Archives mensuelles : novembre 2012

ICT

Chez mes parents, en début d'après-midi. Ma tante déboule dans la salle à manger et nous dit : « Je crois que maman a un problème ! Je viens à l'instant d'aller chez elle et je n'ai pas compris ce qu'elle m'a expliqué.
— Comment ça, tu n'as "pas compris" ? demande ma mère.
— Ce qu'elle disait n'avait aucun sens... »
Ma maman accompagne alors sa sœur chez ma grand-mère (86 ans), qui habite le rez-de-chaussée de la même maison. Gaëlle n'a strictement rien remarqué et continue à jouer à Mario Kart 7 sur sa nouvelle Nintendo 3DS. Quant à moi, une suite ininterrompue de noires pensées me traverse l'esprit : troubles du langage = aire de Broca touchée = grave problème au cerveau = accident vasculaire cérébral = mort. Après quelques minutes à mettre sur pied les pires scénarios, plus macabres les uns que les autres, je décide d'aller aux nouvelles...

Ma vieille grand-mère est assise dans son fauteuil devant la télévision et semble parfaitement normale, sauf lorsqu'elle se met à parler. Sa voix est à la fois pâteuse et euphorique, comme si elle avait siphonné en cachette une bouteille de tequila. Quand elle me voit arriver dans son salon, elle déclare, joyeuse : « Ha ! Tiens ! V'là l'autre ! Mon... petit-fils chéri ! » Elle tente une réflexion, mais ça ne donne rien de cohérent, sinon quelque chose comme : « Il faut que je sauve l'armoire en salle de bain, sortir du... regarde ! » (Quand un enchaînement de mots n'a pas de sens, il est très difficile de le mémoriser.)  
Horrible impression : c'est ma grand-mère. Elle est intelligente, sage, raisonnée, de bon conseil. L'entendre déclamer ces phrases surréalistes est presque choquant.
Elle veut absolument prendre un bain, mais ma mère l'en dissuade à plusieurs reprises : « Rassieds-toi, maman. Tu n'es pas dans ton état normal. Le médecin va arriver.
— Je vais bien... Je n'ai pas... euh... Je suis...
— Tu ne sais plus parler. Rassieds-toi. Je préfère. »

Je reste un moment seul avec elle. Ses deux filles parties, elle me lâche : « Elles sont bêtes, hein ? » Puis mon cousin Fab débarque et lance, je ne sais pourquoi, un « Avé ! », ce à quoi ma grand-mère répond distinctement par : « Avé ! Celle qui va mourir te salue ! » — Ce terrible humour que peuvent avoir de nombreux membres de ma famille vis-à-vis de leur propre mort ! 

Lorsque le médecin de garde arrive, Bobonne est déjà en train de reprendre ses esprits ! Le diagnostic : sans doute une « petite » ICT, c'est-à-dire une ischémie cérébrale transitoire, engendrée par l'obstruction partielle de la circulation sanguine vers le cerveau. Si le trouble survient à nouveau, explique-t-il, il faudra faire des examens approfondis... — Quelle merde ! Cela ne présage rien de bon ! D'un autre côté, à 86 ans, il faut hélas s'attendre plus que jamais à l'extinction des feux.

Adieu, chère valise !

Je sors de mon vieux train en correspondance, dans la banlieue de Liège. Marchant vers le boulot, je tique : « Ne me manque-t-il pas quelque chose ? » — Oh non ! Ma grosse valise avec mes vêtements sales de la semaine et mon vieil ordinateur ! Je ne l'ai pas avec moi, je l'ai oubliée ! — Je fais demi-tour pour tenter de la récupérer puis je me rends compte du ridicule de la manœuvre : l'objet est resté dans le train en gare de Liège-Guillemins, forcément ; il est déjà loin désormais !

Arrivé au travail, je remplis en vitesse et sans trop y croire le formulaire de déclaration de perte, sur le site Web de la SNCB. Une pensée me traverse soudain l'esprit : si jamais quelqu'un a pris ma valise et s'amuse à allumer, malgré son triste état de déliquescence, le vieil ordinateur qui s'y trouve, il risque de tomber sur pas mal de trucs personnels ; et si c'est un lecteur assidu de Schopenhauer, il risque même de penser que je suis complètement obnubilé par « l'amour sexuel ». — Il aura raison, mais c'est tout de même un peu gênant !

