois le programme dirigé par Di Rupo, ça ne peut que nous faire du tort, à nous... Il me fait mal au ventre parce que, si je ferme les yeux et que j'écoute, je ne vois pas la différence entre le programme de ce gouvernement et le programme du PRL [parti libéral belge francophone, réuni aujourd'hui au sein du MR]. Oui mais demain, nous socialistes, quand nous irons aux élections, on va nous reprocher ce qu'a accepté Di Rupo !
Moi. Donc, la seule différence, c'est qu'il est estampillé socialiste et donc qu'on se dit que la pilule passera plus facilement... Mais, en gros ce que vous dites, c'est que c'est la même chose... Que c'est le même programme ; que c'est un programme d'austérité qui ne devrait pas être porté par un socialiste ?
Interviewé n°2. On n'a pas de raison... On n'a pas de raison... Il ne devait pas accepter cette place. Mais c'est l'exemple d'un homme qui a donné trop d'importance à son auréole et pas assez à sa fonction.

Interviewé n°2. (...) [Les pensions extra-légales], c'est très dangereux... Et vous avez beau répéter ça aux travailleurs, ils ne comprennent pas. En prenant des avances pour vivre mieux aujourd'hui, vous travaillez à avoir une mauvaise vieillesse...
Moi.
Vous hypothéquez votre futur, c'est ça que vous voulez dire ?
Interviewé n°2. — Oui, tout à fait !
Moi. Mais actuellement, même au gouvernement, on a presque l'impression qu'en réduisant les pensions légales, ils nous forcent à prendre des pensions qui sont justement extra-légales. C'est une volonté politique de mettre l'économie au privé.
Interviewé n°2. Tout à fait, ça c'est sûr ! Ça, c'est une certitude absolue ! C'est pour ça que j'en veux à un type comme Di Rupo qui a apporté sa caution de Premier ministre à toutes ces manœuvres... Qu'un libéral le fasse, eh bien je dis : c'est dans sa doctrine, c'est normal... Je ne critique pas les libéraux, ils défendent leur genre...
Moi.
Mais qu'un socialiste le fasse, c'est une forme de trahison, c'est ça ?
Interviewé n°2. Oui, tout à fait. Et ça, les gens ne le comprennent pas. Quand je vais défendre ce point de vue, j'ai sur le dos les délégations syndicales...
Moi. 
L'idée, c'est qu'on va vous dire que c'est dépassé, qu'il ne faut plus penser comme ça ?
Interviewé n°2. Oui.
Moi. Et c'est vraiment difficile d'aller contre cette tendance...
Interviewé n°2. Terrible ! Terrible !

L'avenir et l'advenu. — « Ça y est ! C'est reparti ! », lâche au début du temps de midi ma collègue Christiane, mi-résignée, mi-amusée... L'objet de sa gentille petite moquerie : un débat philosophique entre Charlotte et Lodewijk sur le statut qu'il conviendrait de donner à l'avenir. Résumé des positions : pour Charlotte, l'avenir n'a pas réellement d'existence propre ; il n'est rien d'autre qu'une projection mentale. Pour Lodewijk, au contraire, l'avenir n'est pas connu, mais il est en quelque sorte déjà là, quelque part.

Mes deux collègues n'arrivent pas à se mettre d'accord sur l'interprétation d'une phrase comme : « Dans les années 60, l'avenir était plus radieux qu'aujourd'hui. » Pour Lodewijk, c'est un non-sens : qu'on soit en 470 avant Jésus-Christ, en 1960 ou en 10191, un moment dans le temps reste immuable et objectif. Lodewijk dira donc à plusieurs reprises : « En 1960 ou aujourd'hui, 2017 n'est pas plus ou moins radieux. C'est simplement la vision qu'on s'en fait qui change. » Charlotte, au contraire, pense que l'avenir ne peut être considéré que comme une projection mouvante : « Non, 2017 n'a pas de consistance propre. Ce qu'on nomme 2017 n'est rien d'autre qu'une vision par rapport à un instant donné. » Lodewijk : « Pour ceux de 1960, 2010 était l'avenir. Et maintenant cet avenir s'est concrétisé ! » Charlotte : « Non, 2010, c'est l'advenu. Tu confonds l'avenir, qui est une idée, avec l'advenu, qui en est la concrétisation après coup... »
J'apporte mon eau au moulin et prends pour point de comparaison le passé : ce dernier n'a pas non plus stricto sensu d'existence propre et, selon les époques, les cultures et les civilisations, les penseurs ont présenté ce passé comme glorieux (cf. le concept d'Âge d'Or chez les anciens Grecs) ou au contraire miteux (cf. la façon dont certains érudits de la Renaissance considéraient le Moyen Âge, ou encore la vision progressiste de l'histoire mise en avant par les positivistes). Mais à cela, Lodewijk répondra : « Oui, mais là encore, il ne s'agit pas du passé mais d'une vision du passé. »

Voilà ce qui arrive quand on joue avec des mots comme « maintenant », « demain » et « hier » en les détournant de leur usage commun. Si je dis à Léandra : « Hier, je suis allé à la Maison du Peuple » ou « À l'avenir, j'essaierai d'être plus souriant », la phrase sera comprise directement, sans que j'aie besoin de l'expliciter... Mais dès que je place hier ou demain dans une discussion philosophique, je ne m'en sors plus et me tape la tête contre le mur de ma compréhension limitée : «  se trouve hier par rapport à aujourd'hui ? » ; « Demain est-il déjà contenu quelque part ? », « Quel est ce maintenant vécu à chaque instant de ma vie mais qui fuit tel l'impalpable grain de sable à l'intérieur d'un sablier ? » — Ces questions ne devraient même pas être posées. (J'avais pourtant clairement précisé : PLUS DE WITTGENSTEIN dans ce blog, bordel !)
Pieds de plomb. — Dans le train de retour vers Liège-Guillemins, en soirée, à exactement une semaine d'intervalle, je recroise les deux dames qui la dernière fois traitaient de l'usage anal d'un balai. Aujourd'hui, la plus jeune se plaint de son travail :
« Il faut que tu t'imagines ce que c'est de se rendre au boulot avec des pieds de plomb... Chaque matin, tu te lèves sans perspective et tu te dis que tu vas devoir faire ces conneries toute ta vie... Ça me donne envie de me pendre !
 — Mais enfin ! Ne dis pas ça !
 — Je n'aime pas ce que je vois pour le moment... Tout va mal !
 — Tu devrais penser à toi !
 — Ben oui... Mais je vais me retrouver toute seule, tu vas voir. 
 — Mais non !
 — Mon collègue, il a six ans d'expérience. Chaque fois que je vais le voir pour un problème, il s'en fout. Il ne restera pas plus d'un mois... Et puis je vais me retrouver au chômage...
 — Tu vois tout en noir !
 — Je trouverai un boulot où je devrai faire des sandwiches, tiens ! On me laissera tranquille comme ça... Et je ne me ferai pas chier !
 — Des sandwiches ? »
Le train arrive en gare de Liège-Guillemins. Pour entendre (et retranscrire) la suite de la discussion, il m'aurait fallu continuer le trajet en compagnie de ces deux dames. J'y ai pensé sérieusement, afin d'alimenter un peu plus ce blog, puis je me suis dit que le jeu n'en valait pas la chandelle.

