Archives mensuelles : janvier 2013

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« C'est le devoir d'un gentleman ! »

De tous les jeux de type « console » auxquels j'ai joué ces dix dernières années (mais il n'y en a pas eu tellement, tout compte fait), la saga sur Nintendo DS des « Professeur Layton » — du nom de ce héros gentleman, professeur d'archéologie et grand résolveur d'énigmes — est tranquillement en passe de rafler la toute première place. Je m'étais procuré le premier titre de la série (Professeur Layton et l'Étrange Village, 2008 pour la version française) fin décembre et avais directement accroché. De retour de mes vacances mouvementées à Chiny, samedi dernier, j'avais profité d'une petite escale à Namur pour m'acheter le cinquième et (à ce jour) dernier numéro de la série (Professeur Layton et le Masque des miracles, 2012), le premier à tourner sur 3DS.
Mazette, quel jeu prenant ! Avant tout, il s'agit de résoudre des énigmes en tous genres : puzzles, casse-têtes (ce qui ne m'a pas énormément aidé hier avec la bouteille d'Orval, soit dit en passant), problèmes d'arithmétique, suites logiques (du genre « tests de QI » mais en mieux), labyrinthes, perception dans l'espace, etc. À titre d'exemple, on trouvera ci-dessous deux des 150 énigmes qui ponctuent l'aventure. Dans la première, il s'agit de signaler quels quartiers doivent être coloriés en bleu ; et dans la seconde (beaucoup plus horrible qu'elle n'y paraît de prime abord), de reconstituer le caneton à partir de dalles colorées de trois blocs sur trois.

Mais il ne s'agit pas que de simples devinettes : les concepteurs du jeu (la société japonaise LEVEL-5) sont de sacrés perfectionnistes soucieux de chaque détail. Ainsi les énigmes du maître Akira Tago prennent-elles place dans une histoire rocambolesque entre aventure d'Indiana Jones et mystère à la Conan Doyle, avec un soupçon de steampunk. Toute proportion gardée, l'univers rappelle un peu le dessin animé italo-japonais Sherlock Holmes qui a bercé, du moins je suppose, l'enfance de la plupart des actuels trentenaires européens.
Dans ce cinquième numéro, je découvre avec intérêt l'histoire complètement alambiquée — le but n'est semble-t-il pas ici de créer un monde réaliste — de Dorémont, une ville champignon qui s'est développée dans une cuvette en plein milieu du désert, en une dizaine d'années seulement. On retourne également dans la jeunesse du Professeur Layton, alors que celui-ci ne s'intéressait ni aux énigmes ni à l'archéologie, et s'est vu entraîné malgré lui par son richissime ami Randall dans la fouille d'un site archéologique appartenant à une civilisation disparue, les Aslantes. Et aujourd'hui, Hershel Layton, accompagné de Luke Triton et d'Emma Atlava, ses deux fidèles assistants, doit comme d'habitude dénouer les fils de nombreux mystères : comment Dorémont a-t-elle été bâtie si rapidement ? Qui est donc ce Maître du Masque qui sème la panique sur la ville en effectuant des prodiges ? Comment celui-ci réalise-t-il ses impressionnants numéros ? Quel est le secret des Aslantes ? Etc.

Ai-je déjà mentionné que ce jeu me passionnait ? Comment ? Pardon ? « Ça se voit », c'est ça ? Comment ça, je « retombe en enfance » ? Mais pas du tout, pas du tout ! D'ailleurs, ce jeu, je l'ai acheté uniquement pour ma fille Gaëlle... Mais oui, par-fai-te-ment !

Histoires de bières et de talents

Subjectivité. — Lors du repas de midi, au bureau, ça recommence ! Nous buvons le Champagne que j'ai apporté à l'occasion de mon anniversaire lorsque Sylvette ouvre les hostilités... « Tu n'y as pas été avec le dos de la cuiller avant-hier, me dit-elle.
— Pardon ?
— Delphine nous apporte gentiment une grande bouteille de bière et la première chose que tu lâches après l'avoir goûtée, c'est : "Ce n'est vraiment pas bon !"
— Oui, et alors ? C'était la stricte vérité ! Elle n'était vraiment pas bonne, cette bière...
— Mais ça ne se dit pas ! C'est impoli ! Et puis, le goût, c'est subjectif. Tu aurais dû dire : "Je ne la trouve pas bonne !"
— C'était une très mauvaise bière. Ce n'est pas si subjectif que ça.
— Si, c'est une question de goût personnel !
— Non. Elle était mal brassée et trop sucrée. Elle ressemblait à un soda. Ce n'était pas de la bière mais de la limonade. Un amateur de bières reconnaîtrait ce fait à la toute première dégustation.
— Oui, elle avait un goût bizarre. Comme si elle n'avait pas fermenté, approuve Charlotte.
— Ha ! Vous voyez ?
— Moi, pourtant, je la trouvais bonne, dit Lodewijk.
— Mais ce n'est pas possible ! Attends... Tu prends une bière trappiste, disons une Westmalle triple, et tu la compares avec cette bière ignoble mal fermentée : forcément, la Westmalle sera cent fois meilleure !
— Il y a des gens qui n'aiment pas la Westmalle et qui préféreraient sans doute l'autre bière.
— Mais ça n'a rien à voir avec le fait d'aimer ou de ne pas aimer ! Par exemple, je n'aime pas la Rochefort mais je reconnais que c'est une très bonne bière, bien équilibrée.
Tu reconnais que c'est une bonne bière. C'est donc subjectif. »
La discussion s'éloigne du goût de la bière pour s'ouvrir, curieusement, sur la question du talent artistique. Le talent, est-ce une valeur totalement subjective ou peut-on arriver à un certain consensus objectif ? Là encore, c'est Charlotte et moi versus le reste de l'équipe.
Repas d'anniversaire. — Pour changer d'environnement, j'ai proposé à Léandra et Andrew de fêter mon anniversaire au Restobières, dans le quartier des Marolles à Bruxelles. Nous sommes accueillis par le sympathique patron qui nous propose, avec son accent brusseleir, quelques nouveautés qui ne sont pas reprises sur la carte : « Y a de l'escavèche en plus dans le menu, ici... C'est de la truite... » (Miam !) — C'est pas cher, c'est délicieux, c'est original : ce Restobières, je le rajoute à ma liste des endroits où l'on mange très bien à Bruxelles. Seule ombre au tableau : l'unique bouteille d'Orval du restaurant est piégée dans un casse-tête infernal que nos voisins de table ont essayé d'ouvrir pendant presque deux heures, sans succès. — Léandra, Andrew et Hamilton arriveront-ils à débloquer la bouteille, en fin de soirée ? Suspense... Non.