Par la suite, je n'ai plus le temps de penser à tout cela. Je me replonge dans le travail. La plupart des collègues s'en vont sur le temps de midi (le vendredi, nous ne devons normalement prester qu'une demi-journée). Seuls restent Charlotte, Lodewijk et moi. Quand je quitte le bureau, vers 18 heures, ces deux-là sont toujours penchés devant leur écran d'ordinateur... — Bigre, je pense que nous serons tous les trois soulagés quand ce gros projet sera derrière nous !

Au retour chez mes parents, je suis lessivé. L'histoire de la valise, la masse de travail... Je me rends compte que je n'ai même pas pris le temps de manger de la journée ! — C'est dans pareil cas qu'une bonne bière trappiste est salutaire. Elle passe d'autant mieux que je n'en bois quasiment plus. C'est vrai : parfois, la tempérance a du bon ; modérer les petits plaisirs de l'existence, c'est aussi mieux y goûter — et ce sera, déjà, le mot de la fin !

Jeannot & Jeanneton

« Plus je vois les hommes, moins je les aime ;
si je pouvais en dire autant des femmes,
tout serait pour le mieux. »
(Lord Byron)

Dès l'ouverture du tome II du Monde comme volonté et représentation de Schopenhauer, je me suis précipité, dépravé que je suis, au chapitre 44 du livre IV intitulé « Métaphysique de l'amour sexuel »... Qu'un philosophe allemand traite de métaphysique, c'est banal ; qu'il parle d'amour, ça l'est déjà moins ; qu'il s'intéresse à l'« amour sexuel », alors là c'est la cerise sur le gâteau (pour rester poli) ! D'un autre côté, quoi de plus normal pour une philosophie qui se veut totale que de prendre à bras-le-corps un sujet aussi central que le sexe ?


Schopenhauer ne nie pas la possibilité d'un amour fou et absolu : « (...) l'expérience confirme », écrit-il, « bien que ce ne soit pas l'expérience quotidienne, que ce qui en règle générale apparaît comme un simple penchant certes vif, mais encore maîtrisable, peut, dans certaines circonstances, devenir une passion qui dépasse en véhémence toutes les autres (...) ». Mais, continue-t-il un peu plus loin, cet état amoureux, « si éthéré qu'il puisse paraître, s'enracine dans la seule pulsion sexuelle ».

La question qui le préoccupe est la suivante : pourquoi cet « amour sexuel » est-il si présent dans la vie humaine ? Pourquoi cette envie de procréation est-elle à la source de tant d'aspirations, de confusion, de disputes, de chagrin, de poèmes enflammés, de grands textes littéraires, etc. ? « Pourquoi autant de bruit ? Pourquoi cette bousculade, cette fureur, cette angoisse, cette détresse ? Puisque au fond il s'agit seulement pour chaque Jeannot de trouver sa Jeanneton (...) ». En note, Schopenhauer (petit comique, va !) ajoute : « Je n'ai pas pu employer ici les termes directs ; que le cher lecteur veuille bien retraduire la phrase dans une langue aristophanesque. » — Traduction : pourquoi tant d'agitation pour une simple et éphémère pénétration ?

Il donne ensuite sa réponse : « ce n'est pas d'une broutille qu'il s'agit ; au contraire, le sérieux et l'ardeur de l'agitation sont à la mesure de l'importance de la chose. » Et Schopenhauer d'expliquer que ce qui se décide dans l'amour naissant entre deux êtres et dans la relation sexuelle qui s'ensuit (du moins normalement — hem), ce n'est rien de moins que la continuité de l'espèce et la création de la génération future, qui est déjà présente sous forme d'idée (au sens platonicien du terme) dans les premiers regards complices que s'échangent deux futurs amants. Ainsi deux amoureux, malgré ce qu'ils en pensent, ne poursuivent-ils jamais leur intérêt propre mais bien celui d'un troisième larron encore à naître.