Delhaize & l'orthographe.  — À la caisse du petit Delhaize jouxtant la gare de Liège-Guillemins, cette petite pancarte : « ATTENTION VOLEUR ! TOUT VOLS, QUEL QU'IL SOIT, FERA L'OBJET D UNE PLAINTE ! ». — Et si je corrige les fautes d'orthographe, aurai-je droit à une ristourne ?

Potemkine. — Un des problèmes récurrents de ce bar réside dans le fait que le personnel a parfois le plus grand mal à comprendre la langue française. Je demande une « Biolégère Dupont » au serveur, mais il n'a pas l'air de piger. Je recommence, à deux reprises, et le gars finit par me servir une... Volga (une « bière légère », avait-il compris, à mon grand dam). C'est à ce moment que je me rends compte qu'il parle principalement l'anglais...  — Mais qu'est-ce que je fous ici ? Et pourquoi ai-je commandé une bière, d'abord ?

space_jockey

De l'inutilité d'un blog

La beauté dans l'inutilité. — « (...) Par contre, je ne suis pas d'accord avec toi ! me lance Yama dans le train de retour vers Bruxelles.
— Ha ?
— Non.
— Sur quoi ? Sur La Nef des fous ?
— Non, non... Cette partie-là, je l'ai juste survolée... Non.
— Sur François Hollande alors ?
— Non, non, pas du tout !
— Ha...
— Non, c'est par rapport à un truc que tu as écrit sur l'utilité d'un blog...
— Ha oui, je vois !
— Dans d'autres posts, tu dis explicitement que tu écris principalement pour toi, sans qu'il y ait spécialement une utilité pour autrui...
— Mais ce texte sur l'utilité est circonstanciel. C'est parce qu'une personne m'a écrit ce jour-là que la lecture de mon blog l'aidait dans sa propre vie... Un truc de ce genre...
— Oui, je comprends parfaitement que quelqu'un, en te lisant, trouve des résonances dans sa propre vie... Mais dire que ton blog est utile, non ! C'est le rabaisser !
Mmmmh, en effet. Sans doute le mot "utile" est-il particulièrement mal choisi...
— Non... Je ne sais pas...
— Tu as du mal avec le concept d'utilité, c'est ça ?
— Carrément ! Je déteste par exemple quand quelqu'un dit qu'il "aime se rendre utile" ! Personne n'est vraiment utile...
— Oui, je comprends très bien.
— La beauté du projet, c'est justement son inutilité.
— Donc mon blog est meilleur s'il est inutile ?
— Ouais ! On s'en fout que ce soit utile ! »

The Wire, le canapé et les échecs. — Yama a écouté récemment sur France Culture l'émission des Nouveaux chemins de la connaissance consacrée aux séries The Wire et 24 heures chrono, en rapport avec l'effondrement du rêve américain, et a été marquée par une drôle d'analogie proposée par l'un des deux intervenants du jour : celle reliant symboliquement le canapé orange se trouvant au centre de la cour où vivent et commercent les petits dealers de Baltimore dans The Wire et le concept d'immobilité sociale...  — Ces dealers de rue n'ont d'autre choix que de jouer chaque jour le même jeu : vendre leur dope ou bien crever. Aucune ascension n'est possible pour eux. Chaque jour, c'est donc un éternel recommencement : ils baignent complètement dans un cadre de vie fixe duquel ils ne peuvent s'extraire. Le canapé serait alors presque l'équivalent métaphorique de la boule blanche (le rôdeur) dans Le Prisonnier.  — Mais avec quoi tu viens, là, Hamilton ?
J'ai écouté l'émission en question. L'idée du canapé est peut-être un peu tirée par les cheveux... Quoique... Dans The Wire, série perfectionniste par excellence, tout est maîtrisé, rien n'est laissé au hasard et la symbolique joue un grand rôle.  — Un canapé comme symptôme de l'immobilité sociale... Pourquoi pas tout compte fait ?
Durant l'émission, les deux invités esquissent en quelques traits ce qui oppose The Wire à 24 heures chrono. Les deux séries proposent chacune une vision de l'Amérique, mais la différence de point de vue est de taille : dans 24, l'angle d'approche se situe en hauteur (vue omnisciente, surveillance maîtrisée, simultanéité des actions...), alors que dans The Wire, tout est vu du bas (échelle humaine, démystification de la surveillance, impossibilité de maîtriser tous les maillons d'un système complexe...). Ils terminent par un constat d'ordre politique : The Wire serait plutôt de gauche tandis que 24 heures chrono plutôt de droite...

Je dis à Yama que ce qui m'a d'emblée frappé dans The Wire, c'est la référence constante au jeu d'échecs. Au cours de la première saison, un dealer enseigne à un autre les rudiments des échecs et l'explication qu'il donne  — une scène d'anthologie ! — peut servir de squelette aux cinq saisons de la série. Beaucoup de personnages principaux prennent ainsi place sur un immense échiquier : Marlo Stanfield, le gangster économe dans ses mouvements qui veut devenir roi et y arrive (bien qu'à la fin de la série, sa situation — libre mais empêché de reprendre le business — ressemble à un pat)... Lester Freamon, fin limier à la police criminelle, est un cavalier qui trouve d'importants indices par à-coup... Jimmy McNulty, l'inspecteur qui ne respecte aucune règle, est un fou. Etc.  — Mais je ne vais pas réécrire ici l'article déjà paru sur le Blog du noctambule...
« Space Jockey ». — Voilà ! J'ai retrouvé le nom de l'énigmatique race extraterrestre qui apparaît notamment dans le tout premier Alien de Ridley Scott (Alien, le huitième passager, 1979) et dont je parlais dernièrement à Yama, sans revenir sur son putain de nom : « Space Jockey », ou « Pilote », ou encore « Mala'kak »... Il s'agit d'une forme d'être bio-mécanique qui ne fait qu'un avec un vaisseau de type organique (c'est-à-dire dont les éléments ressemblent à voire sont des composantes vivantes).

Le Space Jockey mort dans Alien, le huitième passager...
(Mais c'est qu'elle est grande en plus, c'te bestiole !)

