Je me lève et prends mes jambes à mon cou. Les deux contrôleurs se lancent à ma poursuite en me criant des phrases un rien surréalistes : "Monsieur, si vous ne vous arrêtez pas immédiatement, il sera de notre devoir de vous soumettre une amende de 74 euros et 94 centimes, sans compter le prix du billet dont vous devez toujours vous acquitter ! Monsieur, est-ce que vous avez entendu ? Arrêtez-vous pour l'amour du ciel ! Monsieur ?"
Je traverse en vitesse un wagon-restaurant. Une pensée fugace : "Bordel, il y avait un bar !". Plus loin, j'aperçois la locomotive de queue : un cul-de-sac ! (Ça devait bien finir par arriver, puisque t'es dans un train, idiot !). Je tente le tout pour le tout : je déclenche l'arrêt d'urgence. Détail amusant : il s'agit d'une manette qu'il faut tirer, comme dans les vieux trains... Ça me fait penser aux aventures de Tintin... Des freins crissent et le train s'immobilise rapidement, en plein milieu d'une forêt brumeuse... J'actionne l'ouverture d'urgence des portes et m'enfuis à travers les arbres. Derrière moi, les contrôleurs essaient toujours de me raisonner... Je les entends crier des histoires d'amendes pour immobilisation abusive du train... Je me cache derrière un arbre et attends. Le flot des injonctions s'arrête après un moment et j'entends enfin le train reprendre sa route...
Je m'assieds au pied de mon arbre et reprends mon souffle. Il faut que je fasse le point sur ma situation. Il est une heure de l'après-midi et je suis dans une forêt, quelque part en France, au sud de Thionville. Que faire maintenant ? Soudain, je me rends compte que je ne suis pas seul. Devant moi, dans la brume, j'aperçois quatre ombres qui m'observent. J'entends des voix féminines à l'accent totalement indescriptible...
– Un humain. Un homme !
– Il a dû tomber du train.
– Que fait-on de lui, ô Orfhlaith ?
– Taisez-vous ! Suivez-moi.
Les ombres se rapprochent et j'écarquille les yeux. Je peux enfin voir de qui il s'agit : quatre femmes élancées à la peau bleuâtre et à la silhouette extrêmement fine, entièrement nues. Elles sont chacune armées d'un arc et portent à l'épaule gauche un carquois rempli de flèches. Un détail encore plus farfelu : deux ailes diaphanes sont repliées dans leur dos. Qu'est-ce que c'est que ce délire ? Le tournage d'un film ? Mais non... Une des "créatures" s'approche encore un peu plus de moi. Elle porte un diadème doré. Elle est superbe : blonde, des courbes parfaites, de petits seins galbés, un visage d'ange... Les trois autres se mettent de côté et arment leur arc qu'elles braquent vers moi avec une facilité déconcertante. La dame au diadème me dit : "Suis-nous. Nous ne te ferons aucun mal."
Je prends mes jambes à mon cou. Fuir devient une habitude, apparemment. Les sachant armées d'armes de jet, je tente d'effectuer le trajet le plus imprévisible possible et de mettre des troncs entre elles et moi.
C'est peine perdue.
Les flèches pleuvent, littéralement. Comment font-elles pour armer aussi vite tout en courant ? Une première pointe m'atteint à l'épaule gauche. Je lâche un cri de douleur mais continue coûte que coûte ma route plus lentement, très diminué. Je suis comme le cerf d'une chasse à courre dont l'issue est jouée d'avance. Une seconde pointe me touche au mollet droit. Je m'écroule et roule dans l'humus, la face pointant vers les cimes.
Une petite musique entêtante me parvient. Je ne sais dire si elle est le fruit de mon imagination ou si elle est réellement jouée par un quelconque orchestre embusqué dans la forêt.
Les quatre créatures s'avancent vers moi. La dame au diadème d'or s'approche à nouveau un peu plus que les autres. Elle se met à califourchon, place délicatement une main sur mon torse, ramène sa tête contre la mienne et me chuchote dans l'oreille, d'une voix terriblement sensuelle : "Nous t'aurions fait découvrir des plaisirs divins, inconnus des simples mortels ; nous aurions bu de l'hydromel jusqu'à l'ivresse la plus totale ; nous aurions fusionné nos sexes jusqu'à l'explosion des sens ; nous aurions érigé une légende autour de ton nom. Mais tu as préféré t'enfuir, comme la plupart de tes frères. Toujours fuyants, jamais vivants... Puisse le Grand Tout vous pardonner vos faiblesses !"
La dame au diadème s'éloigne pour ne plus devenir qu'une ombre parmi les ombres. Et ma dernière image en ce monde est celle d'une des autres archères du groupe, armant son arc d'une flèche d'argent et visant, à quelques centimètres de distance, un point imaginaire situé entre mes deux yeux.