Tout sublime et parfait que puisse paraître l'amour que l'on porte à une personne, il s'agit donc tout au plus, pour Schopenhauer, d'un superbe mirage dressé devant nous par la nature pour arriver à son objectif, qui est d'engendrer la génération suivante. Car dans le grand maillage de la vie humaine, l'individu mortel est insignifiant, seule compte en quelque sorte l'éternité de l'espèce ; peu importe donc les fins particulières, seules comptent les fins générales. L'humain étant par définition profondément égoïste, pour que survive l'espèce, il fallait nécessairement que se trouve ancrée en lui cette illusion « en vertu de laquelle ce qui est en vérité un bien pour l'espèce lui paraîtra un bien pour lui-même ».

Plus loin, dans la continuité de son argumentation, Schopenhauer développe tout un système pratique et moral dont lui seul a le secret, expliquant par exemple pourquoi tel type d'homme préfère tel type de femme, et inversement. J'y apprends notamment que, dans l'ensemble, les femmes « préfèrent les hommes entre trente et trente-cinq ans » (ha bon ?). Son système permet aussi de légitimer les pires bassesses. Par exemple, il excuse l'adultère de l'homme quand il condamne celui de la femme : « la fidélité conjugale est artificielle chez l'homme, naturelle chez la femme » car, alors que l'homme pourrait donner naissance à de nombreux rejetons en un an, la femme, elle, ne peut en mettre qu'un seul au monde. — Ben voyons ! Au foyer, Madame, pendant que je prends la clé des champs pour ensemencer moult matrices !

Mais il y a un « détail » qui ne colle pas : si c'est la nature qui tire les ficelles du grand jeu de l'amour sexuel, dans le seul but de perpétuer l'espèce, pourquoi donc certains êtres humains, toutes époques confondues, éprouvent-ils de l'amour pour des personnes du même sexe ? Autrement dit, quelle est la place de l'homosexualité dans le schéma exposé dans ce fameux chapitre 44 ? Eh bien Schopenhauer y répond aussi, dans une petite annexe propre à la troisième édition, s'intéressant au cas de la « pédérastie » ! Il y traite l'homosexualité avec mépris, la qualifiant d'« instinct égaré » voire de « monstruosité non seulement contraire à la nature mais encore répugnante au plus haut degré et suscitant l'horreur (...) » (sic !)
Cependant, Schopenhauer, voulant procéder avec probité, ne peut faire totale abstraction de l'expérience historique qui tend à montrer que l'homosexualité est présente dans tous les coins du monde et à toutes les époques. Dès lors, comment diantre faire entrer cette fâcheuse observation à l'intérieur de sa théorie bien cadenassée de l'amour sexuel ? Vite, vite, ayons recours à la Politique d'Aristote ! Pour ce dernier, les enfants nés de personnes trop jeunes sont imparfaits tandis que ceux nés de personnes trop âgées sont débiles. D'un autre côté, nous explique Schopenhauer, l'homme, jeune comme vieux, continue à produire des sécrétions séminales et à éprouver des désirs sexuels, selon le principe que la nature « ne fait pas de saut »... Compte tenu de ces deux constats, cette dernière n'avait pour ainsi dire pas le choix : c'est pour préserver l'authenticité de l'espèce, qui ne peut être le fruit que de l'union d'une femme avec un homme d'âge moyen (genre un type de 32 ans), que la nature permet la « pédérastie », mais seulement pour les jeunes et les vieux, hein ! Quelle explication ridicule ! Schopenhauer se donne beaucoup de mal pour faire entrer ses observations dans un schéma unifié, alors qu'il serait beaucoup plus simple d'abandonner toute théorie en la matière et d'accepter telle quelle la diversité de l'expérience humaine !
(J'ai failli à ma promesse, faite à moi-même ce lundi, d'écourter mes articles. — Qu'à cela ne tienne, ce sera le mot de la fin !)