Les auteurs et scénaristes de science-fiction sont friands de ce genre de ressorts mystérieux, dont le principe est le suivant : les humains découvrent via un ancien artefact (vaisseau abandonné, objet spatial, message...) une race extraterrestre qui semble éteinte. Des éléments en petit nombre sont donnés pour attirer l'attention du lecteur ou du spectateur, mais pas assez pour tarir le flot de questions qui se bousculent dans sa petite tête : les Xénomorphes ont-ils été créés par les Space Jockey ? Ces derniers ont-ils disparus de l'Univers ou se sont-ils réfugiés quelque part ? Etc. 

La même technique est utilisée, entre autres, dans 2001 : l'Odyssée de l'espace d'Arthur C. Clarke/Stanley Kubrick (cf. les curieux monolithes déposés par des extraterrestres qui ne se montrent jamais) ; Rendez-vous avec Rama du même Clarke (passage dans le système solaire d'un gigantesque vaisseau dont les mystères se laissent difficilement percer) ; ou encore dans le Cycle de la Grande Porte de Frederik Pohl (découverte d'une porte spatiale d'origine extraterrestre permettant à de téméraires pilotes humains de se rendre à divers endroits de la galaxie).


« Lololulu26 ». — Maison du Peuple, en soirée. « Alors, vous avez de nouveau des tickets Wi-Fi ? ». La serveuse me répond : « Non, toujours pas, notre approvisionneur n'est pas passé... Mais nous avons un code prioritaire sur lequel tu peux te connecter. Par contre, si trop de monde se connecte en même temps, ça ne fonctionne pas ! » Elle s'en va quelques secondes à l'arrière du bar et revient avec un petit morceau de papier, sur lequel elle griffonne le code en question, un pseudonyme ridicule du genre « Lololulu26 » (le mot a été changé afin de préserver le secret de ce « maître de tous les codes »). De retour à ma table, j'essaie à plusieurs reprises mais force est de constater que ça ne marche pas !

Fin alternative

« Nous assistons à l'effondrement du vieux monde qui croule par pans entiers, jour après jour. Ce qui est le plus surprenant, c'est que la plupart des gens ne s'en aperçoivent pas et croient marcher encore sur un sol ferme. »
(Rosa Luxemburg, Lettres de prison, 1916-1918.)

Gare de Bruxelles-Midi, le matin. — Rectification : contrairement à ce que j'affirmais dans cet article, Epiphany, navetteuse Bruxelles-Liège, se promène toujours en ce moment avec un sac à dos Quechua rouge (et gris). C'est sans doute ce même sac que Yama a récupéré sur la banquette pour le lui redonner, alors que la petite Epiphany l'avait négligemment oublié, un jour de fatigue sans doute. Les pièces du puzzle du train de 7h24 se mettent petit à petit en place !
En parlant de pièces du puzzle : une des autres navetteuses régulières, la brune assez mystérieuse, froide et renfermée qui lit toujours des trucs intéressants et dont une photo d'enfance a semble-t-il orné les murs de la Maison du Peuple (mais c'est une autre histoire), cette navetteuse donc se balade aujourd'hui avec un sac à l'effigie de Rosa Luxemburg reprenant une citation en allemand de celle-ci (un court texte sur la révolution). Je suis certain que cette navetteuse-là est d'une grande intelligence et très cultivée, mais je ne connais même pas son prénom !
Citation. — Tant qu'à mentionner la militante révolutionnaire allemande, une autre citation, qui résume à merveille la différence entre la démocratie de pacotille dans laquelle nous vivons et un véritable changement radical de système politique : « Quiconque se prononce en faveur de la voie des réformes légales, au lieu et à l'encontre de la conquête du pouvoir politique et de la révolution sociale, ne choisit pas en réalité une voie plus tranquille, plus sûre et plus lente, conduisant au même but, mais un but différent, à savoir, au lieu de l'instauration d'une société nouvelle, des modifications purement superficielles de l'ancienne société (...), non pas la suppression du salariat, mais le dosage en plus ou en moins de l'exploitation. » (Réforme sociale ou révolution ?, 1899.) ♥
(D'autres citations sur le site de La Toupie.)
Fin alternative. — Écoutés aujourd'hui durant le trajet de retour : deux morceaux du groupe de post-rock Our Last Hope Lost Hope. Le premier, « Godsstation », est une mélodie longue et tranquille. Le second, « Alternative Ending », constitue au contraire une très courte envolée. Le second est la continuation directe du premier une fin alternative, comme son titre l'indique.

Le héros de ce diptyque musical sans parole pourrait être un homme à la vie monotone, ennuyeuse, horizontale, qui se rend compte tout à coup, mais peut-être trop tard, qu'une alternative flamboyante est/était possible : une montée verticale fulgurante, brève mais beaucoup plus intense que tout ce qu'il a vécu jusqu'alors. L'homme marche lentement dans la rue puis, sans raison, force le pas et finit par courir très, très vite... jusqu'à s'envoler ; ou bien : il croise une inconnue dans une foire et, plutôt que de continuer son chemin en baissant les yeux, l'emmène faire un tour de montagnes russes.  — Quelque chose de ce genre...

Alternative Ending by Our Last Hope Lost Hope on Grooveshark

Mary II. — J'ai appris indirectement que la sympathique serveuse de la Maison du Peuple s'appelle Mary. Ça lui va bien, je trouve. (Pour éviter les confusions avec Mary première du nom, je la nommerai ici Mary II.) Aujourd'hui, lorsque j'arrive au bar, elle me fait un grand sourire et me sort : « On est à court de tickets Wi-Fi ! Tu as tes réserves ? » Oui, oui, j'ai mes réserves...
« Les nouveaux socialistes. »  — J'écris dans un coin, tout au fond du café. En fin de soirée, un homme vient s'asseoir au bout de la longue table en face de la mienne. Il remarque qu'un verre à peine entamé y est posé et me demande si la place est libre. « Je pense que oui, lui réponds-je. Le propriétaire du verre est apparemment parti sans le boire... » Je me replonge dans l'écriture de ma soirée de dimanche. Peu de temps après, l'homme se remet à parler. Il dépose son ordinateur portable sur ma table et me montre un article de presse américain sur « Mr. Pudding » : « Lisez ça, me dit-il, c'est comme ça qu'ils surnomment Hollande aux États-Unis... Mais leur analyse est intéressante. La presse là-bas est clairvoyante : elle ne le prend pas pour un guignol... »

Je discute avec lui pendant une dizaine de minutes, de la Grèce, du changement politique en France, etc. Il a une vision optimiste des événements. Je l'écoute sans l'interrompre. C'est assez comique, si je puis dire, car je suis justement en train d'écrire un article pour le moins pessimiste sur ce genre de « choses ».