« Le génie, ça n'existe pas ! » — Je leur explique la discussion de ce midi sur le talent.
« Le talent, c'est quelque chose qui est reconnu par tous à une époque et dans un contexte donnés, tranche Léandra.
— Tu parles comme Schopenhauer : les gens talentueux s'adaptent parfaitement à leur temps...
— Mais le talent, surtout, c'est quelque chose que tout le monde reconnaît d'office, directement.
— Ha bon ?
— Oui, oui... Pour reconnaître quelqu'un de talentueux, pas besoin d'être initié, ni même cultivé.
— Il y a aussi l'autre question, celle du génie...
— Oh, je ne crois pas au génie, conclut Léandra, très péremptoire. Le génie, ça n'existe pas ! »
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Chiny, les secrets du tournage

Martyre. — Donc, je voulais absolument que notre tranquille séjour à Chiny prenne place dans un environnement fantasmagorique (dans ce journal à tout le moins), d'autant plus que l'atmosphère mystérieuse de la Gaume et de l'Ardenne s'y prêtait merveilleusement bien. Nous devions être, Léandra, Andrew et moi-même, les dignes héritiers de Robert Olmstead découvrant petit à petit l'effroyable secret d'Innsmouth dans l'œuvre de Lovecraft. (Tu ne t'étais pas trompé, mon vieux ! Et encore merci pour tes nombreuses marques de soutien, qui me furent d'une très grande aide !)
Comme d'habitude, je n'avais aucun plan préétabli, ce qui explique que l'histoire part dans tous les sens et possède ses nombreuses contradictions. De toute façon, en l'occurrence, je ne pouvais pas faire de plan car chaque journée devait prendre pour point de départ des événements réels.

De minuit à quatre heures du matin, à l'exception de la nuit du Nouvel An, je m'installais à la table de la salle à manger ou dans le salon du gîte pour écrire une journée. J'avais en tête les endroits que nous avions visités ainsi que les quelques recommandations de Léandra et d'Andrew, qui lisaient l'histoire au fur et à mesure. À chaque balade, je m'évertuais à intégrer la nouvelle découverte (le pont, la chapelle, le rocher du Hat, la roche du Corbeau, les Neuf Hêtres, le cimetière...) dans un schéma d'ensemble, avec plus ou moins de pertinence.

Je garde un excellent souvenir de ce séjour à Chiny, mais un beaucoup moins bon de cet exercice d'écriture dans l'urgence. Quel calvaire ! J'accumulais les mystères mais ne trouvais aucune manière de les résoudre ! Que faire ? En outre, je savais que de fidèles lecteurs attendaient la suite, croyant sans doute que l'histoire suivait une trame définie bien à l'avance... Mais cette trame n'existait tout simplement pas.
Tout devint plus clair et surtout beaucoup plus amusant pour moi lors de la rédaction des deux derniers jours, quand je me suis placé dans la peau d'un psychopathe sadique rejoignant la secte des Omonoks. Je me suis remis à écouter en boucle le Dies Iræ et le Rex Tremendæ du Requiem de Mozart et j'ai écrit très rapidement les deux derniers articles (le septième jour et l'épilogue). La séquence durant laquelle je discute avec le moine cistercien à travers la porte d'entrée est une référence appuyée à la chanson « Good Morning, Captain » de Slint. Quant à l'ultime question : « Est-ce que je poignarde Léandra à la fin, oui ou merde ? », eh bien, p'têt ben qu'oui, p'têt ben qu'non ! (Il m'arrive d'être Normand, moi aussi.)
La vérité sur les Omonoks. — D'où vient donc le terme « Omonoks » qui apparaît à de multiples reprises dans ce journal au cours de cette « romance de l'hiver » ? Réponse : d'une suggestion de restaurant, tout simplement ! L'après-midi du 30 décembre 2012, au Moulin Cambier, à Chiny, écrit à la craie sur un tableau noir, le dessert suivant : « Pithiviers aux amandes ». Cependant, la personne en charge du remplissage du tableau utilisait une bien curieuse graphie : ses « a » ressemblaient à des « o » et la hampe de son « d » était décollée de la lettre tout en touchant le « e » (voir reconstitution ci-dessous). « "Pithiviers aux omonoks" ? Mais qu'est-ce que c'est, des omonoks ? », s'était exclamé Andrew... Et le terme est resté !