Tournevis

Mike Moya et son fidèle tournevis sont de retour ! Il est assis sur une chaise rudimentaire, à l'avant de la scène, et ne quitte pas sa guitare des yeux. Derrière lui, Efrim Menuck, dont le visage est caché par une chevelure bouclée toujours aussi abondante, et sur la droite, presque dos au public, le troisième guitariste, David Bryant, celui qui s'occupe des petites mélodies épurées quand les deux autres noient chaque corde dans la distorsion. Et puis, il y a Sophie Trudeau la violoniste, évidemment, celle qui se balade toujours pieds nus sur scène — l'était-elle cette fois-ci encore ? Étant petit et dans la fosse, je n'ai pu vérifier ! —, Aidan Girt et Timothy Herzog les deux batteurs, Mauro Pezzente à la basse et Thierry Amar à la contrebasse. On l'aura compris (ou pas) : ce soir, je suis au concert de Godspeed You! Black Emperor (GY!BE) au Cirque royal à Bruxelles, en compagnie de Fabien (l'ancien colocataire de Mary), qui m'a gentiment revendu la place d'un ami démissionnaire.

Comme pour saluer le retour de Mike, le collectif joue durant la première heure (après un long début hypnotique et leur « nouveau » morceau « Mladic ») « Moya », avec son bref duo guitare/glockenspiel qui réussirait sans doute à tirer quelques larmes au pire des psychopathes.

Moya by Godspeed You! Black Emperor on Grooveshark

À l'écoute de cet air, joué en direct, je me retrouve projeté plus de dix ans en arrière et, comme pour mieux savourer cet instant de pure nostalgie, je ferme les yeux pendant quelques minutes. Mais l'expérience sera hélas de courte durée, car dans l'ensemble je ne tremble plus du tout comme avant sur cette musique. Je trouve les interludes bruitistes beaucoup trop longs et, pour tout dire, pas très intéressants. Est-ce un signe de vieillesse ? De la leur ? De la mienne ? Des deux ? 
Dans le public, quelques personnes crient de temps en temps « Godspeed ! » comme s'ils étaient en train de contempler un mythe. Je déteste cela. Je déteste quand des contestataires talentueux et indépendants se transforment en mythe malgré eux. Car quand un mythe est institué autour d'un groupe (comme d'un individu d'ailleurs), que peut encore faire ce dernier si ce n'est s'engluer dans sa propre figure légendaire et jouer le rôle qui lui a été assigné de force par la horde de ses adorateurs béats ? — Et ce sera, déjà, le mot de la fin !

Rush

De tous les rushes (ruées finales avant la publication d'un livre ou l'inauguration d'une exposition) que j'ai connus en huit ans de travail dans deux petites associations, celui-ci est sans doute le plus violent. Délais extrêmement courts et goulets d'étranglement sont le lot quotidien des trois dernières personnes (Charlotte, Lodewijk et moi-même) qui travaillent à plein temps sur le gros projet de l'année 2012.
Certes, l'idée que la majeure partie de la mise en page repose sur mes seules frêles épaules est angoissante, mais elle est aussi terriblement stimulante : actuellement, je peux réaliser en une heure ce que je ferais d'habitude en quatre. Et avec tous ces répertoires, logiciels et fichiers ouverts en même temps sur l'écran de mon vieil ordinateur, je suis comme ce chef-coq surchargé qui doit s'assurer qu'aucune des nombreuses marmites de sa cuisine ne déborde, tout en maîtrisant l'attente des clients impatients, de l'autre côté de la porte à deux battants.
Ces rares moments où seul l'acte technique compte sont également ceux où je suis le plus sûr de moi. Je ne réfléchis plus, je maîtrise ! De la même manière, je suppose, que mon père sait exactement comment monter pièce à pièce le moteur d'un bulldozer, sans qu'il doive réfléchir à chaque acte posé.
Quoi de plus stupide que de railler l'intelligence technique ? L'intellectuel qui ne sait comment utiliser un tenon sera bien ennuyé lorsqu'il voudra l'assembler à une mortaise ! (Doit-on y voir une allusion sexuelle ? Je laisse le lecteur seul juge — et ce sera, déjà, le mot de la fin !)

