Quart d'heure de gloire [#1.2.1.1.2]

(Ô âme perdue ! Le début, c'est ici.)

Mon réveil sonne bien avant l'aube... Comme chaque matin depuis que je travaille, j'ai l'estomac noué et je ne déjeune pas. J'ai juste le temps de me brosser les dents, de me débarbouiller et d'enfiler en vitesse mes vêtements avant de prendre le chemin de la gare. Dehors, la météo s'est clairement rafraîchie. J'observe même les premières traces de gel nocturne. Le magnifique automne que nous avons eu depuis septembre m'avait presque fait oublier que l'été est déjà loin derrière nous... Cette journée de novembre sera une journée froide et – j'en fais le pari ! – elle sera aussi monotone que toutes les journées froides de novembre. Oui, mais si elle ne l'était pas ? Ou plutôt : et si je pouvais choisir qu'elle ne le soit pas ?

Sur le quai numéro 11 de la gare de Bruxelles-Midi, j'attends mon train vers Liège. Ce dernier finit par arriver avec un retard de sept minutes (c'est clairement dans la moyenne). Je décide de ne pas monter dans le wagon et de quitter le monde des quais, pour une raison que je n'arrive pas à expliquer sur le moment. Dans la gare, des navetteurs pressés courent dans tous les sens, s'énervent sur le retard de leur train, regardent leur montre. Une pensée s'imprime dans mon esprit : "Je ne fais pas partie de ce monde-là". J'ai cependant besoin de réfléchir à l'acte que je viens de poser. Je m'installe à l'Espace Café de la gare et commande un "Kilimandjaro". Pourquoi n'ai-je pas pris mon train ? Parce que j'ai décidé de manquer le travail aujourd'hui. Pire (ou mieux) : j'ai décidé de ne plus travailler du tout. Curieusement, je ne ressens aucun sentiment de culpabilité (aucun "surmoi en émoi" comme dirait ma collègue Wynka). Je ne les appellerai pas ni ne répondrai à leurs appels. Cette ligne de conduite clairement établie, je décide de sortir de la gare. Oui, mais pour aller où ? 
Une idée : je suis à deux pas du Parvis de Saint-Gilles. Je vais déjeuner à la Maison du Peuple (un espace qui m'est très familier) pour faire le point sur la situation et décider de ce que je vais faire de ma journée... J'y aperçois quelques personnes solitaires qui lisent un journal ou travaillent sur leur PC en sirotant un café, un lait russe ou encore un chocolat chaud... Au bar, un seul serveur est présent : il s'agit de Térence, un des patrons. Il me reconnaît et me lance un "salut" laconique. En préparant mon déjeuner (café, croissant et jus d'oranges pressées), Térence échange quelques mots avec moi :
– On te voit souvent pour le moment...
– Oui, j'ai arrêté le badminton pour l'instant, alors je passe mes soirées ici. J'aime bien être dans un endroit où je me sens à l'aise.
– Et aujourd'hui, tu es en congé ?
– En fait, c'est un peu plus compliqué... Je suis censé travailler mais... euh... j'ai décidé de ne pas y aller.
Je lui explique toute l'histoire : mon refus de prendre le train ce matin, ma volonté de faire quelque chose d'autre de ma journée, de ma vie... À la fin de mon explication, Térence me dit posément : "Si je comprends bien, tu veux que quelque chose de totalement nouveau t'arrive. Et tout ce que tu trouves à faire, c'est de venir t'installer ici !"
Je réfléchis un instant et finis par lui répondre : "Tu as raison. Je ferais bien de trouver autre chose à faire de ma journée..." Venir à la Maison du Peuple était de fait une très mauvaise idée car c'est le symbole de ma vie qui fait du surplace. Déjà rien que le nom de ce café est éloquent : "Maison du Peuple". Le petit Hamilton cherche désespérément une maison pour l'accueillir, sauf qu'il s'est trompé d'endroit. Je ne touche pas au déjeuner qu'il vient de me servir. Térence approuve sans rien dire et ne me le facture pas. Il me fait un petit signe de la main en guise d'au revoir.
De nouveau dehors, je sais enfin ce qu'il me faut pour réfléchir calmement à mon nouveau départ : un retour à la nature ! Exprimée de cette manière, je me rends bien compte que l'idée est un peu nigaude, mais c'est néanmoins ce dont j'ai réellement envie. Et le meilleur endroit de la capitale pour se ressourcer, tous les Bruxellois le connaissent : c'est la forêt de Soignes, à la lisière de la ville. Je repasse rapidement par mon appartement afin de prendre une bouteille d'eau et me préparer des tartines pour le dîner, que je place dans un sac à dos. Je sors ensuite mon vieux vélo de ma cave et me mets à rouler en direction de la forêt.