« Mais enfin Dinah, ce n'est qu'un lapin avec une veste ! »

Piégé ! — Malgré le douloureux rythme d'écriture — presque un martyre ! — que je me suis imposé durant les vacances à Chiny (j'y reviendrai plus en détail demain), je suis en retard... Très en retard. Je n'ai même jamais été aussi en retard. Je suis une nouvelle fois piégé par cette stupide contrainte de publication quotidienne, à tel point que l'envie est grande de sauter pour la première fois quelques jours : « Quelle importance ? N'écris donc rien pendant cette courte semaine de creux et reprends l'histoire de ta vie à la date de samedi, comme si de rien n'était ! », souffle mon petit diablotin intérieur. — Mais la vertu et la discipline reprennent le dessus : hors de question de me plier à une telle injonction paresseuse ! Par contre, les prochains articles seront sans doute plus courts que d'habitude. Puissent Dieu, les saints et tous les anges me pardonner cet inqualifiable écart de conduite !
Confort inélégant. — « L'année prochaine », avais-je écrit, « c'est décidé, j'en trouverai une autre ! » Une autre quoi ? Une autre police de caractères, pardi ! Une belle police Web, une vraie, possédant sa propre fonte italique. Hélas ! Après avoir jeté un œil attentif à celles disponibles au sein de mon actuel système de publication (« Pourquoi n'utilises-tu pas WordPress au lieu de Blogger ? » « Parce que ! »), je me suis résigné à garder l'ancienne (Verdana) — de privilégier le confort de lecture à l'élégance, en quelque sorte...

Jokari. — « Je suis une balle de jokari : j'ai beau m'éloigner de mon centre de temps en temps, je finis toujours par y revenir, inexorablement. » (Citation de... moi-même, datant du mercredi 18 avril 2012.) Autrement dit : chassez le naturel, il revient au galop ! (Celle-ci n'est pas de moi.) — Ce mardi 8 janvier 2013, je suis donc à nouveau à la Maison du Peuple, seul, et je bois alors que je ne devrais plus boire. Les belles envolées de fin octobre se sont perdues dans le brouillard de la fin de l'année et les fêtes ont réussi à miner presque complètement mes bonnes résolutions antialcooliques... pour un temps du moins.

Liturgie

Crématorium de Robermont. Je suis debout contre un des murs du fond, en compagnie de mes six collègues de bureau. À l’extérieur, dans le couloir séparé de la salle de cérémonie par une grande baie vitrée, trois personnes attendent : ces laïques radicaux ne veulent apparemment pas participer, même de loin, au mini-culte chrétien qui s’annonce.

Le prêtre, aube blanche traversée d’une longue bande violette, fait son entrée et prend place derrière un pupitre situé à gauche du cercueil. Il prend un air contrit et répète sans cesse entre chaque phrase prononcée : « Béni sois-tu, Seigneur. Seigneur, écoute-nous. Seigneur, exauce-nous... » — Une litanie un peu niaise ? Non, un véritable trouble obsessionnel compulsif ! À force de répétition des mêmes gestes et des mêmes paroles, la liturgie chrétienne est devenue au fil des millénaires un gigantesque TOC collectif : il faut se laver, se laver, se laver du mal, toujours, toujours, en répétant, répétant, répétant encore et encore les mêmes mots salvateurs !

Comme si un mort ne suffisait pas, ce prêtre veut tous nous enterrer. « À l'heure de dire un ultime au revoir à Louis-Antoine, déclare-t-il d'une voix lente et mielleuse, plaise à Dieu de se souvenir de lui dans Son amour... Seigneur, accueille Louis-Antoine à la table des enfants de Dieu. C'est avec foi que nous croyons en Toi. C'est avec espérance que nous croyons en la vie éternelle... Certes, notre enveloppe corporelle est destinée à disparaître, mais notre enveloppe spirituelle, elle, se perpétuera après notre mort. Nous sommes confiants, Seigneur. C'est donc confiants que nous marchons vers la mort, c'est donc confiants que nous mettons notre vie entre Tes mains pour qu'un jour, nous retrouvions Louis-Antoine assis auprès de Toi. Béni sois-tu, Seigneur. Seigneur, écoute-nous. Seigneur, exauce-nous. » — Comme je la hais, cette philosophie de morts-vivants : « Ne vis pas. Attends la mort pour vivre ! », voilà ce que nous dit en substance le vieux prêtre. 
 
Il y a aussi cette curieuse sensation : ce décalage énorme entre l'image que j'ai de Louis-Antoine (un bon vivant de gauche radicale, qui semblait matérialiste jusqu'au bout des ongles) et cette cérémonie chrétienne très rigide en son honneur. Mais après tout, est-ce que je le connaissais vraiment, ce Louis-Antoine ? Il venait tous les jeudis à mon travail en tant que bénévole mais n'évoquait jamais ses convictions religieuses et très rarement sa vie personnelle. — Conclusion : toujours me méfier des boîtes dans lesquelles j'enferme malgré moi la vie et les pensées des autres.
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Chiny, l'album-souvenir

    La vieille photographie de l'hôtel des Comtes de Chiny
    reçue par Andrew le mercredi 26 décembre 2012. 
    On aperçoit à l'avant-plan l'ancien petit pont de bois
    enjambant la Semois, remplacé depuis par une 
    passerelle en métal. 

 Le même bâtiment aujourd'hui et la nouvelle passerelle.    
(Photo : Léandra Courbet.)    

    La photographie jaunie du pont Saint-Nicolas de
    nuit, reçue au tout début de notre périple.

La stèle sur le pont. En dessous du grand    
saint Nicolas, le blason de la ville de Chiny    
(d'azur à trois poissons d'argent posés en    
fasces et surmontés d'une couronne d'or).    
    Le troisième cliché reçu par Andrew des
    mains du moine cistercien. Au loin, on aperçoit le
    pont Saint-Nicolas sur la Semois. À droite, la
    chapelle Notre-Dame sur son surplomb.
La terrifiante chapelle Notre-Dame aujourd'hui.    
    La remarquable envolée de notre lanterne dans 
    le ciel chinien, durant la nuit du Nouvel An, 
    qui nous a causé tant d'ennuis.
    (Photo : Léandra Courbet.)
La vue plongeante depuis le rocher du Hat.    
Mieux vaut ne pas s'y trouver si une sombre    
confrérie souhaite (temporairement) votre mort.    