Murphy

« Pfff... » — Pour le moment, la fatigue est trop présente, l'accouchement difficile, le style boursoufflé et le retard conséquent. L'important travail qui m'attend au cours des jours à venir m'oblige à ralentir la cadence : les prochains articles risquent donc d'être plus courts que d'habitude. — Puissent mes 3 lecteurs et mes 7 lectrices et demie me pardonner cet écart de conduite !

Gothique. — Début de matinée, dans un bus bondé traversant la banlieue liégeoise. La jeune étudiante debout devant moi, au centre du véhicule, est du genre « gothique » (je suppose qu'on est gothique ou qu'on ne l'est pas ; qu'il n'existe pas de personne un peu gothique) : peau d'albâtre, dentelles roses et noires raffinées, corset faisant ressortir exagérément sa poitrine, regard triste et mélancolique, etc. Toutes les minutes environ, elle tente à l'aide d'un mouvement sec de la tête de ramener vers l'arrière une mèche de cheveux inexistante. Lorsqu'une place se libère, elle s'assied et sort de son sac un volume de Naruto, du moins me semble-t-il... Hasard amusant : alors qu'un autre bus nous croise, j'ai l'occasion d'apercevoir furtivement dans ce dernier une autre gothique (!) qui, à la seconde même où je pose mes yeux sur elle, fait exactement le même mouvement de la tête (!!).

Murphy a encore frappé. — Chaque seconde est comptée cette semaine, tant le temps est court pour finaliser ce livre de 160 352 pages avant son dépôt chez l'imprimeur. Donc, évidemment, rien ne va : le logiciel de mise en page se plante lamentablement ; le chauffage tombe en panne ; les chaufferettes que nous avons installées en remplacement font griller les fusibles ; et, enfin, lors du retour de courant, le serveur central n'est plus accessible. Ce qui, d'habitude, ferait simplement sourire, porte sur les nerfs de la petite équipe.

Monde. — Mary s'est abonnée au Monde ! Je parle bien sûr ici du journal, car au Monde sans ses caractères italiques, nous autres qui avons l'insigne honneur d'être vivants sommes déjà tous abonnés, bon gré mal gré. Mary suit une démarche presque en tout point inverse à la mienne : elle veut se tenir au courant des petits détails de l'agitation humaine, alors que je désire m'en défaire le plus possible. Lire trop de presse, n'est-ce pas enchaîner sa pensée aux faits divers insipides qui font l'opinion du moment ? — « (...) quelle importance peut-on accorder à la presse telle qu'elle existe aujourd'hui, avec sa quotidienne dépense de poumons pour hurler, assourdir, exciter et effrayer ? — la presse est-elle autre chose qu'un bruit aveugle et permanent qui détourne les oreilles et les sens vers une fausse direction ? » (Nietzsche, Opinions et Sentences mêlées, 321.) 

Novembre. se cache-t-il, se demande-t-elle peut-être chaque jour, ce changement tant promis ? Se pourrait-il que je me sois trompé ?

Ampoule

Tanagra. — Cette boîte de photos que mes parents ont retrouvée dans leur grenier est une brique de nostalgie à l'état brut : les jeunes Léandra, Zapata, Fred Jr et Hamilton II y apparaissent fréquemment, bien qu'ils n'y soient pas aussi réguliers, évidemment, que Maïté... Voyages dans le Périgord, à Florence, à Paris, et enfin cette relique sacrée : la première photo que j'ai prise d'elle alors que je venais de faire sa connaissance, lors du voyage d'accueil du Cercle d'histoire, considérant que ma mémoire ne serait pas suffisante pour immortaliser cet incomparable portrait un cliché qui fit dire à ma tante, quelques mois plus tard, que j'étais tombé amoureux d'une tanagra. 

Gaëlle et le Chat botté. — « J'ai déjà embrassé le Chat botté dans mes rêves », nous déclare subitement Gaëlle, sans raison, « et après l'avoir embrassé, je devenais Espagnole ! »

Hashtags. — Curieuse manie que celle qui consiste à utiliser à tort et à travers les hashtags dans un message, sans qu'il y ait pour autant le moindre rapport avec des métadonnées... — Je n'arrive toujours pas à savoir pourquoi je déteste tant cette pratique : est-ce parce qu'elle est techniquement inappropriée ou parce qu'elle est l'apanage du geek croyant appartenir à une communauté de comportements et de langage ?

