Interview. — Oh, je crois que tu l'aurais adorée, cette vieille dame élégante que Charlotte et moi avons interviewée cet après-midi, dans les locaux du syndicat. Dans un des textes qu'elle nous a photocopiés, elle dit admirer Simone de Beauvoir, tout comme toi. C'est une féministe, une militante, une socialiste, engagée encore actuellement dans le combat social malgré ses 81 piges. Une grande dame.
Elle nous explique sa jeunesse : née dans une famille bourgeoise chrétienne où — une chance ! — on aimait le débat d'idées, elle a fait une partie de son cursus secondaire chez les sœurs. Dilemme : vers douze-treize ans, elle se rend compte qu'elle ne croit pas en Dieu et découvre l'athéisme. Elle est la seule de sa classe à poser des questions au catéchisme (au grand bonheur de ses camarades), à ne pas gober leurs salades sur le pêché, le martyre et la repentance. Elle est virée de son collège. Plus tard, dans un autre institut religieux, elle découvre le socialisme et la liberté dans la lutte : Marx, Luxemburg, Jaurès... Virée à nouveau !
Elle fait des études de sociologie à l'université. Elle est une des premières femmes à Liège à porter le pantalon (« À l'époque, ça ne se faisait pas, sauf à la plage... »). Dans l'immédiat après-guerre, elle trouve un boulot dans une pharmacie, où elle rencontre son premier mari. Problème : elle veut y installer une délégation syndicale ! On compte la virer, forcément. Pour trouver de l'aide, elle se rend au syndicat des employés de la région. Elle y croise l'amour de sa vie : « Nous avons très vite compris que nous passerions notre existence ensemble... » Du coup, divorce après seulement quelques mois de mariage. Énorme scandale... Elle nous montre de vieilles photos sépia de son second mari : un syndicaliste de haut vol, au regard vif. Il ressemble à un boxeur ou encore à un de ces acteurs que l'on ne rencontre que dans les vieux films noirs.
Elle organise la lutte des employés du bassin liégeois. Elle nous raconte : « Très tôt, je voulais comprendre la pièce dans laquelle je jouais. On ne m'a jamais demandé de comptes. Je faisais ce que je voulais. J'étais — et je suis toujours — un électron libre. Faut dire que j'en ai gagné des luttes sociales ! » Elle nous explique qu'à une époque, elle avait la possibilité de faire de Liège une ville morte : elle claquait des doigts et la majorité des caissières de grands magasins s'arrêtait de travailler. Elle lançait un appel à la grève et les piquets s'installaient dans la ville.
Le syndicalisme a toujours été une question de rapports de force, et aussi de contacts humains, de compréhension, d'empathie... Avec le nombre, on change le Monde. Avec l'empathie, on fait comprendre aux gens qu'ils ne sont pas obligés d'accepter la situation dans laquelle ils vivent. C'est encore vrai de nos jours. Et devant un café, après l'interview, l'ancienne syndicaliste garde espoir : « Les humains ne changent pas. Ce qui change, c'est le contexte. La solidarité est toujours là, comme avant. Les gens s'entraident. On le voit moins aujourd'hui ou tout simplement on essaie de nous faire croire que ce n'est pas le cas. » — Je ne suis pas certain qu'elle ait raison mais un peu d'espoir, un peu d'oxygène dans ce monde asphyxié et asphyxiant, ça fait toujours du bien !
Génie musical. — Je rate mon train de quelques minutes à Liège-Guillemins. Je dois encore passer au magasin car mon frigo est désespérément vide. Résultat : aujourd'hui, le repas sera simple. Je m'excuse auprès de Mary : « Ce soir, je cuisinerai de bêtes rigatoni à la bolognaise ». Elle s'en fout, elle considère que c'est parfait et elle trouvera d'ailleurs le plat très bon. Elle a autre chose en tête, de toute façon, pour le moment, Mary...
La raison officielle de cette soirée chez moi : elle a besoin d'un programmeur (un grand mot) pour mettre en relation toutes les pages qu'une graphiste a réalisées pour le nouveau site Web de son boulot (« Putain, Hamil, pourquoi tu ne m'as jamais dit que tu étais capable de faire ça ? »). La graphiste a fait du bon travail, mais celui-ci s'arrête à l'esthétique. Dans le monde du développement Web professionnel comme ailleurs, chaque rôle est cloisonné : cahier des charges par V, plan d'ensemble par W, graphisme par Y, codage par X, phase de test par Z, etc. C'est, évidemment, quelque chose que j'ai du mal à (di)gérer car j'aimerais tout faire moi-même, comme d'habitude. J'aurais tellement aimé vivre à ces époques pas si lointaines où l'on pouvait découvrir et réaliser une multitude de choses en restant dans son coin. Aujourd'hui, l'hyperspécialisation met des bâtons dans les roues d'un individu qui voudrait tout prendre en compte, du début jusqu'à la fin d'un processus.
Sur mon ordinateur, elle aperçoit mon blog (sur lequel elle lit en vitesse — Mary lit très vite — la page consacrée à la soirée de ce vendredi, chez elle) et me lance : « Hé ! On s'en fout de ton blog ! Tu dois travailler sur mon site Web, allez, allez ! »
En fin de soirée, entre une partie d'échecs avortée et des parts de « Tout le monde veut prendre sa place » en ligne, Mary me fait découvrir le mix que Nicolas Jaar vient de réaliser (19 mai 2012) pour la BBC Radio 1 (disponible en entier via SoundCloud). Ce patchwork confirme sans aucune hésitation que ce gars est un génie. Somme toute, il ne fait dans l'ensemble « que » reprendre des musiques écrites par d'autres mais il le fait de manière tellement brillante que l'essai confine au chef-d'œuvre : transitions simples et épurées de toute beauté (écouter aux alentours des 10 minutes et 50 secondes), mise en avant de morceaux en ayant le bon goût de ne pas y toucher (le fantastique piano de Keith Jarrett vers les 26 minutes et 40 secondes, par exemple), des fusions de rythmes exceptionnelles (brève reprise de Bill Callahan à 1 heure et 2 minutes), etc. (Voilà donc une playlist que je pourrai faire tourner sans honte au prochain souper chez moi.)