    La vue depuis la sinistre roche du Corbeau.

 Les Neuf Hêtres photographiés depuis le cœur de l'arbre.    
    Le cimetière de Chiny, que nous n'aurions pas dû visiter.
La vieille grange, du haut de laquelle un moine s'est pendu.    
    Le lac du barrage de la Vierre. Photographie prise au tout début
    de mon délire de grandeurs. Les ténèbres qui enveloppaient
    le bassin étaient pareilles à mon état d'esprit du moment.

Chiny, épilogue

L'aurore ! — L'astre du jour darde ses premiers rayons sur le saint édifice. Quelle importance ? Ce n'est ni le ciel ni la hauteur que nous vénérons, mais bien la terre, la sombre profondeur de la roche jurassique !

Le Grand Marcassin ouvre la voie ; il enfonce son pouce dans l'œil droit du Christ et libère le passage vers les souterrains qui s'étendent en dessous de la chapelle Notre-Dame et au-delà. « À partir de maintenant, tu avanceras les yeux bandés jusqu'à la salle de préparation, où tu attendras qu'on vienne te chercher pour l'épreuve », m'annonce-t-il. Je ne suis pas surpris : je sais déjà tout cela car depuis hier, je suis le nouveau messie serpentant à travers le temps et l'espace. Ils ne m'ont rien dit mais je connais déjà la suite des événements, à l'exception d'un point précis : ce nœud dans les fils de l'avenir qui m'empêche de dénouer complètement la trame de mon futur le plus immédiat.

Je sais que bientôt, je tuerai le Grand Marcassin de mes propres mains. Je sais que je prendrai la tête de la Confrérie par la force. Je sais que j'étendrai rapidement mon pouvoir à travers le vaste réseau des Omonoks. Tout cela, je le sais. Mais ce nouveau don de prescience me lâche à un endroit précis du temps où j'en aurais pourtant le plus besoin : je ne sais pas en quoi consistera l'épreuve qui m'attend, si ce n'est que le sang devra couler.

* * *

Trois heures que j'attends entre ces quatre murs de roche transpirant l'humidité. Il fait très sombre mais mes yeux accoutumés à l'obscurité s'arrêtent sur chaque détail de la pierre ancestrale. Ce lieu a connu l'amour et la torture ; la fusion et la mort : cela aussi, je le sais. Je suis patient : je sais que le Grand Marcassin parcourt en ce moment même le dédale sous la ville pour venir me délivrer de ma cellule suintant l'heur et le malheur des hommes.

La porte s'ouvre. Impassible, le Grand Marcassin me déclare :
« Hamilton, es-tu prêt à abandonner ton ancienne vie pour devenir Courlis Cendré, le vingt-deuxième membre de notre confrérie ?
— Je le suis.
— Es-tu prêt à satisfaire aux conditions de l'Épreuve, qui décidera de ton futur statut : celui de vivant parmi les vivants ou de renégat parmi les morts ?
— Je le suis. »
Il me remet mon bandeau sur les yeux, s'empare de mon poignet et me guide vers l'extérieur où je suis pris en charge, à travers les couloirs, par deux acolytes.

On finit par m'enlever le bandeau. Je me trouve au centre d'une grande salle circulaire, entouré par vingt Omonoks noirs de la tête aux pieds. À un mètre de nous environ, une femme est couchée sur un autel en bois, son corps entièrement couvert d'un linceul et sa tête d'une cagoule. Devant moi, se tient le Grand Marcassin, le premier des Omonoks de Chiny. Je saisis le long couteau de boucher dans la boîte en fer qu'il me tend. Il me dit :
« Elle est attachée et profondément endormie. Par conséquent, elle ne pourra te faire aucun mal. Pour être admis parmi nous, tu devras exécuter un simple geste : lui planter ce couteau directement dans le cœur. Ce sera ton unique épreuve. »
Le voilà donc, ce fameux point noir, cette zone d'ombre dans le cours du temps...
« Je le ferai, dis-je, confiant.
— Nous verrons.
— Je le ferai. Je le ferai. »
Le Grand Marcassin se déplace jusqu'à l'autel... — Je la tuerai, cette paysanne ! Je ne la connais pas, je ne la connais pas, je ne la connais pas. — ... enlève lentement la cagoule... — Ça n'a pas d'importance, ça n'a pas d'importance. Elle ne souffrira pas. Je ne la connais pas ! — pour enfin dévoiler le visage de...

Estomaqué, le couteau tremblant dans la main droite, j'ai le plus grand mal à prononcer son prénom : « Léandra ? »

Chiny, septième jour

Ce jeudi, seul dans l'obscurité, je m'apprête à monter jusqu'à ce palier qui me sert de chambre lorsqu'un bruit de cloche retentit dans le salon. J'ai besoin de quelques longues secondes pour comprendre qu'il s'agit de la sonnette de la porte d'entrée. Je rallume toutes les lampes et regarde la pendule de la salle à manger : quatre heures du matin. Une question glaciale me traverse l'esprit : « Qui chevauche si tard dans la nuit et le vent ? », mais je sais pertinemment que la phrase n'est pas de moi — je suis incapable d'inventer de si belles formules.