Il parle de François Hollande comme un des représentants des « nouveaux socialistes », en opposition à DSK et à tous ceux qui, à gauche, se sont compromis avec le monde financier... Je ne suis pas convaincu que la différence soit si grande, mais je n'y connais pas grand chose. Sur la montée de l'extrême droite, il me dit : « Il ne faut pas s'en faire. L'être humain, naturellement, n'est pas raciste. » — Je lui réponds que ce n'est pas tant une question de racisme que de désignation d'un bouc émissaire en temps de crise... (Qu'est-ce que le naturel vient faire dans ce débat ?)

Roses

Présidentielle 2012. — Je suis à la Maison du Peuple (pour ne pas changer) lors de la publication des premiers résultats fiables... Un secret de Polichinelle car peu après 18 heures, les sites Web du Soir et d'autres journaux belges annoncent clairement la couleur : le nouveau président de la République française sera François Hollande.

C'est là que je me rends compte de ce que c'est d'être émotionnellement de gauche. Car être d'un bord politique, quoi qu'on en dise, c'est avant tout une question de tripes : l'émotion d'abord, la raison ensuite. (Si je devais utiliser pour l'occasion un langage Western, je dirais : « On pend d'abord, on juge après. ») Donc, lorsque je vois la bouille joviale du candidat socialiste sur tous les sites de presse, ma première réaction est un accès de joie, voire de larmes de bonheur (je suis un grand sensible) : « Ha putain, mais c'est pas possible... Ils l'ont élu ! La droite est enfin éjectée de l'Elysée ! » Finies les dérives sécuritaires ! Finis les discours xénophobes à peine cachés !
« Bon, OK, me dis-je, le type n'est pas de gauche radicale, peut-être n'est-il même pas de gauche du tout, mais au moins ce président de la République-là aura un discours beaucoup plus tempéré, plus raisonné que l'opportuniste qui quitte la fonction... Et il sera à la tête d'un gouvernement social-démocrate. C'est toujours mieux que rien. »
Et puis... Et puis la raison reprend le dessus. Je me dis que, comme Elio Di Rupo en Belgique, ce président socialiste sera à coup sûr, à moins d'isoler l'Hexagone du reste du Monde, porteur de nombreuses réformes d'essence néolibérale, imposées par les marchés... Des réformes qui auraient dû être menées par un gouvernement de droite, et non par un socialiste, qui y perdra ses plumes et deviendra impopulaire. — À moins que... Mais non !

Et puis je me dis que ce n'est pas parce qu'une forme molle de socialisme* a repris le pouvoir exécutif en France que le jeu va forcément changer... La donne est la suivante : mesures d'austérité voulues par la Finance internationale, paupérisation de l'Europe, montée en flèche de l'extrême droite, qui brise de plus en plus le cordon sanitaire qui l'isolait de l'espace de décision depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. (Voir, et ce n'est qu'un exemple, la toute récente arrivée des néo-nazis de l'Aube dorée au Parlement grec. — Voilà ce qui se passe lorsque les seules solutions modérées proposées sont des mesures d'austérité ! — Voir aussi, en passant, la direction prise par l'Allemagne après la Première Guerre mondiale.)

En toute raison, et en dehors de la moindre émotion, dois-je vraiment me réjouir de voir François Hollande arriver au poste de président de la République au moment même où, à travers la fenêtre orientale de mon appartement, je vois l'Europe prendre feu ?

C'est toujours mieux que rien, oui, oui...


Soirée. — Ce dimanche, je passe la soirée en solitaire. Je prends tout mon temps pour écrire un article à rallonge, celui consacré à la journée de vendredi, sur les pneus à crampons, les collègues de Léandra, la soirée chez Tom, La Nef des fous, etc.

Seul contact : un coup de fil d'Emily. Il y a beaucoup de bruit dans le café et j'ai du mal à la comprendre. Condensé : elle est à la librairie Filigranes avec Andrew ; les deux cherchent des guides touristiques ; leur idée est de se rendre, durant le long week-end de l'Ascension, en Allemagne, « plutôt du côté de la Pologne Cologne »... Suis-je intéressé ? « Non, non, ça ne va pas être possible pour moi. » (Mon voyage au Canada sera a priori la seule incursion en dehors de la Belgique cette année.) Emily ne me rejoint pas ce soir, Andrew se rend apparemment à un drink électoral... Et moi, je continue à écrire...
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* Aucun rapport avec l'homme : c'est le socialisme du PS qui est mou, en général.
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« Original Pimpant »

Apnée, tachycardie et extrasystoles.  — Ha ! Elle va être belle cette journée de samedi, à Bruxelles, en compagnie de ma fille !  — Durant la nuit, je me suis réveillé en sursaut à deux reprises, avalant de grandes bouffées d'air, comme si je n'avais plus respiré depuis une minute (à bien y réfléchir, peut-être était-ce vraiment le cas ?). Le matin, je sors du lit plus fatigué que la veille, le cœur battant la chamade (la lave tiède de tes yeux coule dans mes veines malades ?*) et décalant ses battements. Je sais d'avance que toute ma journée sera gâchée par ces ratages cardiaques désagréables et ça m'énerve prodigieusement. Courant d'après-midi, le souffle court, je suis obligé d'aller me reposer quelques heures dans ma chambre, laissant Gaëlle, toute sage, devant un DVD des Simpson
Autant je suis dans une phase morale et intellectuelle ascendante en ce moment, autant je suis terriblement à plat physiquement. Peut-être la mort est-elle plus proche que je ne le crois ? — C'est vraiment très embêtant d'être une conscience prisonnière d'un corps dont je ne contrôle aucune des fonctions vitales... Mon cœur peut lâcher d'un instant à l'autre, annihilant toute vie, toute mémoire... C'est ce qui arrivera tôt ou tard de toute façon. (Tu aimes les évidences, hein, Hamil' ?) — Toute l'humanité n'est en fait que ceci : une mémoire, une conscience se perpétuant dans l'immensité de l'espace et du temps... Mais pour combien de temps encore ?  — Ça vaut bien la peine d'emmerder les autres avec ses rêves de pouvoir, d'argent et de domination... Au final, tout, absolument tout, sera aplani. (Absurdité, absurdité que tout ceci !)

Et en plus, il fait gris...  — Si seulement il faisait beau, mais non ! Le temps est gris et maussade. Non pas que je n'aime pas cette ambiance de « météo aquarium » (pour reprendre une expression de ma tantine), mais c'est embêtant de rester enfermé toute la journée dans un appartement avec Gaëlle. Et puis, un peu d'air frais me ferait sans doute le plus grand bien.