Midi approche. Après avoir tourné quelques heures dans les bois, sans destination précise, je m'arrête à une table afin de manger. Durant mon repas solitaire, des coups de feu très proches retentissent... Des chasseurs, ici, à cette période de l'année ? Un peu plus tard, j'entends de nouveaux coups de feu suivis d'un hennissement de cheval et d'un cri aigu. Une personne en danger ? Pas le temps de réfléchir : j'enfourche mon vélo et me précipite vers l'endroit présumé de l'action.

En une minute à peine, j'arrive sur les lieux. Couché le long d'un chemin forestier, le flan ensanglanté, un cheval tente de se relever, en vain... Une petite fille de 7-8 ans en état de choc sanglote : sa jambe et son bras droits sont coincés sous le cheval. Au-delà du sentier, affalé dans l'humus, un homme en tenue de cavalier suffoque et tente désespérément de retenir le sang qui s'échappe de son torse...

Au loin, deux gamins s'enfuient. Ils tiennent tous les deux une carabine... Pendant un court instant, je pense à les courser, mais j'abandonne vite l'idée... Le plus urgent est de sauver ces deux êtres en danger de mort. J'appelle les secours. Problème : en plein bois, impossible de leur donner ma localisation précise. Miracle technologique : eux, grâce à mon appel, savent où je suis (c'est possible, ce genre de truc ?). Ils arrivent au plus vite.


En attendant, je fais au mieux. Dois-je essayer d'extraire la fille coincée sous le cheval ? Mauvaise idée, je pense. De toute façon, seul, je n'arriverai jamais à soulever l'animal. Je tente de la rassurer : je lui dis que des renforts vont arriver sous peu, qu'elle va s'en sortir. Elle n'entend rien. Elle se tord dans tous les sens. Pas de hurlement, juste des sanglots et les yeux grand ouverts, terrifiés.

Je me dirige vers le cavalier. Je ne sais pas quoi faire... Je me souviens de mes cours de secourisme... Si la personne est inconsciente... Il n'est pas inconscient ! En cas de fracture du bras... Il n'a pas de fracture ! Une balle lui a traversé le thorax, bordel ! En vérité, je suis incapable de leur venir en aide. 

* * *

Aux alentours de 20h30, Léandra me téléphone.
– Hamilton ! Ça va ?
– Ouais, ça va bien ! Et toi ?
– T'es passé au JT tout à l'heure !
– Mouais... Hum... Ha bon ?
– Tu es un héros !
– Je n'ai rien fait du tout.
– Tu as sauvé deux personnes !
– Léandra, je n'ai rien fait du tout.
– Dis, tu ne veux pas passer chez moi ? On pourrait parler de tout ça plus calmement...
– Ha ouais, c'est une idée... Pourquoi pas ?

* * *

– Sinon, je ne suis pas allé travailler aujourd'hui.
– Ben ouais, je m'en doutais un peu. Tu as pris congé ?
– Non, j'ai décidé de ne pas me présenter et d'arrêter de travailler, tout "simplement".
– Mais que vas-tu faire de ta vie ? Comment vas-tu payer tes factures ? Ton appartement ?
– Je ne sais pas.
– C'est un peu bête.
– Ouais, je sais. D'autant plus que mes collègues ont tous dû me voir au journal télévisé...
– Ha ouais, tiens, je n'y avais même pas pensé.
– Demain, je retourne au boulot et je leur explique toute la vérité.
– "Toute" la vérité ?
– Bah ouais. De toute façon, je suis incapable de mentir, tu le sais bien.
– De toute façon, tu es un héros. On accepte tout d'un héros.

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