Je me dirige vers le corridor.
« Qui est là ? crié-je en me rapprochant prudemment de l'huis fermé à clé.
— Laissez-moi entrer ! se lamente une voix rauque de l'autre côté de la porte en bois.
— Qui est là ? lancé-je à nouveau un ton plus bas.
— Je suis le dernier survivant. La tempête... les a tous emportés.
— Qui... commencé-je, puis je m'arrête : à quoi bon ? Je suis las de toutes ces sottises.
S'il vous plaît... Il fait froid... »
Un visage battu par la pluie, aux traits fatigués, apparaît finalement sur le rebord de la petite fenêtre à droite de la porte d'entrée. Même dans le noir relatif de la nuit, je reconnais ses cheveux blancs et le haut de son costume cistercien : c'est l'homme qui nous a « accueillis » sur le pont Saint-Nicolas dimanche dernier, celui qui nous a remis la photographie de la chapelle Notre-Dame... « Frère Xavier », selon Monsieur Cailloutard. Il semble profondément découragé. Il se met à genoux. Va-t-il prier ? Non : il ne tient plus sur ses jambes, tout simplement.
« Aidez-moi !
 », pleure-t-il en se remettant lentement debout. Il souffle ses mots plus qu'il ne les prononce, mais je comprends distinctement chaque syllabe.
Je me dirige vers la fenêtre et tire consciencieusement les deux rideaux. Je m'assure avec calme que la porte est bel et bien fermée à double tour. J'entends l'homme se lamenter, à l'extérieur de la maison : « Car j'ai eu faim, et vous m'avez donné À MANGER ! J'ai eu soif, et vous m'avez donné À BOIRE ! J'étais un étranger, et vous m'avez ACCUEILLI ! »
Silence, hoquets, à nouveau silence... Puis il reprend sa litanie :
« J'essaie de retrouver le chemin de la maison... Je suis désolé... Je suis le capitaine d'un navire en plein naufrage... Ne m'abandonnez pas ! »
J'éteins la lumière et monte me coucher. Sur le court trajet vers mon lit, je me contente de murmurer, pour mon propre plaisir, un sourire sadique aux lèvres : « Bon matin, "capitaine" ! »

* * *

Je dors comme un bébé et me réveille aux alentours de midi. Quand je débarque dans le salon du gîte, Léandra et Andrew sont déjà levés, évidemment. C'est Andrew qui m'apprend la nouvelle du jour : « La ville est sens dessus dessous depuis ce matin. Tu te souviens de la photographie d'hier soir ? Celle que t'a tendue la serveuse et que tu as refusé de prendre ?
— Oui.
— Celle qui représentait une vieille grange désaffectée couverte de lierre, avec la petite statue de saint Martin dans une niche...
— Oui, je m'en souviens très bien.
— Cette grange existe vraiment. Ce matin, quelqu'un y a été retrouvé pendu, juste devant la porte à deux battants.
— Ce sont des choses qui arrivent.
— Tu ne devineras jamais qui...
— Frère Xavier, le moine cistercien. 
— Euh... En effet.
— Hamilton ? Ça va ? Tu as l'air bizarre, me demande Léandra.
— Léandra, mon amie, te souviens-tu de ce que j'ai écrit sur Tolstoï ? Sur le concept de non-résistance au mal qu'il a tiré de sa lecture très personnelle des évangiles, après avoir traversé une grave crise existentielle ?
— Euh... Oui... Enfin, vaguement.
— J'ai découvert l'exact inverse... Et cela s'appelle également — quelle ironie ! — la non-résistance au mal. Mais il faut prendre l'idée dans un sens différent : je ne résiste pas au mal, je me laisse gagner par lui. »

* * *

Nous nous promenons le long de la Semois avant d'explorer un sentier boueux et pentu serpentant à travers bois. Nous sommes à la recherche du barrage de la Vierre. En fin de compte, peu importe que nous le trouvions, ce barrage : seule importe en ce moment la présence de ces roches millénaires inextirpables ; de ces arbres allongeant toujours plus haut leurs branches à la recherche du rare soleil blanc de janvier ; de ce petit ruisseau dévalant les roches sans discontinuer, comme s'il avait l'éternité devant lui. — « C'est tout de même quelque chose de se dire que l'eau continue de couler pendant que nous dormons ! », avait constaté Léandra samedi dernier, lors de notre premier jour à Chiny.

Mais c'est un leurre que de croire que le petit ruisseau a l'éternité devant lui : un jour, il cessera de couler lui aussi. Et ces arbres presque enlacés sur le chemin du barrage : l'amour semble éternel mais ne durera jamais qu'un moment (un simple point dans l'infini), même pour ces paisibles troncs au rythme tellement ralenti ! Et cette roche gaumaise d'apparence immuable, qu'est-elle donc à côté de l'effacement de ces milliards de soleils dans le firmament ?  — Lever, zénith, coucher : ainsi va le monde. La mort avant l'heure : ainsi va ma vie.
Jour de colère que ce jour-là
Qui verra les siècles réduits en cendres

La roche s'effrite lorsque je la franchis.
Le ruisseau frémit lorsque je le toise.
Les arbres tremblent lorsque je les caresse de mes mains.
Les eaux de la Vierre se soulèveront-elles à mon arrivée au barrage ?
Je suis la mort tranquille qui comprend la vie mais sème la déroute.

Ce pêcheur et son petit-fils au crépuscule savent-ils seulement qui je suis ?
Ont-ils la moindre idée de l'habit noir qui soudain me ceint de toute part ?
Comme ils sont lents et pénibles !
Ils ne comprennent rien à rien !
Cesseront-ils réellement d'exister si je les tue ?

* * *

De retour en ville, au Foyer IX, mangeant une pièce de bœuf grillée. C'est le dernier repas à Chiny avant le retour — leur retour. Léandra et Andrew parlent, parlent, parlent... Ils me jettent de temps à autre de furtifs regards inquiets. Je sais qu'ils sont troublés par mon comportement neuf et hardi. Qu'importent leurs jugements ! J'ai des projets pour eux aussi.