« Original Pimpant ». — Que serait devenue l'histoire de la famille Simpson sans la légendaire figure de Charles Montgomery Burns, vieux milliardaire acariâtre, égoïste mais haut en couleur ? Ce personnage porte à lui tout seul la moitié des gags les plus hilarants de la série. (Gags qui, soit dit en passant, sont contenus principalement au sein des toutes premières saisons... Car par la suite, ce show est devenu, à de rares exceptions près, très mauvais et consensuel — rattrapé par le formatage télévisuel ambiant, en quelque sorte.)

Vu aujourd'hui, pour la centième fois au moins, cet épisode génial (le 10e de la 5e saison) intitulé en français L'enfer du jeu**, dans lequel Burns crée son propre casino et perd complètement les pédales... Il se laisse pousser la barbe et développe une folie du contrôle couplée à une phobie des microbes (comme Howard Hughes !), à tel point qu'à la fin de l'épisode, Waylon Smithers, son fidèle bras droit, doit se déplacer dans un environnement aseptisé habillé en chirurgien. Scène mythique et surréaliste : Burns montrant une maquette d'avion à son assistant. Le vieil homme explique, le plus sérieusement du Monde : « Smithers, j'ai créé un nouvel avion. Il s'appelle "Original Pimpant". Il transportera 200 passagers depuis l'aéroport de New York jusqu'au Congo belge en 17 minutes. » (Voir ICI, à 15 minutes et 44 secondes du début. — À noter que tout l'épisode est presque du même niveau !) Gaëlle connaît cette réplique par cœur (j'en suis très fier).

Monty Burns présentant fièrement son « Original Pimpant ».

Retour sur La Nef des fous. — Je me suis bien gardé hier de prendre parti pour cette nouvelle, et pour cause : en première lecture, j'y décelais quelque chose de malsain. Rien à voir avec le fait que son auteur est un assassin... Non : simplement, le texte me mettait mal à l'aise.

Après une nuit de sommeil (et d'apnées), je peux pointer plus facilement du doigt la source du malaise : ce pamphlet « anarcho-primitiviste » relaie un discours assez proche par endroit de celui prôné par une branche de l'extrême droite contre, entre autres, la social-démocratie. — Je rectifie, car c'est plus complexe : il contient des éléments de langage propres aux anarchistes de droite et aux libertariens américains, ceux pour qui la liberté individuelle ne peut en aucun cas être entravée par des politiques de type égalitariste, principalement portées par la gauche...

De manière allégorique, le texte vilipende ces foules qui suivent aveuglément un gouvernement fonçant droit dans le mur et qui ne remettent jamais en cause la légitimité de ce dernier. Mais il est également un chouïa plus précis : la cible privilégiée de sa critique, c'est l'égalitarisme et les mesures antidiscriminatoires. C'est ainsi que les principaux protagonistes qui geignent sur le navire sont : des marins étrangers qui gagnent moins que les autres ; un gay qui se sent discriminé dans ses pratiques sexuelles ; une femme qui veut la même couverture (comprendre les mêmes droits) que les hommes ; une autre femme qui ne pense qu'au bien-être des animaux... Autrement dit, selon ce texte : la lutte contre la xénophobie, l'homophobie, la discrimination des femmes et la souffrance des animaux sont annexes ; ce qu'il faut avant tout, c'est un changement radical de société. (On pourrait presque rapprocher ce discours des idées de ceux qui n'arrêtent pas de dire du mal, en Belgique, du Centre pour l'égalité des chances ou du MRAX.)

Voilà de quoi s'emmêler les pinceaux... Car il y a dans La Nef des fous des éléments intéressants concernant les choix de société : à quoi cela sert-il d'égaliser les droits de chacun si, sur un plan plus vaste, toute la civilisation est vouée à l'effondrement ?  — Et pourtant, si je déteste la réticence de la social-démocratie vis-à-vis de toute remise en question radicale, je déteste encore plus les plans foireux qui ressemblent furieusement à des coups d'états militaires dont le but est de... de quoi au fait ? De revenir à une ère pré-technologique, pré-industrielle ? De tout raser, de faire mourir 90% de l'humanité pour revenir à une économie rurale/artisanale à échelle humaine ? D'envoyer des colis piégés à des scientifiques technophiles ?

Quoi qu'il en soit, cela repose la question de la technologie et de l'éthique : est-il possible de disposer d'une technologie plus en phase avec les besoins de l'humanité et moins proche du pouvoir et de l'argent ?  — Au fond, la question n'est pas tant celle de la technologie que de l'usage qui en est fait. Par ailleurs, toute avancée technologique a lieu sur différents plans : d'un côté, elle peut être un moyen d'asservissement et d'aliénation (il suffit de voir les progrès en matière de puces électroniques et de fichage) ; de l'autre, elle peut constituer une toute nouvelle forme de résistance (voir par exemple la constitution de réseaux indépendants et d'essence coopératiste sur Internet). — Mais tout ce que je raconte ici est un peu bateau, non ? Quoi de plus naturel pour le fan de métaphores maritimes à deux francs cinquante que je suis...

À suivre...
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* Une référence à Julien Clerc... Je commence à me répéter.

** Le titre anglais, $pringfield (Or How I Learned to Stop Worrying and Love Legalized Gambling), parodie du Dr. Strangelove (Or How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb) de Stanley Kubrick, est beaucoup plus inspiré.

« Il était une fois un navire... »