Probité limitée. — Dans ses écrits, Schopenhauer se dit souvent doté d'une très grande probité intellectuelle. Hélas ! Cette honnêteté qu'il croit extrême et sans faille s'arrête là où commence son propre système de pensées. Car le brave Artie préfèrera toujours louvoyer plutôt que de remettre en question un seul instant son grand œuvre : de temps à autre, face à une observation raboteuse qu'il doit à tout prix insérer dans le petit coffre propret et harmonieux des connaissances a priori, il n'hésite pas à sortir son marteau et son burin pour rendre ladite observation conforme à l'idée qu'il s'en fait. (Il serait pourtant beaucoup plus sensé, dans pareil cas, de remettre totalement en question la possibilité même d'une telle connaissance... Mais peut-on sérieusement demander à un homme, fût-il un génie, de dynamiter la cathédrale flamboyante qu'il a patiemment édifiée ?)
 
Affichage fantôme. — La pire configuration qui puisse arriver dans un prémétro, en fin de soirée, est la suivante : que le tram qui est annoncé sur le panneau d'affichage, au demeurant complètement chaotique, soit en avance sur l'horaire et donc déjà passé et que le second tram soit en retard. Mais en fin de compte, Andrew arrivera quand même à rentrer chez lui !

Ocarina

En se basant sur les articles que j'ai rédigés cette semaine, un lecteur, même avisé, pourrait croire que je passe tout mon temps libre à compulser à n'en plus finir de la philosophie allemande, à réfléchir sur ma condition, à épiloguer sur Goethe ou encore à écouter religieusement des amis disserter sur le sens profond du feuilleton La Petite Maison dans la prairie. Or, rien n'est plus faux. J'ai passé la majeure partie de mon temps libre à jouer à The Legend of Zelda: Ocarina of Time sur la Nintendo 3DS que ma fille a laissée chez moi. Il s'agit d'un jeu vieux de près de quinze ans (sa première sortie sur Nintendo 64 date de 1998) qui a récemment été porté sur la nouvelle console portable du géant nippon.

Dans cet épisode de la saga Zelda, Link, le héros, débute son aventure dans la grande étendue boisée du royaume d'Hyrule nommée forêt Kokiri. Là vit le peuple du même nom, composé d'éternels enfants ne sortant jamais de leur habitat protégé (une forme particulière de syndrome de Peter Pan ?). Link croit appartenir au peuple Kokiri alors que pas du tout ; le pauvre enfant se fourvoie lamentablement, il ne voit pas clair, il a du caca dans les yeux ! Link est en effet un Hylien — Hé oui ! Comment cette parfaite évidence a-t-elle pu lui échapper, à ce petit couillon ? — que sa mère, mourante, a confié au vénérable Arbre Mojo, le père de tous les Kokiris, qui veille sur la forêt (c'est le vieux thème éculé de l'enfant différent des autres qui apprendra cette différence d'un seul coup à l'occasion du commencement d'une quête initiatique). L'Arbre Mojo explique à Link qu'il est un des rouages essentiels du destin du monde (autre thème éculé) et qu'il va devoir, seul, lutter contre les ténèbres qui bientôt s'abattront sur le royaume (oui, oui, c'est toujours aussi bateau). Le reste, on s'en doute un peu : la princesse Zelda disparaît à cheval, poursuivie par le méchant récurrent Ganondorf, et ce dernier prend possession du pays puis le plonge progressivement dans le chaos, etc., etc.