Avant le repas, le papa de Poulain Perspicace passe en coup de vent. Il s'assied à notre table. Nous lui offrons un verre de vin rouge : « Une piquette ! », peste-t-il en le goûtant. Avant de partir, il émet cette ultime invitation : « Et si demain, avant de reprendre votre train vers Bruxelles, vous veniez goûter le café en notre nouvelle demeure ? » — Léandra et Andrew acceptent. Je ne dis rien mais je sais d'ores et déjà que je ne viendrai pas. 

Demain, je fête mon avènement.

Chiny, sixième jour

Ce jeudi, vers trois heures du matin. Léandra et Andrew sont depuis longtemps partis se coucher. De mon côté, comme d'habitude, je veille. Comment dormir de toute façon ? Il y a dix heures à peine, nous avons vu nos noms gravés sur trois pierres tombales dans un des coins du cimetière. — C'est vrai que la plupart des tombes chiniennes sont occupées par les mêmes familles, à l'exception notable de cette « zone réservée » comprenant vingt-quatre pierres tombales grossièrement taillées... Sur les trois dernières pierres de la quatrième rangée de cet étrange parterre, se trouvent nos noms ainsi que nos présumés lieux et dates de naissance et de mort. Alors que les vingt-et-une premières tombes sont aujourd'hui scellées, les trois dernières sont béantes, attendant encore un occupant.

« N'y a-t-il pas un épisode plus ou moins similaire dans Les Cigares du Pharaon, sauf qu'il s'agit de sarcophages ? » avait demandé Andrew, en voyant pour la première fois les tombes vides.

« Ce qui est amusant, avait constaté Léandra peu après, c'est que sur ces vingt-quatre pierres tombales, il est à chaque fois inscrit "Bruxelles" comme lieu de naissance.
— Amusant ?
— Oui, c'est amusant ! D'après ces pierres, nous sommes tous Bruxellois de naissance ! »

« Hé ? Vous avez vu ? "Hamilton L. Evenvel. Bruxelles, 10 janvier 1980-Chiny, 1er janvier 2013". Ils connaissent ma date de naissance ; par contre, ils se sont gourés non seulement sur mon lieu de naissance mais aussi sur ma date de mort !
— Espérons qu'ils se soient également trompés pour Andrew et moi. Notre décès est prévu pour après-demain, le 4 janvier 2013 ! »

 * * *

Vers trois heures du matin donc, seul, dans la salle à manger du gîte. Sur la table, sont étalées les trois photographies et la lettre anonyme ; sur mon ordinateur, les clichés pris aujourd'hui par Léandra au cimetière. À partir des indices dont je dispose, j'essaie de placer chaque élément dans de jolis petits tiroirs mentaux bien compartimentés. — Nous avons subi ces péripéties depuis le début ; cette nuit, je veux devenir maître des événements, trouver une logique à tout cela, reconstruire une partie du puzzle.

Je récapitule. — Mercredi 26 décembre 2012, soit trois jours avant notre départ pour Chiny, Andrew reçoit le premier indice. Y sont mentionnés un lieu précis (l'hôtel des Comtes de Chiny) et une menace (« Vos jours seront comptés »). C'est un paradoxe : d'un côté, la photo nous attire mais de l'autre, le message nous repousse ; autrement dit : l'expéditeur désire que nous venions à Chiny mais nous met dès le début en garde contre les dangers qui nous attendent.

Cet indice nous conduit de manière évidente à l'hôtel des Comtes de Chiny, où nous recevons la deuxième photo, celle du pont Saint-Nicolas. La nuit suivante, sur ce dernier, au niveau de la stèle, un "agent" (un homme en habit de moine cistercien) nous attend et donne à Andrew une troisième photographie représentant la chapelle Notre-Dame, non sans avoir auparavant fait référence à de mystérieux « Omonoks ». Trois conclusions s'imposent : 1) plusieurs individus sont impliqués dans la distribution des indices-photographies (au moins ce « moine » et le serveur de l'hôtel) ; 2) ils ne semblent pas malintentionnés ; 3) ils ont le sens de la mise en scène (pourquoi cet épisode du pont si ce n'est pour nous impressionner ?).

Peut-être aurions-nous dû directement enquêter sur le site de la chapelle Notre-Dame, comme le suggérait la troisième photographie, mais nous avions alors d'autres chats à fouetter (ou plutôt : ils avaient une biche à préparer) et avons donc laissé cet indice de côté.

Dans la nuit du Nouvel An, Monsieur Cailloutard mentionne à nouveau ce bâtiment ecclésial autour duquel toute l'intrigue semble graviter. Et comme tous les habitants cette nuit-là, notre propriétaire paraît complètement paniqué à l'idée qu'une lumière puisse ne fût-ce que voler au-dessus de la chapelle Notre-Dame. Le lendemain, il nous rend visite pour s'expliquer. Durant la petite discussion qui s'ensuit, nous apprenons qu'il est au courant des indices que nous avons reçus et que nous ne sommes pas les premiers Bruxellois à recevoir ces photographies (le cimetière lui donnera raison). Pour finir, il nous propose d'oublier cette affaire et nous donne quelques idées de promenades. Est-ce une coïncidence si, le même jour, un « moine noir » essaie de me précipiter dans le vide, du haut de ce rocher du Hat que Monsieur Cailloutard nous avait hautement conseillé ?