Pneus à crampons. — Ce matin, je travaille à Bruxelles, en bibliothèque. Dans le tram vers le Centre-ville, deux gars discutent. Le premier (très excité et recouvert de la tête aux pieds d'un treillis militaire) explique au second (crâne rasé, piercings, béquille et regard sombre) sa rencontre de la semaine.
« J'marche dans la rue, t'vois, et cette putain de bagnole s'arrête juste devant moi...
— Elle était belle ?
— P'tain, mon gars, jamais vu ça ! Une Toyota... Les pneus arrivaient à hauteur de mon cou !
— P'tain !
— Alors j'parle au propriétaire, moi. T'sais comment j'suis. Sans-gêne, hein, héhé !
— Ouais.
— Ni une, ni deux... Je lui ai demandé, comme ça, si j'pouvais monter dans sa caisse.
— Et il a bien voulu ?
— Ouais, mon gars ! Et je m'suis retrouvé au volant. P'tain, tu vois le monde différemment dans c'te bête.
— J'veux bien croire.
— J'lui demande plus d'informations sur ses pneus. Il me dit que ce sont des pneus à crampons, qui viennent directement des États-Unis !
— Des pneus à crampons ? Hé, c'est une voiture de foot ou quoi ?
— P'tain, mais t'fous pas d'ma gueuuuuleuh ! Il m'a dit que c'était des pneus à crampons... Moi j'fais que répéter, BORDEL !
— OK, OK... Te fâche pas. J'te crois !
— Des États-Unis, mon vieux, quoi... Et tu sais ce qu'il paie par an pour avoir l'autorisation de circuler avec ce tank ?
— Sais pas... Quinze cents euros ?
— Tu divises au moins par dix. Par DIX, p'tain ! 
— Pas possible !
125 euros de taxe de roulage par an, qu'il paie, le salaud !
— Ha, p'tain !
— Ouais. P'tain quoi... 
— Lemonnier... C'est pas ici que tu dois descendre ?
— Non, je dois prendre le 82. 
— Ben tu dois le prendre ici. Il bifurque sur la gauche, là...
— T'es sûr, couillon ?
— Ouais, ben ouais. 
— Ha p'tain ! Bon, allez, t'as intérêt à ne pas te tromper. Salut p'tite bite !
— P'tain, t'es irrécupérable... »
Les collègues de Léandra. — Étant dans le Centre-ville de Bruxelles ce vendredi, je propose à Léandra de prendre le repas de midi avec moi. Elle me rejoint au nouvel EXKi situé en face de la Bourse, qui a l'avantage de se trouver à cent mètres à peine de son bureau. Léandra prend un sandwich au pain de viande ainsi qu'une eau pétillante spéciale (un truc bio, je crois). Je prends un petit sandwich rond aux saumon et œufs mimosa, une salade de pâtes au thon, un waterzooï, une Ramée ambrée et trois cafés (dont deux en avant que Léandra n'arrive). — Et de nouveau ce constat : ici, c'est hors de prix quand on a faim.

Chez EXKi, j'ai vraiment beaucoup de mal avec la clientèle bobo-chic, un concentré d'individus (voire d'individualismes) qui ne semblent pas connaître les concepts de file d'attente et de goulet d'étranglement. Exemple : Léandra et moi attendons notre tour pour accéder au très convoité espace sandwiches ; une dame déboule de l'arrière en nous bousculant... « Excusez-moi, excusez-moi, c'est juste pour prendre un sandwich... » Et nous, tu crois que nous sommes là pour quoi ? Pour écouter le discours du pape ?
Nous sommes très vite rejoints à table par deux collègues de Léandra, Eulalie et Halima. « Vous voulez rester à deux ? On vous dérange ? », demanderont-elles à plusieurs reprises. Je m'amuse à leur faire croire que oui mais ça ne marche pas... Elles sont sympas, les collègues, mais elles parlent beaucoup de boulot, forcément. Je suis submergé par les nouveaux prénoms et leur mise en relation : qui sort avec qui ; qui n'aime pas qui ; qui est idiote ; etc. Elles essaient ensuite de me caser...
« On devrait te présenter Mimi, la jeune stagiaire...
— Non, non, pas Mimi pour Hamilton ! s'exclame Léandra. 
— Il faut pourtant quelqu'un pour la dévergonder, voire peut-être pour la violer, propose Halima...
— Euh... La dévergonder, à la limite, je veux bien essayer... Mais pour le viol, ce sera sans moi ! 
— Elle est vraiment coincée, tu sais... 
— Euh... Ouais mais non. »
« Notre collègue flamande, elle est célibataire et en plus elle est très, très jolie. Et elle a clairement fait savoir qu'elle cherchait quelqu'un...
— Ouais... Euh... 
— Attends. Je vais te la montrer, me dit Halima en sortant son smartphone. Tu vois celle-là qui danse ? Ben c'est elle... 
— D'accord. »
Les trois collègues retournent à leur bureau en même temps. Je reste seul debout devant la table pendant quelques secondes. Il fait très calme, tout d'un coup. Je vais partir, moi aussi. Un grand blond arrive et me demande si la table est libre...
« Oui, oui. Vous pouvez prendre la place...
— Oulala, mais attention, vous alliez oublier un sac par terre !
— Ha... Oui, c'est un sac EXKi. Je vais l'utiliser pour débarrasser la table.
— Mettez ces jolies tasses à café dedans et partez avec, non ?
— Mais ce serait du vol...
— Oui, mais ne sont-elles pas belles, ces tasses ?
— Si, si, mais je ne fais pas ça...
— Allez, mettez ces tasses dans ce sac et on n'en parle plus.
— Mais non !
— Elles seraient pourtant du plus bel effet chez vous, non ?
— Oui, mais je ne fais pas ça...
— Bon, eh bien tant pis alors... »
Soirée à Berchem. — Ce soir, Gaëlle et moi sommes invités à manger une lasagne chez Tom et Ophely (et la petite Sophia), dans la périphérie bruxelloise, en compagnie d'Amy et Zapata. Depuis leur retour d'Amérique, il est écrit dans le labyrinthe du temps que lorsque ces deux-ci sont invités chez un ami commun, j'y suis également : « On invite Amy et Zapata ? Bah, invitons aussi Hamilton, en passant... Il n'est pas méchant, il est propre et il ne fait pas trop de bruit... » Ophely et Tom n'ont plus vu Amy et Zapata depuis très longtemps. La dernière fois, c'était apparemment dans le cadre d'une chasse aux œufs.
Concernant le souvenir d'un week-end à la campagne entre amis, Zapata dira : « Ouais, je m'en souviens bien, de ce week-end. C'était un des seuls moments de ma vie où j'étais célibataire, alors je m'en rappelle... » Je ne peux m'empêcher : « Ha ? Moi, c'est l'inverse : bientôt je pourrai parler de ma relation passée comme un des seuls moments où je n'étais pas célibataire... » Rires. — Et en plus, c'est vrai !
Sophia a du mal à s'endormir ce soir, sans doute parce qu'elle est excitée par la présence de tout ce monde. Gaëlle n'arrête pas de jouer avec elle, de la toucher, de la caresser, de s'en occuper à la manière d'une institutrice ou d'une grande sœur. Apparemment, le bébé aime bien et lui fait de grands sourires...
La phrase enfantine du jour.  — Dans la rue, marchant vers l'arrêt de bus, Gaëlle lance à Amy : « Tu ressembles fort à Léandra ! » (L'amour est-il un éternel recommencement ? — Mais non !)
La Nef des fous.  — Sur le trajet de retour, dans le bus nous conduisant vers la station de métro Beekkant, Zapata mentionne brièvement La Nef des fous, une très courte nouvelle écrite en prison par Ted Kaczynski, alias « Unabomber »... Activiste et terroriste anarchiste néo-luddite (c'est-à-dire opposé au progrès technologique actuel, vu comme une forme moderne d'aliénation de l'humanité), Kaczynski est incarcéré à vie dans une prison de très haute sécurité à Florence (Colorado) pour avoir envoyé une série de colis piégés à des personnes considérées par lui comme des acteurs nuisibles apparentés au technosystème (universitaires, propriétaires de magasin informatique, lobbyistes...), causant la mort de trois personnes et en blessant vingt-trois autres.