Comme toujours dans cette série, ce n'est pas dans le scénario que l'on cherchera l'originalité, mais plutôt dans le gameplay. Ainsi l'un des mécanismes les plus intéressants du jeu tient-il dans la possibilité, après quelques quêtes, de descendre et de remonter la rivière du temps : que Link retire l'Épée de légende de son socle et il deviendra adulte ; qu'il la remette et il redeviendra enfant. Mais il n'est pas question ici de peindre un arbre à kumquats en rouge afin que George Washington, croyant voir un cerisier, l'abatte, permettant à Laverne, quatre cents ans plus tard, d'être libre de ses mouvements. Non, non, c'est tristement beaucoup plus simple : en gros, Link plante un haricot magique enfant et peut s'en servir une fois adulte. (Peut-être, comme le remarquera Andrew demain — moi aussi, je peux voyager dans le futur ! —, ce jeu n'est-il pas totalement abouti ?)
« J'élude un certain nombre de points intéressants parce que je n'ai, pour tout dire, pas du tout envie de parler de Zelda. Je suis fatigué. Mon plus grand désir, ce soir, est d'aller lire un peu dans mon lit avant de m'endormir. Mais que voulez-vous, ma chère Madame, il faut bien que je continue à écrire !
— Oh ben ça ! Et pourquoi donc, mon bon Monsieur ?
— Parce que je suis déjà très en retard, voyez-vous...
"Il n'est jamais trop tard pour être en retard", qu'y disait mon défunt mari en r'venant du champ ! Enfin, j'dis ça, j'dis rien, hein ! Moi, vous savez, j'y connais pas grand-chose en retard d'écriture !
— Eh bien vous en avez de la chance ! »

Conclusion : ce samedi, soit Gaëlle me regarde jouer à Zelda (parce qu'elle a peur de prendre la console en main et de tomber sur un monstre — tout ce qu'elle veut, c'est se balader) ; soit elle joue à créer des Miis (des avatars configurables à l'aide d'une application propre à la Wii et à la Nintendo 3DS). — Amusant : après quelques tâtonnements, il est possible de créer un personnage qui ressemble vraiment à un individu existant ou ayant existé (y compris à un philosophe célèbre !).

Usurpation

Dévorant les aphorismes qui composent le second livre de Humain, trop humain, j'ai le sentiment de passer pour un traître et un usurpateur, à la fois envers mes racines ouvrières socialistes et vis-à-vis de la lecture même de ce livre (qui ne m'est certainement pas destiné). En découle cette sempiternelle impression de me trouver en équilibre précaire sur un très mince fil tendu entre deux mondes, sans jamais appartenir ni à l'un, ni à l'autre.

Cette forme de jouissance interdite qu'ont dû connaître ces enfants de bourgeois au contact de Marx ou de Bakounine, contre l'éducation qu'ils ont reçue... — À l'inverse, peut-on trouver avec la même facilité des fils (ou filles) d'ouvriers buvant à la source d'une philosophie extrêmement condescendante face aux rangs dont ils sont issus ?

« Lorsque nous nous transformons radicalement, nos amis, ceux qui ne sont pas transformés, deviennent les fantômes de notre propre passé : leur voix résonne jusqu'à nous, comme si elle venait de la région des ombres — comme si nous nous entendions nous-mêmes, plus jeunes cependant, plus durs et moins mûris. » (Nietzsche, Opinions et Sentences mêlées, 242.) — J'ai pris pour ainsi dire une longueur d'avance sur les spectres, car la plupart de mes amis se sont déjà évaporés, par la force des choses. Ne reste plus que ce cher irréductible noyau, qui restera coûte que coûte lumineux à mes yeux.

Schopenhauer, Nietzsche et Wittgenstein ont en commun le culte du très petit nombre. Tous pensent — et peut-être à raison d'ailleurs (c'est terrifiant !) — que seuls quelques rares lecteurs pourront les comprendre. Et encore ! Ils mettent en garde dès la préface : peut-être n'est-il pas une seule personne sur cette Terre pour les comprendre vraiment. Au-delà de leur élitisme patent, de telles déclarations ont tout de même le grand mérite d'apposer sur ces auteurs la marque presque certaine de l'honnêteté : ceux-là ne trichent pas ; ils n'écrivent ni pour vendre, ni pour créer des écoles (même s'ils finissent par engendrer des disciples).
Dès les premières lignes de Nostromo (la note de l'auteur précédant le roman en tant que tel), le doute n'est déjà plus permis : je sais que l'aventure sera grande, tragique et dépaysante. Conrad y parle de la première ébauche de son pays imaginaire, la province de Sulaco, « (...) souvenir de ce temps lointain où tout était si neuf, si intéressant, si aventureux ; des bouts de côtes étranges sous les étoiles, des ombres de collines sous le soleil, des passions humaines dans le crépuscule, des potins à demi oubliés, des visages estompés... » — Ce livre, je le réserve pour les nuits noires d'hiver, dans le froid de ma chambre mais sous la chaleur confortable des couvertures.
J'anticipe presque la question : combien d'ouvrages sont ouverts devant mes yeux (façon de parler) en ce moment ? — Réponse : beaucoup trop ! Je vais me noyer !