Je suis convaincu qu'il y a au moins deux forces en présence dans cette ville — deux clans antagonistes : d'un côté celui à l'origine des photographies et des indices, qui semble avoir besoin de nous ; de l'autre, celui des mystérieux Omonoks, qui sont sans aucun doute à l'origine de la tentative d'assassinat du rocher du Hat et qui, selon toute vraisemblance, occupent la chapelle Notre-Dame. Est-ce l'entrée de leur repère que nous avons découverte hier soir derrière la Pietà ?

* * *

Aujourd'hui, aux alentours de midi, mes parents, ma grand-mère et ma petite cousine Chelsea débarquent à Chiny pour une courte journée en notre compagnie. Pour le dîner, nous mangeons des pipes gaumaises et un délicieux pâté provenant de la boucherie Quintin, accompagnés de fromage et de salade. Début d'après-midi, nous nous rendons au bar de l'hôtel des Comtes de Chiny. Là, le groupe se sépare : ma grand-mère et moi restons au bar tandis que tous les autres partent en balade le long de la Semois.

Le serveur se trouve dans une autre pièce du grand bâtiment hôtelier. Nous sommes les seuls clients. Je profite de la présence de ma vieille grand-mère pour lui poser une question qui me trotte dans la tête :
« Bobonne, as-tu déjà entendu parler des Omonoks ?
— Les Omonoks ? Tu veux parler des moines noirs ?
— Oui ! Tu les connais ?
— Pardon ?
— Tu connais les Omonoks ?
— Les Omonoks... Les moines noirs... Oui, oui, bien sûr.
— Ha ben ça...
— Feu ton grand-père a eu affaire à eux, dans le temps, à la carrière d'Aisemont.
— Hein ?
— Je t'ai déjà raconté l'épisode où ton grand-père a failli mourir broyé par un concasseur, lorsqu'il travaillait à la carrière à chaux d'Aisemont ? Qu'il a eu la vie sauve uniquement parce ce qu'il s'est cramponné à l'une des chaînes de la machine ?
— Oui, je connais cette histoire.
— Et celle où un camion lui a foncé dessus, lui écrabouillant une partie de la trachée ?
— Oui, je la connais aussi. À chaque fois, il a eu une sacrée chance de rester en vie !
— C'est à chaque fois un Omonok qui a fait le coup. 
— Quoi ?
— Pardon ?
— Tu viens de dire que "c'est à chaque fois un Omonok qui a fait le coup".
— Oui, les Omonoks ont essayé de tuer à plusieurs reprises ton grand-père.
Mais Bobonne, c'est quoi, un Omonok ? »
Plutôt que de répondre directement à la question, elle continue son histoire :
« Ton grand-père avait eu la très mauvaise idée de vouloir se mêler de leurs affaires, tu vois. Alors, comme toujours dans un cas pareil, ils essaient de te tuer, hein, mais sans qu'on puisse remonter jusqu'à eux. Ils te foncent dessus en voiture ou bien te poussent dans un concasseur ou dans un ravin...
— Mais...
— Hamilton, mon petit-fils préféré, jure-moi que jamais tu ne te mettras en travers du chemin d'un Omonok !
— Euh, d'accord !
— Juré ?
— Juré ! »

Au coucher du soleil, le bar se remplit de Flamands revenant de leur randonnée journalière. Ma grand-mère reprend alors une conversation beaucoup plus routinière : « Il paraît qu'en Gaume, le microclimat est très favorable par rapport au reste du pays... » Notre groupe de promeneurs revient au bar après une balade d'une heure environ et c'en est définitivement fini de la discussion sur les Omonoks...

* * *

Le soir, Léandra, Andrew et moi sommes de retour à l'hôtel des Comtes de Chiny, cette fois-ci pour un repas dans le restaurant gastronomique : nous optons tous les trois pour le délicieux « Menu du Marché » : crème de panais en amuse-bouche, quiche au Cantal ou terrine de chevreuil en entrée, civet de marcassin en plat principal, le tout arrosé par un très bon Minervois rouge. Ensuite, ils mangent un dessert pendant que je déguste un plat de fromages.

Je prends un café puis nous payons l'addition. Nous nous apprêtons à prendre le chemin du gîte lorsque la serveuse nous intercepte : « Excusez-moi... L'un de vous s'appelle-t-il Hamilton ?
— Oui, c'est moi.
— L'un de vos amis m'a demandé de vous remettre ceci. »
Elle me tend une photographie.
« Ha non ! »
Je repousse sa main d'un geste brusque.
Hamilton, mon petit-fils préféré...
« Il a insisté pour que vous la preniez, Monsieur... »
... jure-moi que jamais tu ne te mettras...
« Qu'il aille se faire voir ! »
... en travers du chemin d'un Omonok !
« Mais... »
Juré ? Juré !
« Laissez-nous tranquilles, merde ! »

Je la bouscule et sors de l'hôtel, énervé, suivi par mes deux amis.
« Pourquoi n'as-tu pas pris la photo ? me lance Andrew, intrigué.
— Parce que je n'ai pas envie de finir écrabouillé.
La statue en haut de la grange, sur cette photo jaunie que tu n'as pas prise, c'était saint Martin, non ? »