La Nef des fous (Ship of Fools, 1999) est disponible en ligne et en français ICI. La nouvelle commence comme un conte :
« Il était une fois un navire commandé par un capitaine et des seconds, si vaniteux de leur habileté à la manœuvre, si pleins d’hybris et tellement imbus d’eux-mêmes, qu’ils en devinrent fous. Ils mirent le cap au nord, naviguèrent si loin qu’ils rencontrèrent des icebergs et des morceaux de banquise, mais continuèrent de naviguer plein nord, dans des eaux de plus en plus périlleuses, dans le seul but de se procurer des occasions d’exploits maritimes toujours plus brillants. »
L'histoire est celle d'un bateau piloté par des officiers fous et « conservateurs », menant les passagers vers des conditions de vie de plus en plus difficiles, glaciales. Chaque passager se plaint d'un mal particulier : les uns d'être mal payés ; les autres d'être victimes de racisme, de sexisme ou d'homophobie... Une passagère critique aussi la cruauté envers les animaux. Un seul membre de l'équipage, un simple mousse, adopte un discours différent : même si les problèmes mentionnés par les passagers sont importants, ce qui importe le plus en l'occurrence est de faire demi-tour. Les passagers et membres de l'équipage ne l'écoutent pas et ne mettent jamais en doute la trajectoire du navire voulue par les seuls officiers. À plusieurs reprises, ils demandent simplement une série de mini-réformes, que les officiers accordent en ricanant. De son côté, le mousse continue d'affirmer qu'il faut avant tout faire demi-tour, puis s'inquiéter des autres problèmes. Il propose d'attaquer la dunette et de jeter les officiers par-dessus bord, mais tout le monde est contre cet accès de violence. À la fin, le mousse est vraiment énervé :
« Bande d’imbéciles ! cria-t-il, Vous ne voyez pas ce que le capitaine et les officiers sont en train de faire ? Ils vous occupent l’esprit avec vos réclamations dérisoires — les couvertures, les salaires, les coups de pied au chien, etc. — et ainsi vous ne réfléchissez pas à ce qui ne va vraiment pas sur ce navire : il fonce toujours plus vers le nord et nous allons tous sombrer. Si seulement quelques-uns d’entre vous revenaient à la raison, se réunissaient et attaquaient la dunette, nous pourrions virer de bord et sauver nos vies. Mais vous ne faites rien d’autre que de geindre à propos de petits problèmes mesquins, comme les conditions de travail, les parties de dés et le droit de sucer des bites. »
La nouvelle se termine abruptement par la mort de tout l'équipage :
« Et l’un après l’autre, tous les passagers et membres de l’équipage firent chorus, traitant le mousse de fasciste et de contre-révolutionnaire. Ils le repoussèrent et se remirent à maugréer à propos des salaires, des couvertures à donner aux femmes, du droit de sucer des bites et de la manière dont on traitait le chien.
Le navire continua sa route vers le nord, au bout d’un moment il fut broyé entre deux icebergs. Tout le monde se noya. 
»
(La suite demain...)

Le syndicaliste & l'expert

Enregistrements. — Wynka et moi passons une partie conséquente de notre journée de travail à réaliser deux interviews en relation avec un livre qui doit paraître en fin d'année.
À chaque interview, j'en apprends un peu plus sur les techniques d'enregistrement : comment obtenir le bon rendu d'une voix ? —  Les microphones ne sont pas intelligents : à la différence de l'oreille humaine, ils ne font que capter une série de fréquences sans les interpréter. Si une sonnerie de téléphone retentit durant l'entretien, si un coucou sonne l'heure ou si quelqu'un débarque en hurlant dans la pièce, le micro n'en aura cure et enregistrera tout. Pour pallier un tant soit peu le problème, j'utilise depuis peu deux microphones à condensateur à directivité cardioïde : ce type de microphone, en plus de donner un son cristallin d'assez haute qualité, enregistre principalement la personne qui se trouve devant lui, atténue les bruits latéraux et oublie presque complètement les bruits qui viennent de l'arrière. En jouant avec deux microphones (un pour l'interviewé, un autre pour les deux intervieweurs qui se trouvent de l'autre côté de la table), j'obtiens une piste stéréo de qualité que je peux facilement traiter après coup. L'inconvénient : il faut constamment trimballer l'enregistreur et les deux micros, avec leur câble XLR respectif et leur relativement lourd pied de table. (Historien, un métier tout-terrain.)

Le matin, nous interviewons dans un des bureaux, au boulot, un ancien employé et délégué syndical de l'usine Cockerill, socialiste, fils de résistant. L'après-midi, nous nous déplaçons jusqu'au domicile d'un ancien cadre de cette même entreprise, ex-chef de laboratoire, spécialiste des pensions, âgé de 87 ans. Les deux hommes sont tous deux de gauche, mais quelle différence ! Le premier est resté durant toute sa vie délégué syndical dans son entreprise et a milité auprès de la base ; le second est devenu un cadre assez haut placé dans la hiérarchie et voit donc tous les événements, grèves et manifestations de manière extérieure.

Le premier nous parle, en passant, du débat Hollande-Sarkozy d'hier soir : « Vous l'avez regardé, vous aussi ? Non ? Oh, vous auriez vu ça ! Hollande a complètement démoli son adversaire ! ». Plus tard, il mentionne la Résistance et raconte des anecdotes sur son père, qui faisait partie d'un réseau liégeois : travaillant à la Kommandantur comme interprète, il volait des documents à destination des Anglais... Le courant passe bien avec le monsieur. Il me rappelle mon papa... Un syndicaliste, quoi...

Le second est du genre « expert », très élogieux envers la science et la connaissance technique : il a travaillé en collaboration avec le CERN à Genève, est devenu un spécialiste international en matière de pension et vante à plusieurs reprises son côté « neutre », qui lui a valu certains ennuis : il était à la fois ami avec des syndicalistes socialistes et chrétiens, mais aussi avec le chef du personnel et le patronat. À un moment, je lui pose, tout souriant, la question : « Au fond, vous étiez une sorte d'agent double ? » Quoi qu'il en soit, je l'aime bien aussi, celui-là, pour d'autres raisons que le premier : pour sa vision du savoir et de la connaissance qui ne me rappelle pas spécialement mon père mais plutôt... euh... moi, tout bêtement — et aussi pour sa critique des systèmes de pension privés...

Je me dis que le mieux serait encore d'avoir accès aux enregistrements effectués ce jeudi, afin de travestir le moins possible leurs propos. En conséquence, je reviendrai peut-être plus en détail sur ces deux témoignages quand j'aurai accès à la source brute.