Les ondulations de la méduse

Chez Filigranes, vers midi, à la recherche d'un livre : le second volume du Monde comme volonté et représentation (contenant les compléments au premier volume). Recherche couronnée de succès mais qui emprunte de nombreux méandres. Ainsi, de retour sur l'avenue des Arts, je marche en compagnie de trois Allemands, d'un Chinois et d'un Britannique d'origine polonaise ; dans mon sac, en plus du susdit volume, une petite biographie richement illustrée de Schopenhauer signée Didier Raymond, Ainsi parlait Zarathoustra et Humain, trop humain de Nietzsche, Les Affinités électives de Goethe, L'Art de la guerre de Sun Zi et enfin Nostromo de Joseph Conrad. Tous ces ouvrages font partie d'une courte liste mentale « À lire d'urgence » récemment constituée.

Maison du Peuple, en début d'après-midi. Lorsqu'il entre dans le café, Georges sait qu'il a des chances de m'y trouver attablé. Si je n'y suis pas, qu'à cela ne tienne ! Il est dessinateur, peut s'installer dans un coin sans être dérangé et esquisser des croquis [cf. son blog].

« Je lis ton journal régulièrement », me dit-il. Je le savais déjà et il sait très bien que je le savais déjà, vu qu'il lit mon journal. D'ailleurs, étant donné que je sais qu'il lit mon journal, je me doutais bien qu'il savait déjà que je le savais déjà. Mais passons ! — Je vais finir par me demander qui, dans mon entourage plus ou moins proche, ne lit pas régulièrement mon journal.

Un peu plus tard, Georges m'explique : « J'ai essayé de voir si j'apparaissais dans la liste des personnes citées et je m'y suis trouvé. » Curieuse sensation, me dira-t-il ensuite, que celle de retrouver les détails d'une péripétie dont il ne se souvenait même plus [cf. l'épisode de la machine à laver, troisième chapitre de cet article datant du 29 septembre 2011].

Sur Goethe : Georges a trouvé Les Souffrances du jeune Werther (son best-seller de jeunesse) particulièrement barbant. C'est que Goethe, dont l'œuvre artistique, littéraire et scientifique s'étale sur plus de cinquante ans, a eu le temps de changer de style et d'esthétique. Son premier roman, très prisé du public francophone, le fait presque passer pour un romantique (alors qu'il ne l'a jamais été !) et ne donne pas, à lui seul, une image fidèle de l'étendue des nombreux talents du poète.

« Pour gagner sa vie, la méduse ne fait qu'onduler » : telle est la devise d'un ami de Georges qui prend chaque événement de l'existence avec la même déconcertante placidité. — Mais pendant que la méduse ondule, le poulpe, lui, prépare en silence son avènement.

Chez Léandra, le soir. Celle-ci est toujours malade et a acheté un gâteau au chocolat (aucun lien entre les deux parties de cette proposition). Andrew, qui est invité à une soirée non loin de là, nous rejoint pendant une grosse heure.
Durant une discussion, je confonds Proust et Zola, puis c'est au tour de Léandra d'intervertir Flaubert et Stendhal. De ma part, rien d'étonnant dans la mesure où je suis complètement inculte en matière de littérature française. De la part de Léandra, la faute est sans doute à mettre sur ce curieux état grippal qui persiste.
« Peut-être qu'après, je me mettrai à la philosophie française et à l'existentialisme ?
— Pourquoi pas, mais ça risque fort de t'ennuyer.
— Pourquoi ?
— Parce que ce serait retourner à l'humain. »