Chiny, cinquième jour

« On se croirait vraiment dans un album de Bob et Bobette ! » s'exclame tout à coup Léandra. Nous sommes tous les trois confortablement installés dans le salon du gîte. Eux sont assis dans leur fauteuil habituel pendant que je suis affalé sur mon canapé fétiche (un horrible divan en fin de vie, mais que j'aime quand même).
« Quoi "un album de Bob et Bobette" ?
— Ce qui nous arrive... Ce qui t'est arrivé hier soir au rocher du Hat, Hamilton... Toutes nos péripéties...
— Je ne trouve pas ça drôle, dis-je en me remettant en position assise.
— Hamil ! Réfléchis ! Ça n'a aucun sens !
— Qu'est-ce qui n'a aucun sens ?
Tout ! Toute cette histoire ! On se croirait dans une bande dessinée. Moi-même, je me trouve bizarre : je ne suis absolument pas préoccupée par ces événements insolites qui se succèdent à grande vitesse... Et toi, ne trouves-tu pas ton comportement étrange en ce moment ? Quelqu'un a essayé de te pousser dans le vide hier, tu as passé une partie de la soirée au commissariat de Florenville et tu parles de manière décontractée, alors que tu devrais au contraire être en état de choc ! Nous sommes dans un album de Bob et Bobette !
— Ouais, eh bien j'emmerde Bob et Bobette ! À la tombée de la nuit, j'irai enquêter à la chapelle Notre-Dame !
— Tu vois ? Tu recommences !
— Quoi "je recommence" ?
— Tu ne te comportes pas comme d'habitude, Hamil. Tu parles de mener l'enquête dans une chapelle une fois la nuit tombée !
— Léandra, on a essayé de m'assassiner ! Et la photographie, tu t'en souviens ? "Jésus sur sa butte observe" euh...
— "Le Rédempteur sur son surplomb observe la messe noire, mais c'est de ses yeux de poupon que renaîtra l'espoir", rectifie Andrew.
Voilà ! Tout converge vers la chapelle Notre-Dame. Avec ou sans vous, je m'y rendrai ce soir. »
* * *
L'après-midi, nous sommes repartis pour une balade bucolique : celle de la roche du Corbeau et des Neuf Hêtres. Sur le chemin boisé, de temps en temps, Léandra grommèle : « Aucun sens, tout cela n'a absolument aucun sens... Nous sommes à nouveau en train de nous promener alors que quelqu'un a essayé de tuer Hamilton hier... » ; plus tard, elle conteste une nouvelle fois la réalité de notre condition actuelle : « Si nous étions des personnages de roman, personne ne croirait une seule seconde à ce qui nous arrive. »
La roche du Corbeau domine la boucle de la Semois au milieu de laquelle la ville de Chiny est partiellement enclavée. Il s'agit d'un promontoire rocheux formant une brèche dans la forêt et débouchant sur une vue panoramique assez saisissante comprenant le centre de Chiny ainsi que « la Noue », plaine alluviale située en bas de la ville et presque entièrement encerclée par la rivière. Selon une légende, le rocher du Corbeau est ainsi nommé parce qu'au Moyen Âge, les corvidés s'y réunissaient pour y faire une dernière halte avant de s'envoler en direction du cimetière... Les vieilles légendes valent ce qu'elles valent (tout comme les albums de Bob et Bobette).

Les Neuf Hêtres, quant à eux, sont une curiosité naturelle locale : neuf hêtres qui croissent à partir d'une grosse souche commune... Ou plutôt « croissaient » : aujourd'hui, seuls cinq hêtres sont encore en vie. Léandra soupire : « Et c'est maintenant que nous allons trouver une photographie à l'intérieur de cet arbre ! » Mais elle se trompe : nous ne trouvons aucun indice à l'intérieur des Neuf-Hêtres-qui-ne-sont-plus-que-cinq, ni sur le reste du parcours d'ailleurs. Le prochain indice — j'en suis intimement convaincu — se cache dans la chapelle Notre-Dame.

* * *

Au crépuscule, de retour de notre promenade, Andrew accepte de m'accompagner jusqu'à la fameuse chapelle pendant que Léandra visite le cimetière voisin pour prendre quelques photos. La chapelle Notre-Dame a été édifiée sur un versant tellement abrupt qu'elle est composée de deux étages : la « vraie » chapelle, bien entretenue et richement illuminée, est surélevée de huit marches tandis qu'une statue de Pietà de mauvaise facture habite la petite alcôve de l'étage inférieur.

Je me tourne vers Andrew, exalté : « Les "yeux de poupon" du poème !
— Oui, quoi ?
— "C'est de ses yeux de poupon que viendra l'espoir" !
— Que renaîtra l'espoir, oui et alors ?
— Ce sont les yeux de Jésus dans les bras de sa mère, ici, dans l'alcôve !
— Pourquoi donc ? Ça ne tient pas la route. Jésus est forcément adulte dans le thème de la Pietà...
— Peut-être notre mystérieux poète voulait-il absolument trouver une rime avec "surplomb" ? Ou peut-être s'est-il trompé, tout simplement ? Ou peut-être encore est-ce une métaphore ? Quoi qu'il en soit, je suis certain qu'il faut faire quelque chose, matériellement, avec les yeux du Christ mort dans les bras de la Vierge du rez-de-chaussée !
— Comme avec la statue dans Vol 714 pour Sydney ? »
Devant la Pietà, Andrew et moi trouvons la solution : en enfonçant un pouce dans l'œil droit du Christ, la statue se détache du mur et s'ouvre pour donner accès à un escalier plongeant dans le sol. Une forte odeur de cave se dégage de l'ouverture. Andrew allume la lampe de son smartphone et descend de quelques marches. « C'est curieux, me dit-il, j'ai l'impression qu'après environ un mètre de pente, ça donne sur une longue galerie... » Au même moment, j'entends un bruit de pas rapides derrière moi et me retourne, apeuré. Ce n'est que Léandra qui arrive vers nous en courant. « Qu'est-ce que vous faites ? Vous avez trouvé une porte ? nous demande-t-elle, essoufflée.
— Un véritable passage secret, oui !
— Ha bon. Quoi qu'il en soit, vous feriez mieux de venir au cimetière !
— Ça ne peut pas attendre ?
Non.
— Pourquoi ? Tu as trouvé des tombes exceptionnelles ?
— Oui : les nôtres. »