Les surdoués.  — Durant le repas de midi séparant les deux interviews, une petite discussion entre Charlotte, Sylvette et moi.
« (...) C'est clairement un enfant surdoué, dit Sylvette, donc il s'emmerde à l'école et ne réussit pas bien...
— Pourquoi ?
— Parce qu'il connaît tout, donc il ne fait rien.
— Ha ! C'est facile de dire ça...
— C'est un truc que je ne comprends pas, lance Charlotte. 
— Qu'est-ce que tu ne comprends pas ?
— S'il était surdoué, il devrait au contraire n'avoir aucune difficulté à réussir, donc il devrait passer son année sans aucun problème... 
— Non, car cela lui semble trop facile : il ne s'amuse pas, il n'apprend rien, donc il ne fait rien.
— Je ne sais pas... Je trouve ça bizarre.
— Je me demande si tout cela ne sert pas un peu d'excuse, dis-je. "Mon fils est surdoué, c'est pour ça qu'il ne réussit pas." »
(Je ne dis pas que ce n'est pas une raison. Seulement qu'on voit des surdoués partout en ce moment, et que la moindre difficulté scolaire est souvent rattachée à ce cas très précis et assez rare...)
Soirée.  — Maison du Peuple, avec mon ordinateur. Sur la banquette, à ma gauche, un homme buvant de la De Koninck au fût regarde droit devant lui. Il reste là pendant quelques heures, ne dit rien, ne lit rien. Il était déjà là hier : avant de s'en aller, il s'était alors enquis de quelques renseignements sur mon PC. Je pense qu'il est très seul, qu'il s'ennuie et qu'il aimerait utiliser le café comme un coin de rencontres. Je lui souhaite bonne chance, sincèrement.

La jolie serveuse souriante et sympathique est là aussi. Elle porte de très grosses lunettes rondes, un peu comme celles de Perrette. Est-ce un effet de style ?

En cours de soirée, Georges passe en coup de vent. Il ne s'assied pas et me parle pendant un petit quart d'heure, appuyé contre la grande baie vitrée du café. Il a été engagé en CDI, revient d'Écosse... Il me demande ce que je fais : « Je tiens mon blog à jour. 
 — Ha oui, ton blog... Je savais que tu étais actif là-dedans pour le moment. Je l'avais déjà vu, il y a un certain temps. 
 — Oui, mais là, c'est un peu différent : je m'efforce d'écrire un article par jour sur ma vie, tout ça... » 
Va-t-il aller jeter un œil ? Suspense.

Un problème avec les balais

Tartine. — « Dis donc, Hamilton, tu nous as écrit une tartine, hier soir !
— Oui, car nous avons abordé plein de sujets intéressants... Et je n'ai même pas mentionné ma lecture intensive du Marie Claire de Léandra, ni notre idée d'enregistrer une soirée à l'aide d'un dictaphone numérique...
— Bigre !
— En outre, je ne sais pas si tu as remarqué, mais j'aborde tout cela avec une certaine légèreté. Je fais de l'humour en mentionnant David Vincent ou bien le taux de pénétration, pour citer deux exemples qui n'ont strictement aucun rapport entre eux...
— Euh...
— Et tu en penses quoi, de mon nouveau système de présentation ? Le fait d'abandonner les trois astérisques au profit de paragraphes introduits par des sous-titres en gras suivis d'un tiret cadratin tout propret ?
— Hein ?
— Peu importe ! Tout ça pour dire que quand j'écris de cette manière, c'est que je suis bien dans ma peau, dans mon "état normal" en quelque sorte.
Mouais... Dans ton "état normal", sauf que tu recommences à discuter avec toi-même... 
Ça faisait longtemps, hein ?
— Et là, tu fais le malin en mettant en lien un vieil article de ce blog, pour te vanter : "Hé, regardez, ça fait un petit temps que je tiens le coup, quand même !" »

Balai. — Dans le train de retour vers Liège-Guillemins, en soirée, une discussion entre deux dames (la mère et sa fille ?) installées sur les banquettes de l'autre côte de l'allée centrale...

« (...) Ouais, ça fait une semaine qu'il loge chez moi. Et il fout que dalle...
— Quel feignant ! 
— Et il a un problème avec les balais...
— En plus du reste ?
— Ouais... À mon avis, son père lui a mis un balai dans le cul quand il était gamin, alors il est traumatisé.
— Il a quel âge ?
— Vingt ans.
— Et il reste combien de temps, encore ?
— Trois semaines environ... 
— Ha. Merde.
Mais bon, il est mignon. C'est pas ça le problème, hein... »

Le retour.  — Maison du Peuple. Emily est revenue de son long week-end chez ses parents. Ça fait dix jours exactement que je ne l'ai plus vue. Elle s'est un peu maquillée et parfumée, présente une coupe de cheveux légèrement différente ainsi qu'un joli collier. Par ailleurs, elle porte de nouveau, en arrivant, ce manteau rouge confortable, plus pragmatique que le reste de son habillement.
Elle me donne des nouvelles de sa famille. Sa mère est toujours maniaque de la propreté et veut toujours tout contrôler (au point de critiquer le moindre bout de légume traînant dans la cuisine quand Emily fait à manger) ; son père a toujours l'air aussi sympathique (la cinquantaine l'a rendu cool) et son frère toujours aussi psychopathe (il a démoli psychologiquement une de ses collègues... et en est fier).
Bribe de discussion :
« Tu devrais lui téléphoner... Ça lui ferait plaisir.
— Tu sais, je ne téléphone pas souvent aux gens.
— Pourquoi ?
— J'ai l'impression que je les dérangerais.
— Mais non, tu ne les dérangerais pas...
— Si Léandra ne me téléphonait pas, par exemple, je pourrais rester des semaines sans la contacter. Je sais que ce n'est pas bien, mais ça ne veut rien dire.
— C'est bizarre.
— Ouais. Je n'aime pas contacter les gens. C'est comme ça. Et je n'ai, du coup, pas de nouvelle de grand monde en ce moment, à l'exception de Mary et de Léandra... » 
Je suppose que c'est lié à mon éducation... Mes parents ne sont pas du genre à me téléphoner pour rien et, à chaque fois que je téléphone à mon père, il est tout surpris : « Ouais, Hamilton, qu'est-ce qu'il y a ? Y a un truc qui ne va pas ? » Donc je ne téléphone que pour dire quelque chose. Si je n'ai rien à raconter, je garde le silence — au téléphone, tout au moins !

Emily a besoin de dormir (et moi aussi). Cependant, pour une fois, je reste seul à mon « quartier général », histoire d'écrire un peu...